Nous ne sommes pas seulement des observateurs, nous sommes des êtres sensibles.
S’il est possible à un mathématicien, à un astronome, à un physicien, à un chimiste de rester indifférents vis-à-vis de la solution d’un problème ― et encore à condition qu’une question d’amour-propre ou d’école n’intervienne pas — l’impartialité n’existe déjà plus chez l’historien.
Ce fut pure galéjade d’avoir prétendu faire de l’histoire œuvre entièrement objective. Le subjectif s’y introduit continuellement. À plus forte raison chez les sociologues.
L’observation du milieu social ne saurait se cantonner aux faits économiques, malgré la théorie marxiste du matérialisme historique. Les faits psychologiques et moraux jouent un rôle très important.
Les hommes réagissent sur le milieu social. En dehors de l’économie pure, d’ailleurs fonction de l’activité humaine, les arrangements sociaux, toujours transformables, agissent sur l’économie et sur ses résultats.
Comme tous les êtres vivants, les hommes s’efforcent vers le bien-être. Mais ce bien-être n’est pas seulement le bien-être matériel. Vivant en société, les hommes aspirent aussi à un bien-être moral. Les sentiments interviennent. Les sentiments de justice et de bonté, en se sublimant, conduisent à un idéal, l’idéal éternel de l’humanité, qui a pris bien des formes, parfois étriquées et sectaires, tantôt autoritaires ou mystiques, mais qui est toujours le résultat des aspirations des hommes vers plus de justice ou vers plus d’amour.
Ce sont les besoins qui font agir, besoins matériels ou besoins moraux. La raison n’est pas un mobile. Elle doit ou elle devrait servir à diriger l’action. Elle y parvient assez bien pour les besoins matériels, et elle prend alors l’aspect et le caractère de la technique. Elle a beaucoup moins d’influence quand il s’agit des sentiments.
L’humanité s’efforce vers le mieux-être ; elle lutte et se débat contre les souffrances. Nous faisons partie de l’humanité ; nous souffrons nous-mêmes et nous souffrons des souffrances des autres. Nous ne pouvons pas nous désintéresser des efforts communs, souvent contraires et contradictoires. Nous participons aux aspirations humaines. Nous avons un idéal. Nous ne croyons pas que notre idéal et nos sentiments nous gênent dans l’observation des faits sociaux et nous pensons être plus véridiques que les sociologues officiels et nantis qui considèrent la société actuelle comme virtuellement parfaite, qui soutiennent le statu quo et les droits acquis et qui attendent du laissez-faire et du laissez-passer, autrement dit du libre jeu des forces économiques, la solution de tous les problèmes sociaux. Leur impassibilité devant les souffrances prend le masque de l’impartialité, mais c’est un masque d’hypocrisie.
Notre ambition est d’observer avec bonne foi, de conserver notre esprit critique pour juger les faits sans parti pris et d’être au besoin capables de nous critiquer nous-mêmes.
[|― O ―|]
C’est le tâtonnement et les efforts vers le mieux-être qui ont produit le progrès, qui ont créé la civilisation. Tout le monde est d’accord, ou à peu près, sur la réalité du progrès technique, quoiqu’il soit un paradoxe commode, et souvent traité par les journalistes, de supposer que les inconvénients qu’entraîne le progrès en contrebalancent largement les avantages. C’est la rapidité des moyens de transport qui fait d’ordinaire les frais de cette ironie facile.
Or, la civilisation moderne est fondée sur la rapidité et la facilité des communications. Sans cette forme de progrès technique, le monde reste divisé, comme autrefois, en petites sociétés isolées, ne pouvant apporter aucune entraide l’une à l’autre et constituant autant de civilisations différentes, fermées, hostiles. La production est réduite, resserrée aux ressources locales avec le danger des famines, si fréquentes dans la lamentable histoire de l’humanité et telles que nous, Européens d’Occident, ne pouvons plus nous les figurer.
Qu’on se représente l’évolution de la civilisation humaine. Qu’on se représente l’homme primitif au milieu de la nature avare et hostile, dans des conditions d’infériorité manifeste en comparaison des autres animaux, obligé de conquérir sa nourriture et son vêtement. Que d’efforts pour se soustraire aux dangers, aux aléas de l’existence quotidienne !
Qu’on se représente plus tard, beaucoup plus tard, un pays comme le nôtre, la Gaule, quand le foyer était établi au milieu de la hutte, à peu près comme chez les Mongols aujourd’hui, avec un énorme trou dans le toit pour toute cheminée, séjour obscur et empesté d’une fumée irritante pendant les longs mois. d’hiver. Qu’on se représente d’autres demeures plus vastes et peut-être mieux aménagées, mais en nous rappelant que le verre à vitre n’existait pas ; et on peut imaginer l’horreur des Romains pour toutes les régions plus au nord que le bassin méditerranéen.
Vie plus près de la nature, vie plus saine, objecte-t-on. Dans les campagnes, aussi bien que chez les primitifs, les hommes sont plus solides ; les femmes accouchent seules, les enfants s’élèvent sans aucun soin.
À la vérité, on ne fait pas le compte de tous ceux qui meurent. Le cimetière est peuplé d’enfants qui eussent pu vivre ; et les femmes accouchent seules, ou bien elles périssent, c’est la seule alternative. La natalité est énorme, mais la mortalité est presque aussi forte. Le manque de soins, la malpropreté, l’ignorance, le paludisme, la syphilis méconnue font des ravages épouvantables. « J’ai eu dix enfants, dit une pauvre paysanne, mais Dieu m’aimait et m’en a repris huit, dont il a fait des anges. » Car c’est Dieu qui envoie la maladie et la mort. Le seul recours des primitifs est la prière. Mais la puissance de ce Dieu terrible recule devant une meilleure hygiène, la pratique de la vaccination jennérienne, le dépistage et le traitement de la syphilis, etc. etc.
On dira que la tuberculose et la syphilis sont des produits de la civilisation. Mais celle-ci ne les a pas créées, elle les a diffusées. J’ai vu en Serbie, pays entièrement agricole et dont la population est beaucoup plus proche de la nature que les paysans français, bien plus de tuberculoses osseuses et ganglionnaires que j’en ai jamais rencontrées ici. La civilisation doit pouvoir lutter efficacement contre la tuberculose, mal de misère, par de meilleures conditions de vie, surtout par le confort du logement. Mais ici intervient le progrès social (transformation des conditions sociales); le progrès technique n’est pas en cause.
La syphilis pourrait disparaître avant cinquante ans grâce aux méthodes actuelles de traitement, simplement par moins d’ignorance ; et elle disparaîtra en tout cas assez vite dans les régions les plus civilisées.
Ou pourrait penser que si la mortalité est énorme chez les primitifs, la sélection naturelle supprime les rejetons chétifs on tarés et ne laisse que les individus les plus aptes et les plus robustes.
C’est une erreur. Combien de nouveau-nés bien constitués, sont emportés par l’érysipèle du cordon ou par le tétanos, à Madagascar et en Indo-Chine par exemple, à cause du pansement traditionnel et infectant que les indigènes appliquent sur la plaie ombilicale. Cette pratique entraîne de véritables hécatombes. Les enfants qui meurent de diphtérie, comme je l’ai vu en Serbie, et qui sont morts sous mes yeux parce que je n’avais pas de sérum, sont souvent de très beaux enfants. La variole est responsable de la cécité de nombreux individus. Il y a beaucoup moins d’aveugles dans les pays de l’Europe occidentale qu’en Orient ; et dans ces mêmes pays d’Orient, la race est souvent abâtardie par le paludisme, que la civilisation technique américaine a supprimé à Panama en même temps que la fièvre jaune.
En fait, les populations primitives renferment autant et plus de débiles, d’estropiés, d’idiots, de tarés que les populations civilisées.
[|― O ―|]
La civilisation est le milieu artificiel créé par là société humaine pour s’élever au-dessus des servitudes du milieu naturel. Le travail s’est emparé de la terre presque tout entière, et, grâce au progrès technique, a transformé les conditions de vie.
La fertilité naturelle n’est plus la caractéristique de la richesse d’une région. Des pays, favorisés par la nature, mais mal travaillés, ont une production pauvre et n’arrivent pas à nourrir une population clairsemée et misérable, tandis que des contrées au sol primitivement médiocre, mais transformées par les procédés de la culture moderne, ont une production abondante.
Les grandes adaptations culturales et la commodité des moyens de transport ont permis une répartition de la production suivant les conditions du sol et le climat.
Autrefois chaque petit pays devait se suffire à lui-même. Chaque pays devait produire un peu de tout. C’est encore trop souvent le cas en France où une politique économique singulière prêche l’extension de la culture du blé, sans se préoccuper de la valeur des terres, ni du rendement par rapport au travail fourni. Mais déjà les petites chènevières ont disparu devant l’invasion du coton exotique les vignes des environs de Paris ont été arrachées. L’extension des pâturages dans les régions montagneuses ou suffisamment arrosées, avec spécialisation soit de la boucherie, soit de l’industrie laitière, indique chez le paysan une meilleure compréhension de son intérêt, tandis que certaines grandes plaines permettent de cultiver les céréales en grand avec un machinisme perfectionné. L’évolution agricole va vers une meilleure utilisation de l’effort humain avec moins de fatigue et un meilleur rendement.
M. Pierrot