Le dernier livre de Han Ryner [[ Crépuscules, chez Albert Messin, 12 fr 60, au bureau de l’en-dehors, franco et recommandé.]] fera certainement plaisir à tous les cœurs généreux et à ceux que la mort épouvante, car, dans cette œuvre, l’âme, immortelle sans l’être, tout en l’étant, donne à la mort une sorte de vie, qui n’est ni de la vie, ni de la mort.
Voyons, tout d’abord, l’impression générale.
Le fait d’envisager le passage ultime de la vie à la mort, du passé au futur, est en soi-même très salutaire et constitue peut-être le seul problème de l’homme. Que suis-je ? est au fond le but de toutes les curiosités du philosophe. Mais pourquoi faut-il que tout au long de son ouvrage Han Ryner nous donne l’impression de rassurer des inquiets, des malades de la volonté ? Pourquoi Thraséas n’est-il point d’accord avec lui-même sur l’inutilité et l’impossibilité de toute espérance, et se grise-t-il de renouvellement et d’immortalité ?
Que le problème du fonctionnement des choses soit effrayant, c’est certain, mais le philosophe est-il un prestidigitateur-garde malade ? Ou est-il un chercheur ? Et est-il nécessaire que l’homme qui cherche ne puisse vivre en joie, autrement qu’en s’inventant des contes de fées ?
La puissance de l’homme n’est pas dans ses stupéfiants, elle est dans l’aliment sain qui lui donne force et santé, énergie et courage. L’aliment de l’intelligence c’est la réalité. Je vois déjà sourire, comme une contagion, les adeptes crépusculaires. Le sage n’a-t-il pas démontré lumineusement que tout est flottement et incertitude ? Et n’est-il pas doux de mâcher du vide ?
Eh bien non ! Tout n’est pas flottement et incertitude. Je suis réalité et je connais d’autres réalités. Que les flottants flottent dans leur incertitude ! Que le pessimisme de Han Ryner, n’accordant pas grande confiance à ses co-existants, essaye de prévenir le venin que la plus petite affirmation positive pourrait développer chez eux ! Je crois ses préoccupations superflues. Les malfaisants et les esprits de travers ne lisent guère Han Ryner. Restent ceux qui veulent penser. Ont-ils encore besoin, ces penseurs, après tant de méditations, de se méfier de leur pensée ? La philosophie a‑telle à ce point empoisonné les choses qu’il faille les aborder avec la prudence requise pour toute région pestiférée ?
Trop de subtilité, trop de prudence, devient aussi dangereux qu’une affirmation bornée.
Mille siècles de bons conseils pour ne pas faire une mauvaise maison, ne valent point une heure de mauvais conseils pour en faire une bonne. Bonne ou mauvaise, la maison sera au moins construite, et cela seul importe. Cette énormité fera sourire Han Ryner et trépigner les adeptes ou les prudents.
Les prudents sont des paralysés que la vie n’intéresse point. Devant les énigmes et les contradictions, ils ne cherchent plus ; ils s’immobilisent. Pourtant la vie est action et l’action suppose du mouvement, non l’immobilité. Et le mouvement n’est utile que par la précision. Pourquoi dans la vie de l’esprit mettre moins de précision que dans la vie du corps ? L’action psychique vaut l’action musculaire. J’éprouve de la joie à sentir mes muscles fonctionner avec précision et puissance. J’éprouve également de la joie à sentir mes pensées claires, précises et compréhensives. Il n’y a pas là maladie de l’absolu, manie des causalités. Il y a une nécessité vitale qui détermine l’homme à mieux connaître pour mieux vivre et non pour mieux mourir. Quelle que soit l’inspiration du poète et la virtuosité du musicien, jamais je ne concevrai que, pour un trépassé « La mort est enrichisseuse comme la vie », que « la mort apprend a vivre » et que « mourir c’est vivre ». Celui qui parle ainsi est un vivant, très bien vivant et non un mort.
Mon impression générale est donc que Han Ryner n’a pas fait parler des mourants, des vrais mourants, en passe de devenir des vrais morts.
Mais puisqu’il ne cesse de nous parler magnifiquement de la vie nous dit-il quelque chose qui nous aide à comprendre quelque peu le vivant ? Oui et non. Notre ami s’est surtout ingénié, avec toute la subtilité malicieuse de son art, à collectionner les diverses raisons que nous pouvons avoir de douter des recherches de notre raison. Sous sa baguette magique tous les concepts s’agitent et s’embrouillent dans une danse superbement échevelée. Et cela, toujours pour éviter que les humains ne fassent des bêtises, même avec le rare savoir issu de la sagesse.
Quelle prudence ! Et quelle sagesse !
C’est pourquoi en quelques contes, toujours richement construits, il nous place au chevet de quelques mourants célèbres et qu’il leur fait exprimer, éloquemment, ses propres pensées. Le procédé ne manque point de grandeur. Nous retrouvons là quelques sages de l’antiquité, puis Rabelais, Leibniz, Hegel, Vignv, Reclus et le personnage terminal : Polystès, le plus rassuré avec Bias et Çakya-Mouni, sur l’issue non fatale de leur moi.
Un seul, La Harpe, meurt réellement comme seul un fripon de bigot peut mourir, avec horreur de la vraie mort.
Le « crépuscule » d’Elysée Reclus me paraît être le plus nouveau et le plus substantiel de ces contes. Une phrase entre autres me paraît résumer très heureusement l’action utile du chercheur : « Nous réaliser selon notre conscience sans nous rebuter à l’incertitude et aux lenteurs du résultat collectif, c’est la meilleure façon de donner à nos contemporains et à nos descendants tout ce que nous pouvons leur donner ». Voici également quelques paroles supposées de Çakya-Mouni : « À l’homme désormais incapable de mésuser de sa puissance, j’apporterai la science qui le rendra maître des choses et le fera vainqueur de la mort. Mais accordée à des êtres qui ne sont point délivrés des ténèbres de la haine, la science serait un moyen d’enlaidir et d’appauvrir le monde. Entre les mains de ces fous haineux, elle serait l’arme du suicide mutuel ».
Bien sûr, mais ni le Bouddha ni Han Ryner, ne nous disent comment la haine disparaîtra. Seule la parole supposée de Reclus nous apprend que le progrès moral sortira de « l’esprit critique ». Nous y voilà. Comment le sage Han Ryner peut-il espérer quelque chose de l’esprit critique, alors qu’il s’applique merveilleusement à le détruire pour ne laisser que du flottement et de l’incertain ? Croit-il travailler ainsi à son épanouissement ?
N’est-il pas évident que la critique suppose un jugement appuyé sur des certitudes !
Je n’exagère rien. Que dit Thalès par exemple : « Je ne continue pas de vivre parce qu’il est indifférent de mourir ». Or mon esprit critique dit : Non ! Thalès n’a pas continué de vivre parce qu’il était indifférent de mourir, mais uniquement parce que sa machine détraquée ne lui permettait plus de vivre. Anaxagore nous dit : « Les sens sont des menteurs et notre intelligence nous révèle la vérité sur les choses»… « Chaque âme a la faculté de s’accroître et le temps ne manquera jamais ». Je réponds : Les sens ne sont pas des menteurs, car l’intelligence n’est rien sans les sens. Seule l’intelligence sans l’expérience est menteuse. Qui dit expérience dit mouvement, qui dit mouvement dit déplacement. Il suffit à l’homme de se rappeler que la roche si minuscule à l’horizon est gigantesque à deux pas de lui, pour comprendre que le soleil, plus loin que toutes les mers, est colossalement grand. Quant à l’âme s’accroissant dans le temps je n’y trouve, même et surtout au figuré, aucun sens intelligible. Qu’est-elle devenue, cette âme, depuis l’éternité ? Han Ryner partage-t-il l’éternité en deux parts inégales : l’une microscopique figurant le passé, l’autre inexprimable de grandeur figurant l’avenir ?
Voyons ce que nous dit Epicure : « Dès qu’une chose existe, elle est différente de toutes les autres choses. Sans quoi elle serait une de ces autres choses au lieu d’être elle-même»… « Les physiciens sont donc des fous qui veulent que la même cause produise toujours le même effet. Il n’y a jamais deux fois le même acte, il n’y a jamais deux fois la même cause, il n’y a jamais deux fois le même effet, il n’y a jamais deux fois le même phénomène ».
Que d’affirmations énergiques pour un négateur ! Est-ce en suivant ces affirmations que l’on a inventé la charrue, la roue, le métier à tisser, la brouette, la machine à coudre ; qu’on a utilisé l’eau, le feu, le vent, la lumière, l’électricité ? L’homme, produit du dissemblable aurait-il inventé le semblable ! Est-ce en doutant des identités que l’homme a semé le blé, tissé la toile, bâti sa maison, répété les gestes utilisant les mêmes matériaux ?
N’y a‑t-il pas aux carrefours des perceptions et des expériences subjectives répétées un quelque chose de permanent qui est le rapport réel des choses entre elles, du sujet avec l’objet, précisément parce que ce quelque chose est également permanent dans le milieu ?
Enfin, Polystès nous dit : « La vérité n’est sûrement pas logique. Si elle l’était, toutes les sciences se construiraient par déduction et elles seraient achevées depuis longtemps ». Évidemment, bien qu’il me soit impossible de concevoir une belle intelligence illogique et qu’Anaxagore ait affirmé que seule l’intelligence nous révélait la vérité sur les choses. Voilà donc Anaxagore et Polystès en désaccord, mais comme Han Ryner fait accorder toutes les contradictions de Platon écrivant par Platon mourant, je pense que pour lui ou pour eux cela s’accorde également très bien. Quant à la logique, elle ne peut pas plus être vérité que nos membres ne sont aventures et voyages. Ce sont des instruments. La logique, produit de notre expérience sensorielle, nous permet de voyager en sûreté parmi les nombreux paysages de nos sens. Elle ne classe que ce qu’on lui donne à classer, elle n’invente rien. L’invention est le domaine de la métaphysique par excellence. La logique ne peut donc, la pauvre, construire toutes les sciences, mais c’est une servante consciencieuse qui ne nous rend que ce que nous lui avons prêté et soyons sûrs que, lorsqu’elle nous sert une sottise, c’est que nous lui avons confié une absurdité.
Il me semble que la philosophie généreuse de Han Ryner ne veut pas être, ou devenir, une philosophie active et que trop de scrupules, trop de richesse lui enlève la force d’action nécessaire pour une claire affirmation.
Que Han Ryner ne veuille pas construire, malgré ses remarquables dons de constructeur, cela fera infiniment plaisir à tous les Incertains qui, sous forme de supérieure sagesse, habitent les constructions branlantes et pourries des multiples radotards de l’Univers.
Mais qu’ont-ils gagné à ce jeu ? Han Ryner les a rassurés comme de petits enfants et, s’ils savent ce que le philosophe pense des grands comportements de l’individu, ils ne savent point ce que pense l’Homme et de la vie et de la Mort.
Ixigrec