Gladine s’éveillait chaque matin avec un plaisir toujours le même et toujours renouvelé. On était en septembre ; les journées restaient pures et les nuits encore fraîches ; de temps en temps, une ondée avant le crépuscule rajeunissait la verdure et redonnait quelque vigueur aux creeks.
Les fenêtres ouvraient largement sur la mer. En s’endormant, la jeune femme était bercée par le glissement doux des flots sur le sable. À l’aube, l’air et l’eau étaient d’une transparence nacrée, froide comme la buée au flanc des gargoulettes. Gladine se levait sans éveiller personne. Roï lui apportait le thé sur la véranda, puis, elle partait seule vers le paddock. L’herbe haute, grise de rosée, mouillait ses jambes et le bord de sa jupe plissée. Capricieuse, la vieille Capricieuse qui l’avait tant portée autrefois, n’était plus bonne à rien. Chaque jour Gladine la trouvait près de la barrière et flattait en passant sa tête osseuse. Osiris était plein de feu : quatre ans et nouvellement dressé. Il ne se laissait pas approcher sans faire quelques manières ; Bernard avait observé que Gladine aurait pu se montrer plus prudente dans son choix. La jeune femme le laissait dire ; Osiris était un merveilleux compagnon de promenade. Elle le harnachait toujours elle-même, et sitôt en selle, il lui semblait qu’une espèce de divination possédât l’étalon, tant son intelligence plastique épousait les moindres intentions du cavalier. Comme la plupart des jeunes calédoniennes, habituée dès l’enfance à l’équitation, elle montait à califourchon, portant indifféremment une ample jupe de toile, ou les guêtres et la culotte du stock-man.
Le soleil n’avait pas encore atteint la crête des collines lorsqu’elle descendit l’étroite vallée du cimetière. Tout le fond était couvert de lantanas or et feu ; la piste serpentait à travers les broussailles épineuses qui griffaient au passage les flancs du cheval, et débouchait sur une anse peu profonde entièrement barrée par une ligne inégale de coraux grisâtres. Le ciel et l’eau étaient d’un bleu extrêmement pâle fondu en gris perle sur une ligne d’horizon indiscernable. Même à marée basse, les cailloux au pied de la falaise, à droite, étaient toujours humides et fort glissants, et seule une monture calédonienne pouvait s’y maintenir de pied ferme. De longs serpents aux cercles noirs et jaunes, encore engourdis par la fraîcheur nocturne, se déroulaient hors de leur abri rocheux et filaient vers la mer.
De nouveau une plage s’ouvrit, rectiligne, et Gladine lança Osiris au galop sur le sable rose et ferme. Que c’était bon de vivre, de se sentir un corps robuste et sain ! Gladine aimait la solitude de cette côte. Quand le sentier de Tonghoué l’a quittée pour s’enfoncer brusquement dans la brousse, elle apparaît telle que durent la connaître de tout temps les canaques des sauvages tribus du nord — et encore ne la touchaient-ils guère, car elle n’offre pendant des dizaines de kilomètres ni point d’eau ni terrain favorable aux cocoteraies. La marée était trop basse pour le bain. Gladine revint au pas sous le soleil qui montait, aplatissant les reliefs, éteignant l’éclat des couleurs. Accrochés à la falaise, un troupeau de chèvres familières la regarda passer, évoquant par ses bêlements quelque nouveau massacre des innocents.
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Monsieur Georges passait la matinée au bureau. Bernard et lui rentraient presque toujours ensemble vers onze heures. Gladine aimait les souples tuniques de soie ou de laine aux couleurs claires ; elle gardait pour se rendre à la salle à manger, celle qu’elle avait revêtu au retour de sa promenade matinale. Bernard haussait les épaules : il blâmait ces manières originales. Sa sœur manquait de tenue ; la maison elle-même avait pris depuis son arrivée, un laisser-aller apparent, une note fantaisiste qui lui déplaisait, qui choquait son goût du bon ton et du conformisme. Il n’aurait su dire au juste en quoi consistait la transformation, tant les détails en étaient peu sensibles : livres oubliés sur les meubles, portières autrement drapées. Non, c’était la présence même de Gladine qui changeait l’atmosphère. Il en serait autrement dans son logis quand il serait marié ! Il estimait en May, sa fiancée, l’admiration qu’il lui inspirait, et une grande docilité ; il n’imaginait pas qu’elle pût avoir d’autres désirs que les siens, ni un autre idéal. De nouveau, il haussa les épaules ; Gladine pouvait-elle espérer faire un bon mariage ? Enfin, cela la regardait seule, et il s’en lavait les mains !
La conversation au repas de midi roulait parfois sur la mine et les ateliers. La Katépahié était en plein essor. On avait cru, en commençant l’exploitation, qu’en dix ans le minerai de chrome serait épuisé. Et voilà qu’on en rencontrait toujours de nouveaux filons d’excellente qualité : dans vingt ans, on en trouverait encore. Il avait fallu augmenter considérablement le nombre des coolies occupés à la mine, et des javanais employés en bas au chargement. Les contre-maîtres étaient des européens ou des japonais. Au village, on ne comptait qu’une dizaine de familles de blancs ou de métis, formant le personnel du bureau et du magasin, et quelques ouvriers spécialisés. Monsieur Georges avait accoutumé de les traiter en camarades, s’arrêtant volontiers au passage pour bavarder et plaisanter avec eux, qui lui gardaient leur franc-parler. Entr’eux, ils le nommaient souvent : Georges ou : ce vieux Georges, avec une nuance d’affection familière et moqueuse, car on le jugeait un peu « braque ». Bernard par contre restait tout uniment : le patron, le directeur, ne parlant que pour les questions de service.
La Compagnie, depuis quelque temps, et suivant le courant général, poussait à l’économie et à la rationalisation. Bernard voulait réduire les pertes de temps au minimum. Tâche impossible. Ni le climat, ni les tendances naturelles des races fournissant la main-d’œuvre, ni les installations souvent défectueuses, ne s’y prêtaient. Le mot d’ordre fut donné à tous les contre-maîtres de harceler les coolies, d’être impitoyables pour les retards ou la mauvaise volonté au travail. Jusqu’ici, la discipline avait été assez douce. Mais Georges Oxford abandonnait de plus en plus l’autorité aux mains de son fils : il eût fallu une lutte continuelle ; il ne s’en sentait pas la force, et s’était laissé pratiquement réduire au rôle passif de donneur de signatures. Défense fut faite de s’absenter du chantier, de fumer, de causer entre camarades. Certains surveillants préféraient la nouvelle méthode, et ne dédaignaient pas de faire usage du gourdin.
Il y eut cependant des mécomptes. Malgré l’absence totale de préparation, on n’avait eu jusqu’ici, grâce à la sage allure du travail, que de rares accidents à déplorer. Maintenant, ils se multipliaient. En l’espace de trois mois, deux chinois avaient glissé sur un étroit passage au flanc de la carrière ; l’un s’était tué sur le coup en tombant à l’étage inférieur ; l’autre, blessé gravement, était mort quelques heures plus tard. Un javanais avait eu une épaule brisée par un bloc de minerai projeté hors de la courroie sans fin du chargeur. Un autre enfin, deux semaines auparavant, en contournant le shaft d’aération creusé dans le roc, avait été entraîné sans pouvoir se retenir sur les parois humides jusqu’au bas, où on l’avait ramassé horriblement déchiqueté.
— Sans doute était-il sous l’influence de l’opium, conclut Bernard, ils prendront l’habitude de faire attention, sinon personne n’y peut rien !
— Ne crains-tu pas d’avoir, au moins, quelques ennuis ? demanda sa sœur.
— La loi sur les accidents du travail n’est pas promulguée en Calédonie, répondit-il durement. Et ce ne sont après tout que des jaunes !
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L’heure de la sieste s’appesantissait sur la maison. Une légère brise venue de la mer ne cessait cependant jamais de s’insinuer aux fentes des persiennes ; les moustiques ne menaient pas encore leurs danses guerrières. Gladine allait et venait un instant à travers la chambre demi-obscure, dont la psyché reflétait vaguement son beau corps harmonieux et nu, sa jeunesse épanouie. Allongée sur le lit frais, elle dirigeait de moins en moins de flottantes rêveries, jusqu’à ce que le sommeil la prît. Plus tard, elle retrouvait son père sur la véranda. Lui ne se plaignait ni de ses pieds nus ni de sa gandourah. Sous la couronne dorée de ses tresses, il lui disait qu’elle ressemblait à Artémis.
Cette heure leur appartenait en propre. Ils s’installaient côte à côte pour lire les journaux de France, ou bien ils causaient à mi-voix amicalement. Petite fille, Gladine avait été un peu amoureuse de son père ; aujourd’hui, elle se sentait presque maternelle ; il y avait de l’inquiétude et de la pitié dans son affection.
— Comme je suis heureux, dit M. Georges en souriant ; Bernard me gâte, il ne me laisse presque plus rien à faire. Cela me permet d’être davantage avec toi, ma petite fille.
Il n’y avait même pas d’amertume dans sa voix. Et c’était vrai qu’avec le souci de sa santé, une sorte d’indifférence lui venait pour la marche de l’entreprise.
À quatre heures, Ti-Nam servit le thé sur la véranda. Les deux chinoises étaient si bien stylées que Gladine ne s’occupait presque pas de la maison, qui avait d’ailleurs tenu si longtemps sans elle ! Elle détestait les complications d’une vie trop « confortable ». À Paris elle faisait elle-même sa chambre, déjeunait au restaurant, et dînait de fruits et d’une tasse de thé. À Hienghène, elle trouvait que les choses pouvaient très bien se passer de son intervention, et ne changeait rien à l’arrangement du logis, ajoutant seulement quelque désordre. Bernard nommait cela « son incorrigible bohème ».
(à suivre)
P. Madel