La Presse Anarchiste

Le père Meuron

Le père Meu­ron, qui vient de s’é­teindre à l’âge de 68 ans dans le petit vil­lage de St Sul­pice où il s’é­tait reti­ré depuis deux ans, a été l’un des pre­miers fon­da­teurs de l’In­ter­na­tio­nale en Suisse.

Ses convic­tions révo­lu­tion­naires dataient de loin. En 1831, âgé de vingt-sept ans, il avait été l’un des chefs de l’in­sur­rec­tion répu­bli­caine à Neu­châ­tel. Livré par le can­ton de Berne au roi de Prusse, il fut condam­né à mort par les tri­bu­naux neu­châ­te­lois ; pen­dant un an, il res­ta sous le coup de cette sen­tence, atten­dant chaque matin le pelo­ton d’exé­cu­tion ; au bout de ce temps, le roi dai­gna com­muer sa peine en celle de la déten­tion per­pé­tuelle. — En 1834, Constant Meu­ron réus­sit à s’é­va­der de pri­son, avec l’aide de sa cou­ra­geuse femme. Dès lors il res­ta en exil jus­qu’en 1848.

Ren­tré au pays après la pro­cla­ma­tion de la Répu­blique, il se fixa au Locle, où il vécut de son tra­vail, d’a­bord comme ouvrier guillo­cheur, puis comme comp­table dans un ate­lier de mon­teur de boites.

Lorsque se fit le réveil socia­liste dont l’In­ter­na­tio­nale a été la puis­sante expres­sion, le père Meu­ron, embras­sant avec ardeur l’i­dée nou­velle, fon­da la Sec­tion inter­na­tio­nale du Locle en 1866. Dès ce moment, il se sépa­ra com­plè­te­ment de ses anciens amis les radi­caux et se trou­va, seul de sa géné­ra­tion, mar­chant au pre­mier rang des socia­listes. Nous admi­rions la jeu­nesse d’es­prit de ce vieillard, dont le cer­veau, loin de s’être ossi­fié comme celui de tant d’autres, accueillait et com­pre­nait les plus larges et les plus har­dies concep­tions modernes. Il fal­lait l’en­tendre rai­son­ner, dans son lan­gage simple et pit­to­resque, sur la pro­prié­té, sur le tra­vail, sur l’i­dée de Dieu : il était un peu notre élève à nous jeunes gens, mais quand il par­lait, don­nant à nos prin­cipes le tour qui était propre, son accent per­son­nel, nous l’é­cou­tions comme notre maître.

Mais ce qui dis­tin­guait sur­tout le père Meu­ron, ce qui l’en­tou­rait comme d’une auréole, ce qui fai­sait dire de lui à Bakou­nine : « C’est un saint », c’é­tait son incroyable pure­té de cœur, une pure­té d’en­fant. Que de bon­té, de géné­ro­si­té ! quelle hor­reur du men­songe ! quel dés­in­té­res­se­ment antique !

S’il était bon et géné­reux, il était sévère aus­si pour les intri­gants poli­tiques, pour les faux amis, pour les cor­rom­pus, et il ne leur épar­gnait pas l’ex­pres­sion de son mépris. L’im­pi­toyable fran­chise de son lan­gage, sous ce rap­port, lui a fait de nom­breux enne­mis : il s’en est tou­jours honoré !

Dans les deux der­nières années de sa vie, depuis sa retraite à St Sul­pice, il avait ces­sé toute action socia­liste. Le milieu où il était for­cé de vivre lui était pro­fon­dé­ment anti­pa­thique ; mais, nous disait-il, il lais­sait main­te­nant par­ler les gens sans les écou­ter, et ne vou­lait plus se don­ner la peine de les contre­dire. La catas­trophe où som­bra la Com­mune de Paris lui por­ta un coup ter­rible ; il se regar­da dès lors comme un homme mort. Mais il n’a­vait pas aban­don­né sa foi ; et jus­qu’au der­nier moment, il res­ta fidèle, dans son cœur, à cette cause de la révo­lu­tion à laquelle il avait consa­cré sa vie.

La der­nière fois que nous le vîmes, le 29 mars 1872, il nous dit : « Ma vie est finie ; j’ai assis­té à la der­nière défaite, et je m’en vais ; mais ne déses­pé­rez pas, vous jeunes gens, vous ver­rez peut-être le triomphe, car le triomphe est certain. »

Cette pen­sée a conso­lé le père Meu­ron sur son lit de mort. Elle nous console aus­si et nous for­ti­fie : et si, lorsque lui­ra le jour de la jus­tice, il ne devait éclai­rer que nos tom­beaux, nous n’en savons pas moins qu’il lui­ra certainement

J.G.

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