La Presse Anarchiste

À propos des « colonies anarchistes »

J’ai reçu quelques let­tres de cama­rades intéressés à l’idée de la fon­da­tion d’une colonie sur les bases que j’ai vague­ment esquis­sées au cours d’un arti­cle paru dans l’en dehors. Je ne puis répon­dre à tous, car leurs longues let­tres ne cor­re­spon­dent pas tout à fait aux motifs qui m’ont inspiré quand j’ai abor­dé ce sujet.

Je n’ai d’abord pas du tout dit que je voulais créer ou établir une colonie anar­chiste ; j’ai tout sim­ple­ment voulu for­muler mon opin­ion et mes idées, qui valent tout autant que celles des autres, et… peut-être mieux, cela va sans dire. Dans les let­tres que j’ai reçues, je ren­con­tre un grand ent­hou­si­asme qui démon­tre le désir qui dévore cer­tains de s’é­vad­er de l’en­fer mod­erne. Je n’ai rien à redire à cela, au con­traire, c’est au manque de sens pra­tique et à l’e­sprit roman­tique que j’en ai. Les « copains », comme tout le monde en général, aiment à pren­dre des rêves pour la réal­ité, et croient volon­tiers que vouloir, c’est pou­voir. Dans le cas qui nous occupe, je n’ai par­lé que des pos­si­bil­ités d’établir une telle colonie. J’ai insisté sur la réus­site cer­taine au point de vue de résul­tats économiques en com­para­nt « notre colonie » à quelque autre entre­prise cap­i­tal­iste. Où le bour­geois doit faire for­tune, nous pou­vons faire de même, voilà mon pre­mier point, et la dis­cus­sion ne doit pas s’en écarter. Le sec­ond point ne doit être exam­iné qu’après avoir épuisé le premier.

Dans les let­tres en ques­tion, l’un des cama­rades me demande quand je pars, et si je l’emmène… l’autre m’as­sure qu’il est bon tra­vailleur et ne craint pas le palud­isme… Un troisième m’avise qu’il n’est pas homme à se laiss­er embobin­er par des promess­es fal­lac­i­euses et m’in­vite à sur­veiller mes asser­tions… Un qua­trième me somme de lui fournir des détails com­pliqués sur la façon dont sera con­sti­tuée et marchera la colonie libre et heureuse de mes rêves…

Tout cela est un peu enfan­tin, et je ne suis pas encore tombé en enfance…

De plus je puis bien dire que je n’ai pas besoin, moi, de colonis­er pour être heureux, loin de là. Si je par­tic­i­pais à une entre­prise de ce genre, ce ne serait que pour me don­ner des tra­cas et des soucis à n’en plus finir, et cela en rai­son du sens trop dévelop­pé que j’ai de mes respon­s­abil­ités. Cepen­dant, je ne dis pas que je refuserais d’y par­ticiper, mais cela ne pour­rait être qu’à la con­di­tion de faire la chose sérieuse­ment, et non de m’embarquer dans une ten­ta­tive insen­sée, un songe de poète ou autre fantaisiste.

Je n’ai donc fait qu’en­tamer une dis­cus­sion sur un sujet des plus intéres­sants et nous pour­rons le con­tin­uer. Nous ver­rons plus tard si quelque chose de pra­tique peut en découler.

Pour en revenir au point déjà atteint dans cette dis­cus­sion. je con­tin­uerai en déclarant que si le fait de la réus­site économique d’une entre­prise anar­chiste, à car­ac­tère de « colonie », est accep­té comme cer­taine ou sim­ple­ment pos­si­ble (ce que je voulais démon­tr­er), la ques­tion n’est plus que de la lancer. Cepen­dant, avec ma logique implaca­ble d’homme pra­tique, je ne songe d’abord qu’au fait matériel, et non à l’idéal. Ce pre­mier point accep­té, le fait de la réus­site économique, se pose ensuite la sec­onde ques­tion à débat­tre, à savoir : la « con­sti­tu­tion » de la colonie. En par­lant de con­sti­tu­tion, je n’ai dans l’e­sprit naturelle­ment que l’idée d’arrange­ment, de ligne à suiv­re, de respon­s­abil­ités à déter­min­er et à accepter, par le fait qu’au­cune entre­prise ne saurait se pass­er de plan, d’or­dre, d’idées, etc… pour se main­tenir en bonne posture.

Dans un jour­nal de langue espag­nole pub­lié à New-York, j’ai traité ce sujet super­fi­cielle­ment et je ne veux ici qu’amorcer la dis­cus­sion et faire réfléchir. De toute façon, il me sem­ble que le fait qu’au­cun groupe désireux d’en­tre­pren­dre quelque chose d’aus­si social qu’une colonie ne saurait se pass­er d’arrange­ment et de méth­ode à suiv­re, indique qu’il est néces­saire de s’oc­cu­per com­ment la colonie sera « con­sti­tuée » et dis­posée pour le bien des participants.

Dans l’ar­ti­cle auquel je fais allu­sion. j’ai net­te­ment déclaré que je ne croy­ais pas aux organ­i­sa­tions, ni d’ailleurs aux règles fix­es, ni aux pou­voirs exé­cu­tifs d’en­tités jouis­sant d’une autorité con­tin­ue, mais néan­moins je crois à une entente néces­saire entre égoïstes intéressés à entre­pren­dre une œuvre intel­li­gente, et je ne pense pas cette entente con­traire même à l’in­di­vid­u­al­isme le plus intransigeant.

Comme déjà dit, je ne veux ici, pour cette fois, qu’esquiss­er les grandes lignes du pro­jet et passe main­tenant au troisième point à résoudre. Cette troisième ques­tion, une fois les deux autres plus ou moins résolues, est celle des ressources à réu­nir et des moyens de men­er à bien l’en­tre­prise qui est l’ob­jet de notre étude. En résume, nous avons vu que la pre­mière ques­tion était celle du côté matériel ou économique. c’est-à-dire de la réus­site d’une exploita­tion des richess­es naturelles dans un ter­ri­toire appro­prié. Nous avons indiqué ensuite que la ques­tion suiv­ante, ou deux­ième, devait être celle de l’arrange­ment, ou plan, ou « con­sti­tu­tion », de l’en­tre­prise, afin de pou­voir procéder d’ac­cord avec nos idées et goûts d’hommes de notre époque et men­tal­ité. Puis que venait après la troisième ques­tion, celle des moyens et ressources à dis­pos­er. Ces trois ques­tions décidées il ne resterait donc plus qu’à pli­er bagage et rejoin­dre l’en­droit choisi pour com­mencer la nou­velle exis­tence de pio­nniers anarchistes.

J’ai lais­sé en dehors de toute con­sid­éra­tion la ques­tion des us et cou­tumes, des mœurs, de la morale et autres notions dites sociales. Je ne m’oc­cupe pas d’indi­quer aux cama­rades ce qu’ils doivent manger, boire ou fumer. « Ma » colonie n’est pas l’œu­vre de puri­tains, je n’hésite pas à déclar­er que je place surtout en pre­mière ligne l’idée de prospérité matérielle. Saisit-on bien l’im­por­tance de cela ? Je ne sup­prime pas l’ar­gent, je ne fais nulle­ment de l’in­di­vidu le servi­teur de la com­mu­nauté, je ne le moralise pas, j’ai des vices, et je veux tou­jours pou­voir les assouvir.

Ce que j’écris actuelle­ment ici n’a pour but que de répon­dre d’une façon générale aux cama­rades ent­hou­si­as­més qui sont prêts à par­tir sans savoir où ils vont et deman­dent des expli­ca­tions rapi­des. Je puis paraître « évasif » dans ma façon de dis­cuter ma thèse, mais mon excuse est val­able si l’on songe bien qu’un tel pro­jet ne peut être réal­is­able qu’après bien des tâton­nements, des pré­parat­ifs sérieux, et des plans bien tracés. J’ai présen­té une cer­taine méth­ode de procéder dans les dis­cus­sions préal­ables, et je me suis gardé de com­pli­quer les choses. Tous les utopistes un peu pra­tiques ont échafaudé des con­sti­tu­tions et élaboré des plans ; Owen dans une seule entre­prise à fait suc­céder huit con­sti­tu­tions les unes aux autres. Elles ont toutes fini par échouer, pré­cisé­ment parce qu’il com­pli­quait l’or­gan­i­sa­tion, et parce qu’il pre­nait l’in­di­vidu pour un être autre qu’il est. Je ne suis pas dis­posé à pren­dre l’homme tel qu’il « devrait » être, mais bien tel qu’il est, et c’est là juste­ment la cause de ma réus­site dans mes rela­tions avec lui.

Pour en revenir finale­ment à la ques­tion en cours, il n’y a pour moi que trois points à débat­tre : d’abord la ques­tion économique, qui doit être établie sur des bases sures ; en deux­ième lieu la « con­sti­tu­tion » qui doit être sim­ple et pra­tique : une ligne de con­duite générale n’as­treignant jamais l’in­di­vidu et ne nég­ligeant pas son intérêt privé ; enfin les ressources à trou­ver, cela encore doit être une affaire assez facile à résoudre, ne devant jamais néces­siter un cap­i­tal exagéré en vue du fait que les par­tic­i­pants doivent être avant tout hommes de bonne volon­té, d’én­ergie, des tra­vailleurs ou combatifs.

J’in­siste tou­jours sur la néces­sité de procéder en toute con­nais­sance de cause, avec méth­ode ; nous nous dis­tin­guons, nous autres anar­chistes, de toutes les autres sociétés ou sectes ; nos suc­cès auront donc une valeur sociale énorme. Nous devons savoir ce que nous voulons, et en l’é­tat actuel de nos idées et de notre men­tal­ité nous avons une grande lat­i­tude d’ac­tion. Le mou­ve­ment anar­chiste de notre époque n’est plus ce qu’il était il y a vingt ans ; nous avons acquis une somme d’é­man­ci­pa­tion déjà intéres­sante et nous ne sommes plus étriqués comme à l’époque syn­di­cale et altru­iste ; nous voulons tra­vailler pour nous et non pour une entité comme la masse. Ce que nous voulons ne le per­dons jamais de vue, car on nous le demandera.

Nous voulons nous émanciper économique­ment et sociale­ment, vivre sans autorité et sans croy­ance imposée. Nous voulons aus­si prou­ver que des hommes peu­vent vivre sans lois, sans règle­ments émanant d’autrui, sans morale déter­minée et basée sur les besoins d’une société organ­isée pour opprimer l’in­di­vidu. Nous voulons être en fait pro­prié­taires de nous-mêmes et de notre pen­sée. Pour toutes ces raisons la dis­cus­sion que nous menons ici doit être pleine d’in­térêt et ne man­quera pas de pro­duire un résul­tat pra­tique ; d’ailleurs rien ne prou­ve qu’il ne s’a­joutera pas d’autres élé­ments à l’échafaudage d’un pro­jet qui doit se réaliser. 

E. Bertran

N.B. ― On con­nait notre point de vue au sujet des colonies. Sans con­trat ou pacte prévoy­ant les dif­fi­cultés ou lit­iges pos­si­bles, et les résolvant, nous pen­sons que toute asso­ci­a­tion du genre « colonie » est vouée à l’échec. — D’ailleurs peu importe que le pacte ou con­trat soit pro­posé par le fon­da­teur ou ani­ma­teur de l’en­tre­prise asso­cia­tive ou par un groupe. —Nous ne croyons pas non plus que la base économique suff­ise pour une ten­ta­tive de ce genre, elle devrait s’é­tay­er sur une base éthique solide. — Au courant comme nous le sommes de l’his­toire de ces asso­ci­a­tions, nous sommes per­suadés que leur plus grand fac­teur de réus­site con­siste en ce qu’on puisse y trou­ver : ou ce que la société REFUSE aux indi­vid­u­al­istes de notre espèce ou QUELQUE CHOSE D’AUTRE que ce qu’on peut se pro­cur­er dans le milieu social. Enfin, une « colonie » n’est con­cev­able, pour nous, qu’à l’usage de « copains » sélec­tion­nés, d’«en dehors » pour de vrai. — N.D.L.R.


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