La Presse Anarchiste

Le problème russe

Si, dans un ave­nir plus ou moins proche, la révo­lu­tion sociale finit par écla­ter en France et en Angle­terre, peut-être aus­si aux États-Unis, l’at­ti­tude des puis­sances de l’En­tente à l’é­gard du pro­blème russe n’y sera pas pour peu de chose.

La patience des peuples a des limites et pour les popu­la­tions démo­cra­tiques, il y a quelque chose de par­ti­cu­liè­re­ment révol­tant de voir leurs gou­ver­ne­ments, secrè­te­ment ou ouver­te­ment, faire le jeu du Tsa­risme et de la noblesse russe, — de ceux qu’on a appe­lés par allu­sion à la grande révo­lu­tion fran­çaise, les « Gens de Coblence », de tous ces Grands ducs diplo­mates, et offi­ciers de l’an­cien régime qui, après s’être reti­rés en Suède et en Cri­mée, se sont orga­ni­sés, ces der­niers mois, autour du géné­ral Deni­kine à Eka­té­ri­no­dar ou des, l’a­mi­ral Kolt­chak à Omsk.

De Youdenitch en Esthonie

À un moment don­né, un vif espoir régna en Europe, c’est lorsque le Conseil des Quatre à la Confé­rence de la Paix déci­da de convo­quer dans l’île de Prin­ki­po tous les gou­ver­ne­ments de l’an­cien Empire russe. Mais, il arri­va ce qu’on ne pou­vait cer­tai­ne­ment pas pré­voir : les Bol­che­viks furent les seuls à se ran­ger à la volon­té des puis­sances de l’En­tente. Et l’En­tente ne vou­lant pas d’eux, la réunion est res­tée en suspens !

Depuis lors, le Conseil des Quatre a tour­né autour du Pro­blème russe comme le chat autour de la soupe chaude : tan­tôt allon­geant la patte dans la région d’Ar­khan­gel, dans le golfe de Fin­lande ou à Odes­sa, mais rebrous­sant che­min immé­dia­te­ment quand « ça com­men­çait à chauffer ».

Et pour­tant, le pro­blème russe devait abou­tir à tout prix à une solu­tion, parce que sans cette solu­tion, aucune paix stable ne sau­rait régner en Europe, mal­gré que tous les peuples y soient exté­nués et pro­fon­dé­ment las de la conti­nua­tion de l’é­tat de guerre.

La reconnaissance de l’amiral Koltchak

C’est dans ces condi­tions, que le Conseil des Quatre est arri­vé à la recon­nais­sance de l’A­mi­ral Koltchak.

Non pas à une recon­nais­sance franche et entière, mais à un contrat selon lequel les Alliés sou­tien­dront le pou­voir du Dic­ta­teur d’Om­sk pécu­niai­re­ment et par l’en­voi de vivres, d’armes et de muni­tions ; à une sorte de com­pro­mis lais­sant la liber­té d’ac­tion aux deux par­tis en pré­sence, mais qui a eu comme pre­mier résul­tat de pous­ser du côté des Bol­che­viks, tous ceux qui ne sont pas des réac­tion­naires et qui ne dési­rent pas voir renaître l’ab­so­lu­tisme en Russie.

Cette demi-recon­nais­sance du gou­ver­ne­ment dic­ta­to­rial de Kolt­chak et de sa bande d’of­fi­ciers chan­tant le Boje Tza­ria Khra­ni a été, tout compte fait, la pire erreur que les gou­ver­ne­ments des puis­sances démo­cra­tiques pou­vaient commettre.

Dans la lutte des classes qui se déroule depuis mars 1917 en Rus­sie, ces gou­ver­ne­ments ont pris par­ti pour les oppres­seurs et contre les oppri­més, ce qui est le moyen le plus sûr de déchaî­ner aus­si la guerre civile dans l’Eu­rope occidentale.

Ces Mes­sieurs du Conseil des Quatre com­prennent-ils ce que veut dire ceci : que la France tant aimée, l’An­gle­terre si esti­mée, les États-Unis mêmes, glo­ri­fiés en Rus­sie, com­mencent à être haïs par la démo­cra­tie russe ? Et se rendent-ils compte de ce qui arri­ve­ra néces­sai­re­ment, si les puis­sances de l’En­tente conti­nuent à sou­te­nir la réac­tion en Rus­sie : que cette démo­cra­tie s’in­cli­ne­ra de plus en plus vers l’Allemagne ?

Où le Japon apparaît

Tous ceux qui ont vécu en Rus­sie même les évé­ne­ments de la Grande révo­lu­tion et qui ne sont pas sus­pects de par­ti-pris en faveur de leurs inté­rêts per­son­nels, sont una­nimes à décla­rer qu’il n’existe aucun espoir pour les Kolt­chak, Deni­kine et consorts de réta­blir l’an­cien régime, soit seuls, soit avec l’aide dou­teuse des puis­sances occi­den­tales. Les pay­sans ont pro­cé­dé aux par­tages des terres et ils ne lâche­ront plus ce qu’ils ont pris. Toute la vie sociale est pro­fon­dé­ment et défi­ni­ti­ve­ment ébran­lée en Russie.

On attri­bue à feu le trus­tard Pier­pont Mor­gan un mot carac­té­ris­tique qu’il aurait pro­non­cé au moment des pour­suites diri­gées, en 1912, contre son trust, la Uni­ter States Steel Cor­po­ra­tion. « Il est par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile, aurait dit Mor­gan, de recons­ti­tuer un œuf qui a été bat­tu » (to uns­cramlbe an egg). Or, ce bon mot s’ap­plique par­fai­te­ment à la situa­tion en Rus­sie : on y a bat­tu beau­coup d’œufs et tous les Deni­kine et les Kolt­chaks qui sont res­tés sur place, tous les Gazo­noff et les Mak­la­koff qui sont venus se plaindre à Paris, ne réus­si­ront pas à faire ren­trer les popu­la­tions russes dans la ser­vi­tude d’a­vant la Révolution.

Mais il y a une cir­cons­tance qui pour­rait sen­si­ble­ment trou­bler l’é­vo­lu­tion nor­male et natu­relle de la socié­té russe, c’est l’in­ter­ven­tion du Japon, la seule nation qui dis­pose de troupes assez ser­viles et assez nom­breuses pour jouer avec quelque suc­cès le jeu de la Réac­tion en Rus­sie. À pré­sent, on entend de nou­veau par­ler de cette inter­ven­tion dont, il y a quelques semaines, tous les détails sem­blaient réglés. Elle aug­men­te­rait le nombre des graves fautes com­mises en Rus­sie, d’une nou­velle faute dont les consé­quences, au point de vue euro­péen, seraient incommensurables.

En admet­tant qu’a­vec l’aide de Kolt­chak et de Deni­kine, le gou­ver­ne­ment Japo­nais puisse par­ve­nir à maî­tri­ser les Bol­che­viks et les autres frac­tions socia­listes et à éta­blir une nou­velle domi­na­tion tsa­riste sur les popu­la­tions russes, le fait seul d’a­voir appe­lé une armée asia­tique pour conju­rer une révo­lu­tion en Europe, amè­ne­rait des dan­gers immé­diats d’une nou­velle guerre inter­na­tio­nale. Pour les Japo­nais « les affaires sont les affaires » et la récom­pense natu­relle qu’ils exi­ge­raient serait la domi­na­tion éco­no­mique et poli­tique en Mand­chou­rie, en Mon­go­lie, dans la Sibé­rie orien­tale, et une place pri­vi­lé­giée sur le mar­ché de la Rus­sie d’Eu­rope. Or, les dif­fi­cul­tés qu’ont déjà créées les conces­sions que la Confé­rence de la Paix a cru devoir accor­der au Japon en ce qui concerne la pro­vince chi­noise du Chan­toung, les colères popu­laires que ces conces­sions ont pro­vo­quées en Chine, de même qu’aux États-Unis, suf­fi­ront peut-être à convaincre les puis­sances euro­péennes qu’en cas d’une inter­ven­tion japo­naise en Rus­sie, le remède serait pro­ba­ble­ment pire que le mal.

Le remède qui s’impose

Nous ne voyons dans les condi­tions pré­sentes, qu’un seul remède, qu’une seule issue pou­vant per­mettre peut-être de sor­tir tem­po­rai­re­ment, et jus­qu’à ce que dans l’Oc­ci­dent même les dif­fi­cul­tés se pré­sentent — de l’im­passe russe. C’est que la Confé­rence de la Paix appelle, non pas dans un îlot per­du, mais à Paris même, les délé­gués de tous les gou­ver­ne­ments éta­blis et de tous les grands par­tis poli­tiques de la Rus­sie, en même temps que les repré­sen­tants des zem­st­vos, des syn­di­cats ouvriers, des pay­sans russes ; que les grandes puis­sances fassent un appel à tous pour qu’ils cessent leurs luttes intes­tines et que, si la grande majo­ri­té des délé­gués arrive à une solu­tion pro­vi­soire du pro­blème russe sur une base démo­cra­tique, les puis­sances de l’En­tente pro­mettent leur concours effec­tif à sa réalisation.

Nous avons d’au­tant plus d’es­poir qu’une solu­tion de carac­tère démo­cra­tique puisse être trou­vée, que les Bol­che­viks les plus intran­si­geants jadis, paraissent prêts aujourd’­hui, à faire cer­taines conces­sions aux autres frac­tions socia­listes et paysannes.

Les nations « allogènes »

Une dif­fi­cul­té consi­dé­rable dans la solu­tion du pro­blème russe consiste dans le sort réser­vé aux nations dites « allo­gènes », c’est-à-dire à tous ces peuples habi­tant les confins de l’an­cien Empire russe et qui, parce qu’é­tant d’autre race, ou du moins parce que pos­sé­dant leur propre natio­na­li­té, une langue, des mœurs et des cou­tumes bien dis­tinctes, ont pro­fi­té de l’oc­ca­sion que leur four­nis­sait la Grande Révo­lu­tion russe, pour récla­mer leur indé­pen­dance com­plète dans le cadre de la Socié­té des Nations.

Leur conduite s’est basée stric­te­ment sur le prin­cipe, disons wil­so­nien, du droit des peuples à dis­po­ser de leur propre sort, et en fin de compte, la Socié­té des Nations devra recon­naître le bien-fon­dé de leurs revendications.

Mais ces nations trouvent des adver­saires opi­niâtres chez les grands rus­siens, même socialistes.

Les socia­listes russes sont, pour la très grande majo­ri­té, des social-démo­crates nour­ris à l’é­cole d’un cen­tra­lisme à outrance et de la dis­ci­pline soi-disant « volon­taire », mais rigide et bornée.

Il leur est dif­fi­cile de se repré­sen­ter des peuples vivant en liber­té, et en consé­quence ils cri­tiquent amè­re­ment ce qu’ils appellent de leur point. de vue dog­ma­tique, le « sépa­ra­tisme » des nations allo­gènes de la Russie.

Pour nous, com­mu­nistes et liber­taires, le pro­blème se pose autre­ment : nous ne pou­vons nous faire une concep­tion nette du socia­lisme et d’une véri­table Socié­té des Nations qu’en nous basant sur les prin­cipes de l’in­dé­pen­dance poli­tique et sociale des natio­na­li­tés et de l’au­to­no­mie des régions et des com­munes dans chaque nationalité.

Inter­na­tio­na­listes et com­mu­nistes, nous avons une rai­son spé­ciale pour défendre de toutes nos forces les ten­dances à l’in­dé­pen­dance des nations allo­gènes de la Russie.
De même qu’il faut espé­rer au point de vue poli­tique que le nombre des par­tis et frac­tions poli­tiques soit le plus nom­breux pos­sible dans chaque pays, afin d’é­vi­ter l’op­pres­sion des mino­ri­tés par une majo­ri­té com­pacte des citoyens, de même il faut dési­rer que le nombre des natio­na­li­tés et des régions auto­nomes soit des plus mul­tiples sur le vieux Conti­nent qu’est l’Eu­rope, afin d’empêcher qu’une ou deux grandes nations ne réduisent les autres à l’im­puis­sance et à la servitude.

Pour ce qui concerne en par­ti­cu­lier la Rus­sie, il faut veiller à ce que ne se réta­blisse pas l’an­cien empire russe, — ce colosse de bien­tôt deux cents mil­lions d’ha­bi­tants dont l’exis­tence pour­rait pré­sen­ter un dan­ger réel pour l’a­ve­nir de l’Europe.

Fin­lan­dais, Polo­nais, Lithua­niens, Ukrai­niens, Geor­giens, Cosaques, Tar­tares, etc., contri­buent à écar­ter ce dan­ger d’au­tant plus périlleux pour nous que les émi­grants alle­mands pren­dront une part essen­tielle dans la réor­ga­ni­sa­tion de la vie éco­no­mique et sociale de la Russie.

Chris­tian Cornélissen

La Presse Anarchiste