La Presse Anarchiste

L’en-dehors (1)

Glad­ine s’éveil­lait chaque matin avec un plaisir tou­jours le même et tou­jours renou­velé. On était en sep­tem­bre ; les journées restaient pures et les nuits encore fraîch­es ; de temps en temps, une ondée avant le cré­pus­cule raje­u­nis­sait la ver­dure et redonnait quelque vigueur aux creeks.

Les fenêtres ouvraient large­ment sur la mer. En s’en­dor­mant, la jeune femme était bercée par le glisse­ment doux des flots sur le sable. À l’aube, l’air et l’eau étaient d’une trans­parence nacrée, froide comme la buée au flanc des gar­goulettes. Glad­ine se lev­ait sans éveiller per­son­ne. Roï lui appor­tait le thé sur la véran­da, puis, elle par­tait seule vers le pad­dock. L’herbe haute, grise de rosée, mouil­lait ses jambes et le bord de sa jupe plis­sée. Capricieuse, la vieille Capricieuse qui l’avait tant portée autre­fois, n’é­tait plus bonne à rien. Chaque jour Glad­ine la trou­vait près de la bar­rière et flat­tait en pas­sant sa tête osseuse. Osiris était plein de feu : qua­tre ans et nou­velle­ment dressé. Il ne se lais­sait pas approcher sans faire quelques manières ; Bernard avait observé que Glad­ine aurait pu se mon­tr­er plus pru­dente dans son choix. La jeune femme le lais­sait dire ; Osiris était un mer­veilleux com­pagnon de prom­e­nade. Elle le har­nachait tou­jours elle-même, et sitôt en selle, il lui sem­blait qu’une espèce de div­ina­tion pos­sédât l’é­talon, tant son intel­li­gence plas­tique épou­sait les moin­dres inten­tions du cav­a­lier. Comme la plu­part des jeunes calé­doni­ennes, habituée dès l’en­fance à l’équi­tation, elle mon­tait à cal­i­four­chon, por­tant indif­férem­ment une ample jupe de toile, ou les guêtres et la culotte du stock-man.

Le soleil n’avait pas encore atteint la crête des collines lorsqu’elle descen­dit l’étroite val­lée du cimetière. Tout le fond était cou­vert de lan­tanas or et feu ; la piste ser­pen­tait à tra­vers les brous­sailles épineuses qui grif­faient au pas­sage les flancs du cheval, et débouchait sur une anse peu pro­fonde entière­ment bar­rée par une ligne iné­gale de coraux grisâtres. Le ciel et l’eau étaient d’un bleu extrême­ment pâle fon­du en gris per­le sur une ligne d’hori­zon indis­cern­able. Même à marée basse, les cail­loux au pied de la falaise, à droite, étaient tou­jours humides et fort glis­sants, et seule une mon­ture calé­doni­enne pou­vait s’y main­tenir de pied ferme. De longs ser­pents aux cer­cles noirs et jaunes, encore engour­dis par la fraîcheur noc­turne, se déroulaient hors de leur abri rocheux et filaient vers la mer.

De nou­veau une plage s’ou­vrit, rec­tiligne, et Glad­ine lança Osiris au galop sur le sable rose et ferme. Que c’é­tait bon de vivre, de se sen­tir un corps robuste et sain ! Glad­ine aimait la soli­tude de cette côte. Quand le sen­tier de Tong­houé l’a quit­tée pour s’en­fon­cer brusque­ment dans la brousse, elle appa­raît telle que durent la con­naître de tout temps les canaques des sauvages tribus du nord — et encore ne la touchaient-ils guère, car elle n’of­fre pen­dant des dizaines de kilo­mètres ni point d’eau ni ter­rain favor­able aux cocoteraies. La marée était trop basse pour le bain. Glad­ine revint au pas sous le soleil qui mon­tait, aplatis­sant les reliefs, éteignant l’é­clat des couleurs. Accrochés à la falaise, un trou­peau de chèvres famil­ières la regar­da pass­er, évo­quant par ses bêle­ments quelque nou­veau mas­sacre des innocents.

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Mon­sieur Georges pas­sait la mat­inée au bureau. Bernard et lui ren­traient presque tou­jours ensem­ble vers onze heures. Glad­ine aimait les sou­ples tuniques de soie ou de laine aux couleurs claires ; elle gar­dait pour se ren­dre à la salle à manger, celle qu’elle avait revê­tu au retour de sa prom­e­nade mati­nale. Bernard haus­sait les épaules : il blâ­mait ces manières orig­i­nales. Sa sœur man­quait de tenue ; la mai­son elle-même avait pris depuis son arrivée, un laiss­er-aller appar­ent, une note fan­tai­siste qui lui déplai­sait, qui choquait son goût du bon ton et du con­formisme. Il n’au­rait su dire au juste en quoi con­sis­tait la trans­for­ma­tion, tant les détails en étaient peu sen­si­bles : livres oubliés sur les meubles, por­tières autrement drapées. Non, c’é­tait la présence même de Glad­ine qui changeait l’at­mo­sphère. Il en serait autrement dans son logis quand il serait mar­ié ! Il esti­mait en May, sa fiancée, l’ad­mi­ra­tion qu’il lui inspi­rait, et une grande docil­ité ; il n’imag­i­nait pas qu’elle pût avoir d’autres désirs que les siens, ni un autre idéal. De nou­veau, il haus­sa les épaules ; Glad­ine pou­vait-elle espér­er faire un bon mariage ? Enfin, cela la regar­dait seule, et il s’en lavait les mains !

La con­ver­sa­tion au repas de midi roulait par­fois sur la mine et les ate­liers. La Katé­pahié était en plein essor. On avait cru, en com­mençant l’ex­ploita­tion, qu’en dix ans le min­erai de chrome serait épuisé. Et voilà qu’on en ren­con­trait tou­jours de nou­veaux filons d’ex­cel­lente qual­ité : dans vingt ans, on en trou­verait encore. Il avait fal­lu aug­menter con­sid­érable­ment le nom­bre des coolies occupés à la mine, et des javanais employés en bas au charge­ment. Les con­tre-maîtres étaient des européens ou des japon­ais. Au vil­lage, on ne comp­tait qu’une dizaine de familles de blancs ou de métis, for­mant le per­son­nel du bureau et du mag­a­sin, et quelques ouvri­ers spé­cial­isés. Mon­sieur Georges avait accou­tumé de les traiter en cama­rades, s’ar­rê­tant volon­tiers au pas­sage pour bavarder et plaisan­ter avec eux, qui lui gar­daient leur franc-par­ler. Entr’eux, ils le nom­maient sou­vent : Georges ou : ce vieux Georges, avec une nuance d’af­fec­tion famil­ière et moqueuse, car on le jugeait un peu « braque ». Bernard par con­tre restait tout uni­ment : le patron, le directeur, ne par­lant que pour les ques­tions de service.

La Com­pag­nie, depuis quelque temps, et suiv­ant le courant général, pous­sait à l’é­conomie et à la ratio­nal­i­sa­tion. Bernard voulait réduire les pertes de temps au min­i­mum. Tâche impos­si­ble. Ni le cli­mat, ni les ten­dances naturelles des races four­nissant la main-d’œu­vre, ni les instal­la­tions sou­vent défectueuses, ne s’y prê­taient. Le mot d’or­dre fut don­né à tous les con­tre-maîtres de harcel­er les coolies, d’être impi­toy­ables pour les retards ou la mau­vaise volon­té au tra­vail. Jusqu’i­ci, la dis­ci­pline avait été assez douce. Mais Georges Oxford aban­don­nait de plus en plus l’au­torité aux mains de son fils : il eût fal­lu une lutte con­tin­uelle ; il ne s’en sen­tait pas la force, et s’é­tait lais­sé pra­tique­ment réduire au rôle pas­sif de don­neur de sig­na­tures. Défense fut faite de s’ab­sen­ter du chantier, de fumer, de causer entre cama­rades. Cer­tains sur­veil­lants préféraient la nou­velle méth­ode, et ne dédaig­naient pas de faire usage du gourdin.

Il y eut cepen­dant des mécomptes. Mal­gré l’ab­sence totale de pré­pa­ra­tion, on n’avait eu jusqu’i­ci, grâce à la sage allure du tra­vail, que de rares acci­dents à déplor­er. Main­tenant, ils se mul­ti­pli­aient. En l’e­space de trois mois, deux chi­nois avaient glis­sé sur un étroit pas­sage au flanc de la car­rière ; l’un s’é­tait tué sur le coup en tombant à l’é­tage inférieur ; l’autre, blessé grave­ment, était mort quelques heures plus tard. Un javanais avait eu une épaule brisée par un bloc de min­erai pro­jeté hors de la cour­roie sans fin du chargeur. Un autre enfin, deux semaines aupar­a­vant, en con­tour­nant le shaft d’aéra­tion creusé dans le roc, avait été entraîné sans pou­voir se retenir sur les parois humides jusqu’au bas, où on l’avait ramassé hor­ri­ble­ment déchiqueté.

— Sans doute était-il sous l’in­flu­ence de l’opi­um, con­clut Bernard, ils pren­dront l’habi­tude de faire atten­tion, sinon per­son­ne n’y peut rien !

— Ne crains-tu pas d’avoir, au moins, quelques ennuis ? deman­da sa sœur.

— La loi sur les acci­dents du tra­vail n’est pas pro­mul­guée en Calé­donie, répon­dit-il dure­ment. Et ce ne sont après tout que des jaunes !

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L’heure de la sieste s’appe­san­tis­sait sur la mai­son. Une légère brise venue de la mer ne ces­sait cepen­dant jamais de s’insin­uer aux fentes des per­si­ennes ; les mous­tiques ne menaient pas encore leurs dans­es guer­rières. Glad­ine allait et venait un instant à tra­vers la cham­bre demi-obscure, dont la psy­ché reflé­tait vague­ment son beau corps har­monieux et nu, sa jeunesse épanouie. Allongée sur le lit frais, elle dirigeait de moins en moins de flot­tantes rêver­ies, jusqu’à ce que le som­meil la prît. Plus tard, elle retrou­vait son père sur la véran­da. Lui ne se plaig­nait ni de ses pieds nus ni de sa gan­dourah. Sous la couronne dorée de ses tress­es, il lui dis­ait qu’elle ressem­blait à Artémis.

Cette heure leur apparte­nait en pro­pre. Ils s’in­stal­laient côte à côte pour lire les jour­naux de France, ou bien ils cau­saient à mi-voix ami­cale­ment. Petite fille, Glad­ine avait été un peu amoureuse de son père ; aujour­d’hui, elle se sen­tait presque mater­nelle ; il y avait de l’in­quié­tude et de la pitié dans son affection.

— Comme je suis heureux, dit M. Georges en souri­ant ; Bernard me gâte, il ne me laisse presque plus rien à faire. Cela me per­met d’être davan­tage avec toi, ma petite fille.

Il n’y avait même pas d’amer­tume dans sa voix. Et c’é­tait vrai qu’avec le souci de sa san­té, une sorte d’in­dif­férence lui venait pour la marche de l’entreprise.

À qua­tre heures, Ti-Nam servit le thé sur la véran­da. Les deux chi­nois­es étaient si bien stylées que Glad­ine ne s’oc­cu­pait presque pas de la mai­son, qui avait d’ailleurs tenu si longtemps sans elle ! Elle détes­tait les com­pli­ca­tions d’une vie trop « con­fort­able ». À Paris elle fai­sait elle-même sa cham­bre, déje­u­nait au restau­rant, et dînait de fruits et d’une tasse de thé. À Hienghène, elle trou­vait que les choses pou­vaient très bien se pass­er de son inter­ven­tion, et ne changeait rien à l’arrange­ment du logis, ajoutant seule­ment quelque désor­dre. Bernard nom­mait cela « son incor­ri­gi­ble bohème ».

(à suiv­re)

P. Madel


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