La Presse Anarchiste

Entre paysans

(tra­duit de l’italien)

Jacques. ― Tiens, cela tombe bien ! Il y a long­temps que je dési­rais te par­ler et je suis content de te ren­con­trer… Ah ! Pierre, Pierre ! Qu’ai-je appris sur ton compte ! Quand tu étais au pays, tu étais un brave fils, le modèle des jeunes gens de ton âge… Ah ! si ton père vivait encore…

Pierre. ― Jacques, pour­quoi me par­lez-vous ain­si ? Qu’ai-je fait pour méri­ter vos reproches ? Et pour­quoi mon pauvre père serait-il mécon­tent de moi ?

Jacques. ― Ne t’of­fense pas de mes paroles, Pierre. Je suis vieux et je te parle pour ton bien. Et puis, j’é­tais si ami avec le vieil André, ton père, que de te voir prendre une mau­vaise voie, cela me cha­grine comme si tu étais mon propre fils, sur­tout quand je pense aux espé­rances que ton père avait fon­dées sur toi et aux sacri­fices qu’il a faits pour te lais­ser un nom sans tache.

Pierre. ― Mais que dites-vous, Jacques ? Ne suis-je pas par hasard un hon­nête tra­vailleur ? Je n’ai jamais fait de mal à per­sonne, et même, excu­sez-moi si je le dis, j’ai tou­jours fait autant de bien que j’ai pu ; pour­quoi donc mon père aurait-il à rou­gir de moi ? Je fais mon pos­sible pour m’ins­truire et deve­nir meilleur, je cherche, avec mes com­pa­gnons, à por­ter remède aux maux qui nous affligent tous ; en quoi donc, mon cher Jacques, ai-je méri­té vos reproches ?

Jacques. ― Ah ! Ah ! nous y voi­là. Eh ! Par­bleu ! Je le sais bien que tu tra­vailles et que tu aides ton pro­chain. Tu es un brave gar­çon, tout le monde le dit au pays. Mais il n’en est pas moins vrai que tu as été plu­sieurs fois en pri­son. On pré­tend que les gen­darmes te sur­veillent et que, seule­ment à se mon­trer sur la place avec toi, on risque de s’at­ti­rer des désa­gré­ments… Qui sait si je ne me com­pro­mets pas moi-même en ce moment… Mais je te veux du bien et je te par­le­rai quand même. Pierre, écoute les conseils d’un vieillard ; crois-moi, laisse les mes­sieurs qui n’ont rien à faire par­ler poli­tique, et toi, pense à tra­vailler et à bien agir. De cette manière, tu vivras tran­quille et heu­reux, sinon tu per­dras ton âme et ton corps. Écoute-moi : laisse les mau­vaises com­pa­gnies. Ce sont elles, on le sait, qui détournent les pauvres garçons.

Pierre. ― Jacques, croyez-moi, mes com­pa­gnons sont de braves jeunes gens ; le pain qu’ils mangent leur coûte des larmes et est arro­sé de leur sueur. Lais­sez-en dire du mal par les patrons, qui vou­draient nous sucer jus­qu’à la der­nière goutte de notre sang et nous traitent ensuite de canailles et de gibier de galère si nous cher­chons à amé­lio­rer notre sort, à nous sous­traire à leur tyran­nie. Mes com­pa­gnons et moi, nous avons été en pri­son, c’est vrai, mais c’é­tait pour une cause juste ; nous irons encore, et peut-être nous arri­ve­ra-t-il quelque chose de pire, mais ce sera pour le bien de tous, et parce que nous vou­lons détruire les injus­tices et la misère. Et vous qui avez tra­vaillé toute votre vie et souf­fert comme nous de la faim, vous qui serez peut-être for­cé d’al­ler mou­rir à l’hô­pi­tal quand vous ne pour­rez plus tra­vailler, vous ne devriez pas vous mettre avec les mes­sieurs et le gou­ver­ne­ment pour tom­ber sur ceux qui cherchent à amé­lio­rer le sort des pauvres gens. 

Jacques. ― Mon cher enfant, je sais bien que le monde va mal, mais vou­loir le chan­ger, c’est comme si tu vou­lais redres­ser les jambes à un chien cagneux. Pre­nons-le donc comme il est, et prions Dieu qu’au moins la soupe ne nous manque point. Il y a tou­jours eu des riches et des pauvres ; nous qui sommes nés pour tra­vailler, nous devons tra­vailler et nous conten­ter de ce que Dieu nous envoie, sinon c’est au détri­ment de la paix et de l’honneur.

(à suivre)

La Presse Anarchiste