La Presse Anarchiste

La libération d’une conscience

Nous publions sous ce titre une lettre d’É­li­sée Reclus. Nos lec­teurs ne nous blâ­me­ront pas de mon­trer, en insé­rant de larges extraits de ses écrits, quelle belle per­son­na­li­té morale était Éli­sée Reclus. L’a­nar­chie n’est pas un régime social, c’est une morale, une règle de vie, un ensei­gne­ment de ce que doivent être les rap­ports des hommes entre eux.

Pré­pa­rer de nou­veaux régimes poli­tiques sans que le pro­blème moral soit réso­lu est prendre la dif­fi­cul­té à contre-sens.

L’au­to­ri­té et son cor­tège de maux, l’ex­ploi­ta­tion de l’homme, peuvent s’ac­com­mo­der des formes sociales les plus soi-disant socia­listes. Pour aider nos cama­rades à com­prendre l’é­tat d’es­prit d’É­li­sée Reclus à l’é­poque où il écri­vait cette lettre nous don­nons quelques extraits d’une bro­chure d’É­li­sée sur son frère Élie [[Le pas­teur Reclus, vers 1830, était titu­laire d’une petite église dans la val­lée de la Dor­dogne. Il était fort consi­dé­ré, sur­tout à cause de la posi­tion acquise et de ses rela­tions de paren­té, mais il n’é­tait pas un homme ordi­naire, se conten­tant de vivre selon le monde ; il eut l’é­trange fan­tai­sie de vou­loir vivre selon sa conscience. 

Or, cette conscience était alors fort tour­men­tée par les scru­pules. Elle se deman­dait si un ardent apôtre de ce Christ « qui n’a­vait pas même une pierre où repo­ser sa tête », avait bien le droit de s’a­che­mi­ner par un trai­te­ment vers le bien-être et la richesse ; elle se deman­dait aus­si s’il n’y avait pas eu crime d’in­fi­dé­li­té à rece­voir une place, un trai­te­ment de l’É­tat, c’est-à-dire du pou­voir tem­po­rel, alors que tonte mis­sion doit venir d’en haut, c’est-à-dire de l’É­ter­nel lui-même ; enfin la pauvre âme meur­trie se deman­dait si elle n’a­vait pas été cou­pable envers les hommes aus­si bien qu’en­vers Dieu, puis­qu’elle avait obéi à l’ap­pel de notables, et non pas à celui de dis­ciples ardents du Christ… Repous­sé par les amis, le pas­teur ne pou­vait avoir d’autres conseils que de lui-même et des réponses obs­cures de la prière ; mais peu à peu, la convic­tion se fit en lui, et, un beau jour, on le vit grave, réso­lu, étouf­fant ses larmes, congé­dier ses fidèles, ses amis, ses parents, mon­ter à che­val avec son fils aîné cam­pé devant lui, et par­tir dans la direc­tion du Midi pour répondre à l’in­vi­ta­tion des chré­tiens d’Orthez… 

Dix ans plus tard, le père Reclus, dési­reux d’as­su­rer à ses enfants une édu­ca­tion où les études clas­siques fussent jalou­se­ment conduites et sur­veillées par l’es­prit chré­tien, avait réso­lu de confier les siens à la direc­tion des « Frères Moraves », dont il lisait les bro­chures et qu’il aimait sur­tout parce que l’un d’eux, au XVIIIe siècle, le comte de Zin­zen­dorf, lui sem­blait avoir le mieux sui­vi les traces de Jésus Christ. Peut-être le pas­teur du Béarn, au chris­tia­nisme naïf, s’é­tait-il quelque peu trom­pé sur le zèle dévo­rant de ces bons « Frères Moraves » qui, pour la plu­part, sont de dociles sujets, la vie réglée d’a­vance par une écœu­rante ritour­nelle de pra­tiques enfan­tines et de men­songes conven­tion­nels ; il ne savait pas non plus que le direc­teur des deux éta­blis­se­ments de filles et de gar­çons était un bon­homme lâche, heu­reux d’a­du­ler bas­se­ment ceux de ses élèves qu’il savait riches, et de bafouer avec le rica­ne­ment du pleutre ceux qu’il savait pauvres… 

(Extrait d’une bro­chure d’É­li­sée Reclus sur son frère Élie). 

Éli­sée fut à son tour élève des « Frères Moraves » (à Neu­wied sur le Rhin), de 1844 à 1846, puis du col­lège de Sainte-Foy, de 46 à 49, puis de la Facul­té de théo­lo­gie pro­tes­tante de Mon­tau­ban en 49 – 50. De là, il retour­na à Neu­wied comme « maître d’é­tude », mais il aban­don­na bien­tôt cette posi­tion pour aller vivre à Ber­lin, où nous le trou­vons en 1851.

Ain­si donc, à 21 ans, écri­vant à sa mère la lettre ci-des­sous, il savait par sa propre expé­rience et par celle de son aîné Élie, le peu de valeur des milieux chré­tiens ; mais il est encore pro­fon­dé­ment croyant et, consi­dé­rant son père comme l’«Idéal de la Conscience inflexible », il lui dit la véri­té et toute la vérité.]].

[|― O ―|]

À Mme Reclus, à Orthez.

Ber­lin …avril 1851

Chère mère,

Il faut que je me sois bien mal expli­qué dans mes lettres pré­cé­dentes pour que tu aies pu y voir que ma réso­lu­tion est de deve­nir pas­teur ; j’ai bien par­lé d’é­tudes à conti­nuer, de sciences à égra­ti­gner, mais ce n’est pas, chère mère, pour me vouer au saint minis­tère. Cette année d’in­ter­valle dans mes études a mis un terme à toutes mes hési­ta­tions et je suis fer­me­ment déci­dé à ne suivre, dans cette conjonc­ture, comme dans toutes les autres, que le cri de ma conscience. Je ne puis conce­voir com­ment des pro­fes­seurs assem­blés, com­ment des fidèles même pour­raient me confé­rer le droit de prê­cher l’É­van­gile, et je n’ac­cep­te­rai jamais aucune espèce de consé­cra­tion quelle qu’elle soit, car je n’y vois autre chose qu’un papisme dégui­sé et inco­hé­rent. Pour moi, qui accepte la théo­rie de la liber­té en tout et pour tout, com­ment pour­rais-je admettre la domi­na­tion de l’homme dans un cœur qui n’ap­par­tient qu’à Dieu seul ? Com­ment d’autres pécheurs auraient-ils le droit de délier ma langue et d’ap­pro­cher la braise de mes lèvres ? Que l’homme péné­tré d’a­mour et de foi, aille dans les car­re­fours pour mener au fes­tin splen­dide ceux qui vivent dans la boue et dans le mal, qu’il monte sur les toits pour crier que le royaume de Dieu est proche, qu’il ne laisse pas­ser per­sonne sans lui par­ler de Celui qui nous a aimés le pre­mier, qu’il prie avec ses frères quand son cœur lui dit de le faire, tout cela est beau, et le bon Dieu béni­ra cer­tai­ne­ment celui, qui le confesse envers et contre tous, en temps et hors du temps. Mais prendre d’a­bord un bre­vet de capa­ci­té chré­tienne, puis deman­der un pas­se­port d’a­mour et de foi soit aux pro­fes­seurs, soit au consis­toire, soit à l’É­glise même, sous peine d’être contre­ban­dier dans le domaine des cœurs, voi­là qui me répugne par-des­sus tout et voi­là ce que Dieu me don­ne­ra cer­tai­ne­ment la force de ne pas faire. J’a­vais long­temps. ber­cé dans mon esprit le désir d’être pas­teur, la seule vue d’une chaire me fai­sait pal­pi­ter, et j’ai été rare­ment plus heu­reux que ce jour où j’ai prê­ché à Mon­tau­ban devant deux pro­fes­seurs, mon frère et des bancs vides ; mais comme, après tout, la vie du pas­teur ne doit pas s’en­fer­mer entre les quatre planches de la chaire et comme il y a d’autres for­ma­li­tés à rem­plir que ceux de ser­mon­ner les fidèles à temps égaux, j’ai résis­té à mes petits dési­rs d’a­mour-propre et c’est pour cela que je dis main­te­nant : « Je ne veux, ni ne peux, ni ne dois être pasteur. »

Ne voyez pas là, chers parents, l’ef­fet du doute ; si je dou­tais, je me bor­ne­rais à hési­ter ; c’est, au contraire, par suite de croyances posi­tives et abso­lues que je me décide. Je crois que le jour est venu dans lequel doivent être abais­sés tous ceux qui s’é­rigent au-des­sus des autres en maîtres et en pro­phètes ; le meilleur moyen d’é­van­gé­li­ser, ce n’est pas, aujourd’­hui, de se cui­ras­ser de diplômes et de mon­ter sur des tabou­rets bre­ve­tés, mais c’est d’ou­vrir tout sim­ple­ment et tout bon­ne­ment son coeur devant ses amis. Grec chez les Grecs, pay­san chez les pay­sans, païen chez les païens à la manière de saint Paul qui, de l’au­tel du Dieu incon­nu, rame­nait les Athé­niens au Dieu que nous connaissons.

On se méfie natu­rel­le­ment de celui qui tâche de faire tout rou­ler autour de son métier, et l’é­tat de pas­teur a beau être vécu et sen­ti, il n’en est pas moins comme une machine fonc­tion­nant avec régu­la­ri­té et quand l’en­thou­siasme manque, il faut que le devoir et des mots vides d’a­mour y sup­pléent. Un temps vien­dra où chaque homme sera son propre roi et son propre pas­teur, où cha­cun offri­ra l’en­cens à Dieu dans le propre temple de son corps et de son âme. Alors Dieu s’é­lè­ve­ra au-des­sus de nous et nous condui­ra. Entre les hommes, il n’y aura plus que des rap­ports d’in­fluence et d’a­mour ; cha­cun par­le­ra à son frère des idées qui agitent sa tête, des sen­ti­ments qui tra­versent son cœur ; des idées et des sen­ti­ments pour­ront ger­mer en un cha­cun, sans avoir revê­tu un carac­tère d’of­fi­cia­li­té et sans avoir été bre­ve­tés par un homme ou par une réunion d’hommes, par un consis­toire ou par un trou­peau. Il n’y aura plus d’homme qui gou­verne ou conduise d’autres hommes, mais cha­cun agi­ra sur son voi­sin et prê­che­ra la véri­té qu’il sent et qu’il croit. Mais com­ment ame­ner cet ave­nir si nous ne le réa­li­sons pas en nous-mêmes, si, non contents de reje­ter tout roi et tout pas­teur, nous ne pro­tes­tons pas contre toute idée inté­rieure qui nous dirait de deve­nir nous-mêmes, ce que nous blâ­mons. À Dieu ne plaise que je veuille en rien por­ter ma main plus haut que je ne dois et que je blâme mon père ! Il a agi avec Dieu : que Dieu le bénisse ; mais moi aus­si, en refu­sant le minis­tère, j’a­gis avec Dieu ; qu’il me bénisse encore ! Nous fai­sons des choses oppo­sées, mais j’at­teste Dieu que nous fai­sons bien tous deux.

Ne croyez pas, je le répète, que je sois agi­té par des doutes quel­conques et qu’une cer­taine droi­ture de ma fai­blesse me porte à refu­ser d’être pas­teur. Non, car le bon­heur ne sau­rait s’u­nir aux doutes et main­te­nant, je suis heu­reux, je suis heu­reux bien que six cent heures [[E.R. Pen­sait-il déjà en alle­mand ? Heure de marche = lieue.]] nous séparent, heu­reux, bien que j’en­tende médire de mes frères, de mes amis, de ma patrie ; heu­reux, bien que je n’en­tende pas les doux sons de ma langue, bien que je vive pau­vre­ment dans une ville riche et luxueuse, bien que l’a­mi manque à mon amour. Je sais en qui j’ai cru. Je connais Dieu qui m’aime comme un père aime son enfant ; il me sou­tient à tous les pas, et je recon­nais la tendre pres­sion de sa main, et, quand je pèche, c’est lui-même qui me le dit, et c’est lui qui me donne sans cesse l’a­mour que je lui rends. Il m’aime et il me rend témoi­gnage qu’un jour nous nous retrou­ve­rons là où l’on ne pleure point.

Oh ! si vous vou­liez me tendre, vous, mon père et ma mère, une main de fra­ter­ni­té chré­tienne, sans res­tric­tion, sans tris­tesse, sans réti­cence ! Si vous vou­liez, mal­gré ce qui est pour vous l’é­vi­dence, croire à mon égard de cette foi qui trans­porte les mon­tagnes. Ah ! quand les mondes péri­raient, je sais que mon Rédemp­teur est vivant et je le ver­rai au der­nier jour ! Que l’É­ter­nel vous bénisse de ses béné­dic­tions éternelles !

Tu me fais d’autres ques­tions, ma mère. Faut-il que j’y réponde ? Le com­men­ce­ment de ma lettre ne jette-t-il pas comme un voile sur tout ce qui peut suivre ? Que le Sei­gneur nous ait en sa main ! Tu me demandes si j’es­père vous voir avant deux, trois ans. Oui, j’es­père, et je ne mets pas d’aus­si longues bar­rières que vous à mes dési­rs ! Cent francs me suf­fi­raient, d’ailleurs, pour aller jus­qu’à Orthez.

Quant à de nou­veaux détails sur l’U­ni­ver­si­té, il me serait dif­fi­cile de t’en don­ner. Tout y est par­fai­te­ment libre ; on peut assis­ter aux cours ou non ; on peut y res­ter cin­quante ans ou quinze jours. On peut se faire exa­mi­ner ou non. Il suf­fit de payer 72 francs par semestre et, pour cette somme, on a le droit d’in­sul­ter la police et de ne pas payer ses dettes, pas­sé un cer­tain délai.

Tu me demandes quels sont mes élèves et si je les mori­gène. Tu vas en juger : ce sont deux offi­ciers, dont l’un, Juif, est déco­ré du nom de Jonas, un méde­cin, un pro­prié­taire, le rédac­teur d’un jour­nal démo­cra­tique et une com­tesse entre deux âges, amie per­son­nelle de l’im­pé­ra­trice de Russie.

Tu vois que je ne puis pas morigéner.

Adieu. Soyez bénis !

Éli­sée Reclus (Éli­sée Reclus, Cor­res­pon­dance, tome III, chez Costes, éditeurs).

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