La Presse Anarchiste

Défilés !

[|I|]

Au milieu des sol­dats, les sim­ples au cœur nu,
Je vais, les pieds meur­tris et l’e­sprit ingénu,
Marchant, le dos cour­bé, vers de mornes histoires,
La sueur m’é­cail­lant les joues et les mains noires.
Comme il sied aux petits dont les devoirs sont grands
Je suis hum­ble, per­du dans la cohue des rangs.
J’ai telle­ment souf­fert aux travaux les plus rudes
Que la souf­france en moi devient une habitude
Et la résig­na­tion un dou­ble de ma peau.
J’ai pour l’obéis­sance un instinct de troupeau,
Je suis une machine au dehors de statue,
Je marche quand il faut, et quand il faut je tue.
Mais si, triste bour­reau, j’ai fait œuvre de mort,
En moi je ne sens rien qui ressem­ble au remords.
C’est moi, çà, et ce moi voyez-le par cent mille,
Ce sera notre masse incon­sciente et docile,
Ce sera nous, le peu­ple innom­brable du front,
Les com­bat­tants, tail­lés sur le même patron.
La mis­ère et l’e­spoir, ces deux lentes tortures,
Nous font la même triste ou farouche figure,
Et ces mil­liers de gens qui n’en for­ment plus qu’un
S’en vont, d’un même pas, vers un même destin.

[|II|]

Pour­tant, ces bon­shommes dociles,
Ces hum­bles, ces obéissants,
Ces ouvri­ers presque serviles
À force d’être inconscients,

Ces vivants, à demi-machines,
Que la mort poigne à pleines mains,
Gar­dent l’ét­in­celle divine
Qui les fait dou­ble­ment humains.

Sous leur apparence de brute
Vouée à l’épouvantement,
Aux pires heures de la lutte,
Ils ont une âme, par moments.

Mais ils cachent toute pensée,
Comme une lampe de prison
Dont la flamme tou­jours baissée
Ne trahit jamais la maison.

Ils peu­vent être ceux qui tuent,
Sans rien enten­dre et sans rien voir,
La bête en eux ne s’évertue
Que pour mieux sen­tir leur pouvoir.

Con­damnés aux pires supplices,
Mar­tyrs et bour­reaux, tour à tour,
Ils ne seront jamais complices
De celle qu’ils tueront, un jour.

Qu’im­por­tent les pires ouvrages
À ces obstinés serviteurs,
Ils ont en eux, pour leur courage,
L’e­spoir des avenirs meilleurs.

Plus haut que l’idée de patrie
Qui bat en eux comme un instinct,
Ils s’ex­haussent de la tuerie
Jusqu’à cet idéal lointain.

Quand ils s’en vont, le long des routes,
Épaules bass­es sous le joug,
Avec des regards de déroute,
De las­si­tude ou de dégoût,

Pren­drez-vous pour de la révolte
Les plis menaçants de leur front ?
Non — car ils songent, ces ilotes :
« Pour quelque chose nous souffrons ».

Ils vont, sub­lime­ment vulgaires,
Au-dessus d’eux-même emportés,
Ce sont eux qui tueront la guerre,
Sans répug­nance et sans pitié.

Ils sup­por­t­ent tout en silence
Par l’oc­culte pou­voir hanté,
Et c’est ça leur indépendance,
C’est aus­si ça leur dignité.

Hen­ry Jacques

(la Sym­phonie héroïque).
_Allegro


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