La Presse Anarchiste

Le tract Caillaux

M. Joseph Cail­laux, ancien prési­dent du Con­seil, appelé à rede­venir min­istre demain, a pub­lié récem­ment un arti­cle dans Le Soir, jour­nal de gauche. Cet arti­cle, inti­t­ulé « Enchaîn­er Prométhée », dénonce les hor­reurs de la prochaine guerre — la guerre des Gaz. — Le Soir ayant offert gra­cieuse­ment le papi­er néces­saire au tirage de 100.000 exem­plaires, il a paru sous la forme de tract, con­tre­signé par plusieurs péri­odiques, dont cer­tains sont des organes représen­tat­ifs d’une ten­dance de l’anarchisme.

Cela a passé comme une let­tre à la poste. Cepen­dant, une pub­li­ca­tion men­su­elle, Notre Point de Vue, organe syn­di­cal­iste indépen­dant, a émis une réflex­ion fort juste : « M. Cail­laux con­tre la guerre, c’est plutôt farce. — (nO du 31 octo­bre 1930). — Lui et ses pareils sont pour la paix durant la paix et pour la guerre pen­dant la tuerie…» Puis il ajoutait qu’en cette aven­ture, l’un des quo­ti­di­ens de la presse cap­i­tal­iste et M. Cail­laux « font fig­ure de chefs des anar­chistes français ».

Nous avons lu soigneuse­ment l’ar­ti­cle de M. Caillaux.

1O Nous n’y avons rien vu qui motive un con­tre­se­ing anar­chiste. Nous n’y apercevons rien qui com­bat­te l’archisme, rien qui soit de nature à jeter dans l’e­sprit du lecteur un doute quel­conque sur l’ef­fi­cac­ité de l’É­tat comme régu­la­teur des rap­ports inter­hu­mains ; rien qui fasse remon­ter à l’É­tat la respon­s­abil­ité de toutes les guer­res. De même qu’elle croit la jalousie naturelle, la masse croit la guerre naturelle ; et cette croy­ance a été et est encore soigneuse­ment entretenue par les dirigeants et l’É­tat, qui est leur exé­cu­teur, leur homme d’af­faires. Ce n’est pas la guerre qu’il faut met­tre hors la loi, c’est la men­tal­ité qui la rend pos­si­ble qu’il faut extir­p­er de l’e­spèce humaine. Ce qui est néces­saire, ce n’est pas faire pres­sion sur l’É­tat, c’est le sup­primer. C’est seule­ment par la sup­pres­sion de l’É­tat, la démon­stra­tion de son inutil­ité, sa ridi­culi­sa­tion, que la guerre pour­ra être conjurée.

M. Cail­laux ne par­le même pas dans son arti­cle de l’ab­sur­dité ou de l’abo­li­tion des fron­tières, des patries, des armées. N’im­porte quel archiste brasseur d’af­faires, monopoleur, juge, polici­er, gar­di­en de prison, ten­ancier de mai­son de pros­ti­tu­tion ou patri­ote peut con­tre­sign­er ce tract, du moment qu’il red­oute la guerre et ses con­séquences. Il n’y est même pas fait allu­sion à ce qui rend si haïss­able toute guerre : le sac­ri­fice de l’au­tonomie indi­vidu­elle, de l’ini­tia­tive de l’u­nité humaine sur l’au­tel d’un soi-dis­ant intérêt général ou col­lec­tif. Le séna­teur de la Sarthe traite la plaie super­fi­cielle­ment : il ne s’at­taque pas à la racine du mal.

2O M. Cail­laux est un homme poli­tique. Il adopte le point de vue anglo-sax­on, opposé à la guerre non par human­i­tarisme, mais pour des raisons de supré­matie et de débouchés économiques que nous ne pou­vons exam­in­er ici et qui sont bien con­nues. M. Cail­laux est un émi­nent financier. Cer­tains mag­nats de la finance voient dans la guerre une source de prof­its, d’autres y aperçoivent une opéra­tion désa­van­tageuse pour leurs cap­i­taux. M. Cail­laux opine pour ce dernier clan. C’est son droit, mais le sort de l’un comme de l’autre groupe nous est fort indif­férent. Peut-être avant de con­tre­sign­er ce tract aurait-il fal­lu se deman­der les raisons pro­fondes de l’at­ti­tude et de la cam­pagne de cet ancien prési­dent du Conseil ?

3O M. Cail­laux siège au Sénat. Il y est écouté. Il n’y est pas, certes, parce que c’est son gagne-pain. Com­ment se fait-il qu’il reste muet alors qu’au Maroc et en Indo-Chine, on fait la guerre, la vraie. Ce n’est pas un fait à venir que cette guerre-là, c’est un fait présent, actuel, de tous les jours. M. Cail­laux pos­sède là une tri­bune remar­quable pour faire enten­dre ses protes­ta­tions, les dis­si­dents maro­cains et les insurgés indo-chi­nois nous parais­sant aus­si intéres­sants que les parisiens, brux­el­lois et autres men­acés d’être exter­minés lors de la prochaine hécatombe. Le tract, dont s’ag­it ne par­le même pas des hor­reurs de la guerre que les européens mènent actuelle­ment dans leurs colonies. Y a‑t-il là des sus­cep­ti­bil­ités finan­cières, des monopoles à ménager ?

4O Enfin l’a­n­ar­chisme manque-t-il à ce point d’hommes sachant tenir une plume qu’il ne puisse se trou­ver en son sein quelqu’un capa­ble de rédi­ger un tract antibelliqueux à grande dif­fu­sion ? Pourquoi s’abrit­er der­rière un homme d’É­tat, un homme poli­tique, un spé­cial­iste de la Finance, quelque émi­nent et quelque pop­u­laire (ce n’est pas le cas) soit-il ? Faut-il ajouter que M. Cail­laux ne s’est pas mon­tré telle­ment hos­tile à la dic­tature et que nous ne l’avons pas vu, au Pou­voir, se mon­tr­er plus ten­dre que ses col­lègues de droite pour les antimilitaristes !

Nous esti­mons donc déplorable et prê­tant à con­fu­sion le con­tre­se­ing apposé à cet arti­cle par des organes anar­chistes et anarchisants.

Il ne s’ag­it pas ici en effet de démarch­es ou de gestes par­ti­c­uliers accom­plis par une per­son­nal­ité ou une asso­ci­a­tion restreinte qui n’en­gage qu’elle-même, mais d’une atti­tude col­lec­tive. Qu’un pro­pa­gan­diste ou un théoricien anar­chiste défende les thès­es qui lui sont chères dans un quo­ti­di­en quel­conque, qu’il fasse pub­li­er un ouvrage chez un édi­teur bour­geois, c’est son affaire per­son­nelle : les moyens peu­vent lui man­quer pour procéder autrement ; cet inter­mé­di­aire peut lui per­me­t­tre de répan­dre ses idées dans un plus grand cer­cle. Non seule­ment son acte ne com­pro­met aucun milieu, mais il s’ex­plique par­faite­ment, envis­agé à la lueur de la notion de la « reprise indi­vidu­elle ». Ce con­tre­se­ing d’or­ganes représen­tat­ifs de l’a­n­ar­chisme ne se jus­ti­fie pas, au con­traire ; il engage des col­lec­tiv­ités ; il sem­ble les plac­er à la remorque — le terme des cama­rades May­oux est car­ac­téris­tique et leur pro­fes­sion n’a plus d’im­por­tance en l’oc­curence que celle de M. A. Bar­bé — à la remorque des défenseurs les plus en vue de la bour­geoisie répub­li­caine de gauche (pâle), de sa sit­u­a­tion fian­cière, poli­tique et diplomatique.

C’est pourquoi je suis fier de ne pas voir l’en dehors fig­ur­er par­mi les organes qui ont par­ticipé au lance­ment, sous forme de tract, de l’ar­ti­cle de M. Caillaux.

E. Armand


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