Nous lisons dans la Bataille du 7 juillet un article où Henri Zisly parle des camarades groupés autour de notre revue en ces termes :
« Par exemple, — et ceci est important pour éviter discussions et confusions — ceux d’entre les anarchistes qui n’adopteraient point lesdits principes anarchistes dans leur intégralité, causant de ce fait une déviation, devront prendre une autre étiquette et seront à l’avenir désignés [[C’est nous qui soulignons.]] par cette nouvelle dénomination. Exemple : les anarchistes d’avant-guerre qui ont soutenu la Défense Nationale et qui continuent la même tactique se nommeront néo-anarchistes, ou anarchistes-interventionnistes ou de tout autre qualificatif les distinguant des anarchistes vieux style (communistes-révolutionnaires). Il faudrait encore (mais ceci est peut-être demander beaucoup…) ne pas invectiver inutilement nos « ex-camarades » d’avant-guerre qui ont cru bon, par tactique et par sincérité, de se rallier à la Défense Nationale afin de soutenir leur idéal de guerre révolutionnaire en partie réalisé, mais il faut leur faire grief d’avoir conservé l’étiquette anarchiste alors qu’ils avaient dévié de l’intégralité des principes anarchistes et, de ce fait, ont trompé le public, déjà si ignorant, surtout au sujet des diverses conceptions sociales. »
Avant tout, nous remercions H. Z. de ses bons sentiments à notre égard. Aussi bien, nous croyons à la bonne foi des camarades qui, actuellement se trouvent séparés de nous. Mais nous voudrions rectifier la pensée qu’il nous a prêtée dans les lignes suivantes :
« Nous avons dévié de l’intégralité des principes anarchistes, et de ce fait trompé le public déjà si ignorant au sujet des diverses conceptions sociales ».
D’abord, nous serions très heureux qu’on voulut bien nous dire ce qu’il faut entendre par intégralité des principes anarchistes.
Ensuite, il faudrait envisager leur application devant tel ou tel état de fait, et se rendre compte des facteurs déterminant l’attitude de chacun.
Ce qu’on peut dire, c’est que la plupart d’entre nous, influencés un peu par leur cercle d’amis, suggestionnés par leur propre propagande, ne croyaient pas à la guerre ou tout au moins ne croyaient pas à la guerre immédiate. Ils croyaient que les idées marchaient aussi vite partout et se berçaient de l’illusion d’avoir assez de temps devant eux pour organiser dans leurs pays respectifs une forte organisation antiguerrière, capable d’empêcher le conflit d’éclater.
Et beaucoup d’entre nous taisaient, plus ou moins consciemment, la raison qui aurait pu faire naître des craintes, créer des doutes sur l’attitude que prendrait le prolétariat allemand : à savoir l’absence presque complète de tout sentiment révolutionnaire chez le peuple germanique. Or, on ne peut pas faire de propagande, si l’on n’a pas l’espoir du succès de cette propagande, si l’on exprime des doutes, si l’on attend que les autres marchent
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Dans Absolu et Relatif, de Paul Reclus (bulletin nO2), nous lisons :
« Pour l’anarchiste, toute discussion aboutit à la « question sociale », celle-ci provoque dans tous les pays une « lutte de classes » à formes similaires ; mais sa netteté est obscurcie par des conflits au sujet de religions, langues et « races » et par l’animosité entre les nations, maintenue par leur histoire toute faite de guerres. Notre but fut, d’une part, de montrer un tableau d’avenir : l’individu ayant le groupement communiste à son service, et de l’autre, de combattre les institutions gouvernementales.
Parmi celles-ci, je puis retenir, aujourd’hui, le militarisme seul. C’est dans son essence même que nous l’avons condamné et nous n’avons pas voulu distinguer entre les modalités suisses ou prussiennes, chinoises ou françaises. De plus, la propagande libertaire de chaque pays illustrait ses affirmations par les exemples pris chez elle ; elle ne pouvait que très prudemment stigmatiser les méfaits des hiérarchies étrangères, craignant toujours d’exacerber les passions nationales au lieu de les atténuer.
Notre propagande s’était placée dans l’absolu, loin des individualités et des compromis ; mais pour cela nous n’avons pas ignoré que tout est relatif.
La propagande pour l’absolu, la marche vers l’Étoile, a été indispensable. et elle le redeviendra ; elle crée un idéal en chaque conscience. Je ne la trouve plus justifiée lorsque notre portion d’humanité est engagée dans une guerre dont dépend son lendemain immédiat. Sera-t-elle esclave ou pourra-t-elle continuer à progresser vers la liberté ? Telle est la question du moment ; et la totalité des efforts de tous n’est pas inutile pour assurer la réponse. J’ai des amis là-bas ! ici tout est loin de me plaire ; mais ayant constaté que pour une fraction quelconque, le conflit actuel est une phase de la lutte éternelle entre l’Autorité et la Conscience, je repousse l’idée de rester spectateur désintéressé. Je me sépare de ceux qui se croient au-dessus de la vile multitude. »
Nous ne voulons rappeler que pour mémoire, que même certains camarades, même des socialistes de l’entourage de Jaurès, et Jaurès lui-même, comme le rappelle très bien Ch. Andler (Le socialisme impérialiste dans l’Allemagne contemporaine, page 9), allaient beaucoup plus loin et estimaient que « l’on calomniait et que l’on combattait l’Internationale, quand on refusait de partager sa belle certitude, que partout les peuples étaient résolus à prendre en mains la conduite des affaires nationales par la Révolution en cas de guerre (J. Jaurès, L’Armée nouvelle, Ire édition, page 569). « Ils exigeaient là-dessus l’unanimité, non pas seulement disciplinée, mais religieuse ».
L’abus que certains ont fait et font encore de la crédulité des masses, sous prétexte de « nécessités d’action » ne petit être formulé contre des camarades dont nous cherchons à suivre l’exemple, qui avaient vu clair et qui avaient dit leur pensée, sans qu’on puisse leur reprocher aucun désir de domination.
En ce temps, aucun de nous ne considérait leur pensée comme une déviation. Au contraire, nous respections ceux qui disaient ce qu’ils croyaient être la vérité. Nous considérions que la recherche de cette vérité était notre but primordial.
Nous restons dans cet esprit qu’il ne faut pas sur cette question, comme sur toute autre, créer des principes rigides et soi-disant intégraux, en d’autres termes, créer de nouveaux dogmes.
Et nous n’admettons pas non plus que l’on s’érige en censeurs sur des doctrines relativement nouvelles, que l’on en vienne comme les zimmerwaldiens ou les bolcheviks à subir une nouvelle dictature de mots et de formules, obligeant de mettre, comme certains l’ont déclaré, la doctrine au-dessus des faits, sans s’enquérir des conséquences qu’une telle mentalité peut créer.
Nous donnerons ci-après les raisons de notre attitude, et nous essaierons de les grouper pour montrer que nous n’avons pas dévié de « nos conceptions sociales d’avant-guerre» ; qu’au contraire, tenant compte des faits, de la réalité et sans dénaturer ou cacher la vérité, nous étions fatalement, logiquement, amenés à adopter cette attitude que nous croyons toujours avoir été la bonne.
C’est à ce titre, qu’en particulier nous verserons aux débats, après avoir rappelé les points saillants déjà exposés, de notre point de vue, des fragments de lettres inédites adressées à notre camarade J. Guérin, par celui que nous considérons et avons toujours considéré, comme un des meilleurs représentants de nos idées, Kropotkine.
Nous trouvons même qu’après le si formidable bouleversement qu’a créé la guerre, une minutieuse étude des réalités, des faits, est nécessaire, de manière à en dégager une méthode d’action plus efficace pour arriver à nos fins. Et pour cela, il est nécessaire de se garder d’une démagogie facile, de se séparer d’une intransigeance, qui ne résiste pas à un examen sérieux des faits, qui met seulement au cœur de l’ouvrier de la désillusion, de la haine, du fanatisme, et qui tend à créer un déplacement d’autorité peut-être plus mauvais, sans augmenter la moindre parcelle de son bien-être.
Certes, quelques-uns de nous se sont trompés en préconisant certaines modalités d’action. Ils n’avaient pas su prévoir exactement comment les événements se présenteraient et se dérouleraient. Mais, au moins, ils ont eu le courage de dire qu’ils s’étaient mis de bonne foi dans l’erreur.
Nous ne croyons donc pas avoir dérogé à nos « conceptions sociales » (ce qui est autre chose que des modalités d’action), en ayant avoué, même au risque de mécontenter nos meilleurs amis, que nous avions eu tort d’espérer.
Dans sa lettre ouverte aux travailleurs occidentaux du 4 juin 1917 (Bulletin des Temps Nouveaux nO7), Kropotkine écrivait :
« Nous traversons en ce moment une triste période.
On s’entretue avec une férocité sans précédent, non pas entre exploiteurs et exploités, non pas entre aristocratie et peuple, mais entre nations entières. Et plus je réfléchis aux causes de cette catastrophe, plus je vois que la cause en est, non seulement dans l’existence d’états séparés, mais aussi dans ce fait que nous n’avions pas assez prévu le fait que des peuples entiers sont capables d’être entraînés par leurs gouvernements et leurs meneurs intellectuels, à la conquête de territoires voisins et de nations voisines, dans des buts d’enrichissement national, sous prétexte d’accomplir une mission historique.
Et puis, nous n’avons pas assez insisté [[Dans la deuxième partie, on verra que pour son compte il y avait assez insisté avant la guerre.]] sur ce principe fondamental, que le devoir d’un vrai internationaliste est de s’opposer de toutes ses forces, contre toute tentative, d’où qu’elle vienne, d’envahissement d’un territoire voisin dans un but de conquête et au cas échéant, que son devoir est de prendre les armes pour la défense du territoire envahi dans ce but.
Sans cela, il ne peut y avoir d’Internationale ; sans cela l’Internationale devient une formule aussi stérile et mensongère que le prétendu « amour chrétien » de son voisin. »
Les fragments suivants de la lettre d’un volontaire russe, parue dans le Bulletin nO6 des Temps Nouveaux, précise d’une manière fort nette la position prise au sujet de la guerre par les camarades de notre groupe. Avant toute autre chose, nous croyons qu’il est bon de bien déterminer les principales raisons par nous exposées, de notre attitude. Il serait facile de prouver que dans des cas analogues, des intransigeants ont été obligés par les événements, de prendre une attitude y ressemblant étrangement.
Voici ce qu’écrivait au début de 1917 ce volontaire, et ce sera notre conclusion pour ce premier article :
Notre attitude nous était dictée par notre conscience révolutionnaire ; or, le propre de la conscience révolutionnaire, ce n’est pas seulement l’amour de l’humanité, c’est aussi le sentiment de justice. La conscience révolutionnaire ne s’était pas manifestée par une révolution, mais la question de justice n’en subsistait pas moins.
De tout temps, nos sympathies allaient aux peuples opprimés, soit politiquement, soit nationalement.
[…]
Mais si nous ne sommes indifférents à l’égard d’aucun pays luttant pour son indépendance, encore moins pouvons-nous l’être lorsque nous voyons en péril le pays que nous habitons. L’histoire n’a pas commencé d’hier ; une certaine conception de la liberté et de la démocratie, telle que les pays avancés de l’Europe l’ont élaborée, ont de tout temps rencontré notre approbation. Aussi, en août 1914, le sentiment de justice nous montrait-il clairement notre place.
Il était clair pour nous que, quelles que soient les raisons que voudra alléguer l’Allemagne officielle et les social-démocrates qui la soutiennent, rien ne l’autorisait à envahir la France et à détruire, chemin faisant, un autre pays indépendant, la Belgique. De plus, les destinées de la démocratie européenne sont loin de nous être indifférentes. Nous n’avons pas oublié à qui nous devons et les principes de liberté, et toute cette atmosphère politique qui seule nous permet de vivre et de développer nos idées socialistes jusqu’à leur réalisation. Le mouvement socialiste, à quelque stade de son développement qu’il soit, n’a pas le droit d’accepter sans résistance l’anéantissement de la démocratie et le triomphe de la féodalité. Nous ne croyons, d’ailleurs pas, qu’une telle indifférence puisse réellement exister ; il est impossible qu’elle soit sincère.
[…]
On nous dit : « la guerre est un mal ; comment pouvez-vous y prendre part ? » Il est inutile de répéter que aussi bien et mieux que nos adversaires nous connaissons toute l’étendue de ce mal qu’est la guerre. Nous savons qu’elle ne poursuit aucun but libérateur, qu’elle est la réaction, que, à quelques exceptions près, elle n’éveille que les mauvais penchants de la nature humaine. Mais seuls des chrétiens, des partisans de la non-résistance au mal, pourraient être arrêtés par la seule constatation que la guerre est un mal, abstraction faite des résultats qu’elle peut amener. Seuls, ils pourraient avoir peur d’approcher ce mal parce que c’est un mal. Mais les socialistes pris dans le sens le plus large du terme, ne sont ni des tolstoïens, ni des chrétiens, et cette raison ne leur suffit pas.
Oui, la guerre est un mal énorme. Même en y prenant part, nous ne cessons de désirer la destruction de ce mal, la suppression de toute guerre. Nous sommes prêts pour cela à tous les sacrifices. Mais tout effort pour lutter contre la guerre en général, quelque noble qu’il soit, est vain pour le moment. Et puisque nous ne pouvons radicalement et immédiatement supprimer ce mal, notre tâche doit être de rendre ses ravages les moins terribles possibles. L’anéantissement de la démocratie européenne, représentée par la France, la perte de tout ce qui nous permet de croire à l’avènement d’une liberté complète et de lutter pour elle, est aussi un mal, qu’une certaine issue de la guerre pouvait entraîner. Notre devoir était de l’empêcher.
Il peut même nous arriver de mettre temporairement de côté tel ou tel de ces moyens d’actions particulières : lorsqu’une plus juste appréciation des événements mondiaux ou de notre propre lutte l’exige ; mais cela ne ruine en rien ni notre point de vue général, ni notre conception de ce moyen spécial en particulier.
[…]
Il peut arriver même une chose plus grave : telle branche d’activité particulière. peut se trouver en conflit avec un principe qui constitue une des bases de notre doctrine. Alors il ne peut y avoir d’hésitation : nous optons pour notre grand principe et nous mettons à son service tonte notre activité. Et lorsque l’action antimilitariste — particulière — se trouve en conflit avec le principe de la défense de la liberté contre toute oppression, nous ne pouvons hésiter : notre choix va à notre grand principe !
[…]
Notre idée fondamentale a toujours été que l’émancipation définitive du prolétariat et l’établissement d’un monde de justice a pour condition nécessaire l’égalité économique. L’idée de la lutte des classes procède de là. Cette base économique, c’était ce que nous opposions aux partisans de la seule action politique, en leur montrant toute l’insuffisance de cette action pour une émancipation complète. Mais jamais nous n’avons voulu dire par là que nous rejetions la lutte pour la liberté contre tel régime politique existant. C’est précisément parce que nous visons à une émancipation intégrale que le principe de la lutte des classes a été formulé et placé à côté de l’émancipation politique.
Ce qui se passe au cours de la lutte des classes elle-même est, d’ailleurs, instructif au point de vue qui nous occupe. Cette lutte atteint son point culminant an moment de la révolution ; c’est alors que la possibilité lui est offerte de poser l’égalité économique comme but immédiat de l’action et comme base de la société à établir. Mais en d’autres moments, que voyons-nous ? Des escarmouches terminées le plus souvent pas des transactions, des concessions réciproques ; les masses, impuissantes à vaincre l’ennemi, le tolèrent en attendant le moment de la lutte décisive. Et il arrive que les révolutions elles-mêmes n’apportent pas une libération complète, mais seulement des améliorations. Mais une fois certaines améliorations économiques obtenues — même si elles ne modifient que peu le régime existant — peut-on supporter qu’on nous les retire ? Peut-on accepter une « réaction économique » ? Évidemment, non. Si nous ne pouvons encore jeter bas le régime existant, si nous n’avons pas fait de nouvelles conquêtes, il n’en est pas moins inadmissible que nous nous laissions enlever les droits une fois acquis, quelques précaires qu’ils soient !
[…]
Permette au nom de l’«union sacrée » une exploitation éhontée des masses, ne pas oser prendre, en tant que socialistes, la défense de soldats, ne pas prendre en mains la lutte contre la cherté de la vie ou la rapacité des propriétaires, — nous considérons cela comme un crime. Les circonstances nous ont obligés à lutter contre l’ennemi extérieur, mais nous n’oublions pas pour cela l’ennemi intérieur. Il est certes, difficile de lutter ainsi sur deux fronts et nous comprenons que beaucoup de socialistes français n’aient pas su le faire. Mais cela ne peut ébranler notre ferme conviction que le devoir de tout socialiste était — et est encore — de lutter contre la réaction que nous apportaient les troupes allemandes, ainsi que contre tout accroissement de l’oppression des nationalités en Europe. Oui, c’est entendu : le régime capitaliste n’est pas détruit pour cela, mais même dans ses limites nous ne pouvons pas admettre l’écrasement des nationalités. À ce titre aussi, nous défendrons la nationalité française et nous prétendons suivre ainsi la vieille tradition socialiste.
[…]
Quelque tragique que soit la guerre, quelque tragique que soit au milieu d’elle notre situation de soldats — qui offre pour nous d’énormes difficultés morales — nous devions y participer pour la défense de la France. En le faisant, non seulement nous ne contrevenons à nos principes, mais nous accomplissons ce qui est notre devoir, du moment que la révolution n’est pas là et qu’il s’agit de sauver ce qu’aucun de nous ne saurait voir périr sans souffrance.
Le jour viendra peut-être où dans une Europe pacifiée, où le socialisme reprendra son développement (non pas — espérons-le — dans un milieu dominé par l’absolutiste Allemagne, mais au sein de pays libres et démocratiques) nos adversaires eux-mêmes comprendront que ceux qui sont morts pour un avenir meilleur — ils sont nombreux, hélas ! — n’ont pas donné leur vie inutilement
J. Guérin, A. Depré
(à suivre.)