La Presse Anarchiste

Les lois qui tuent

Besan­çon, 23 octobre 1930. — Le jeune Louis Meu­nier, habi­tant Chêne-Ber­nard (jura), s’est pen­du dans le gre­nier d’une mai­son inha­bi­tée. Près du corps, on a trou­vé un ordre d’ap­pel l’af­fec­tant au 60e régi­ment d’in­fan­te­rie en gar­ni­son à Besan­çon, et une lettre dans laquelle le déses­pé­ré fai­sait connaître à son père son inten­tion de se don­ner la mort pour évi­ter de par­tir au régi­ment. (L’Œuvre).

Le poi­gnant de ce dénoue­ment n’a d’é­gal que l’in­dif­fé­rence de la Presse. Et encore, esti­mons-nous heu­reux de savoir le fait et sa cause.

Rendre compte est peu ; expli­quer est plus ; com­prendre est tout. C’est ce que nous allons nous effor­cer de faire.

Un tel sui­cide, qui n’est ni le pre­mier et sans doute pas le der­nier pour la même cause, éta­blit, sans contre­dit, la dif­fé­ren­cia­tion nette entre l’o­bli­ga­tion gênante et l’o­bli­ga­tion criminelle.

Ain­si donc force nous est de consta­ter que la loi s’a­dresse à dif­fé­rentes caté­go­ries d’individus.

Essayons-en la démar­ca­tion la plus large : 1O les adap­tés qui s’y com­plaisent ; 2O les réfrac­taires qui l’af­frontent ou la tournent ; 3O enfin, ceux qui, tiraillés par cer­taines contin­gences sociales, sen­ti­men­tales ou autres, res­tent sus­pen­dus entre la souf­france de la sou­mis­sion, et la voix de la conscience ordon­nant de déso­béir. C’est dans cette der­nière caté­go­rie que se recrutent les vic­times : l’in­di­vi­du, ici, se rela­ti­vant à autrui et aux lois, et non à lui-même. Il refuse la pros­crip­tion en consi­dé­ra­tion d’au­trui, sans la redou­ter pour lui-même. Et ne pou­vant sor­tir de ce- dilemme : ou sacri­fier autrui à soi ou se sacri­fier soi-même, il ne reste en effet qu’une issue : le suicide.

Et Louis Meu­nier, à coup sûr, fut de ceux-là.

Quit­tons un ins­tant notre sujet.

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Le dilemme n’est qu’ap­pa­rent, pour­raient objec­ter d’au­cuns. Ici, sans entrer dans les détails, une mise au point s’impose.

Le pro­blème doit être posé non seule­ment sous l’angle d’un conflit moral, mais encore, et tout esprit d’hé­roïsme mis à part, en consi­dé­ra­tion des moyens.

Ne nous mépre­nons point : le conflit est un pro­blème de conscience ou il n’est pas, sur­tout quand c’est une façon de se conduire et non la vie qui est l’en­jeu. Sans ce cri­tère, rien n’est plus facile, en effet, de sup­pri­mer à la fois dilemme et conflit ; ce n’est plus alors qu’une pure sous­trac­tion phy­sique. Mais si celle-là — la conscience — entraîne par prin­cipe celle-ci — la libé­ra­tion cor­po­relle — celle-ci par contre peut très bien se pas­ser de celle-là.

Il n’est point, cela va sans dire, dans notre des­sein de consi­dé­rer l’une infé­rieure à l’autre : elles ne sont que dif­fé­rentes, consta­tons sim­ple­ment qu’elles agissent par­fois l’une sans l’autre. Ce point a son impor­tance, car il semble bien, dans le cas de Meu­nier, que c’est plus le prin­cipe qui manque que les moyens. Les aurait-il eus, qu’il n’eût peut-être pas jugé, lui, avoir le « droit » de s’en servir.

Autre est la ques­tion quand la vie est direc­te­ment en cause ; consi­dé­ra­tions dépas­sant le cadre de cet article.

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Où est la solution ?

Ni déro­bade, ni héroïsme. C’est entre ces deux extrêmes que semble devoir se pla­cer l’autre atti­tude, et que font leur cer­tains réfrac­taires visés ci-des­sus dans notre seconde caté­go­rie : l’oc­culte mais effec­tive désobéissance.

L’ac­tion de déso­béir est moins le pro­duit de la volon­té que celui de la connais­sance : ce ne sont pas tant les cou­rages qui manquent, c’est leur orientation.

Et voi­là toute la ques­tion : le silence est cou­pable : en le gar­dant, pou­vons-nous nous absoudre ? Le fait que notre pen­sée est consi­dé­rée par l’É­tat, comme illi­cite dans son expres­sion, petit-il nous dis­cul­per et accroître d’au­tant sa culpabilité ?

C’est à nous d’y réfléchir.

Reve­nons au fait, notre prin­ci­pal sujet. L’i­nepte objec­tion, pré­ten­dant que toute pro­pa­gande visant à l’in­sur­rec­tion contre les lois tend à faire plus de vic­times que les lois elles-mêmes, s’ef­fondre irré­mé­dia­ble­ment. Car si d’une pri­son on peut espé­rer voir sor­tir le pri­son­nier ; d’un tom­beau, par contre, c’est sans appel.

Quant aux Meu­niers futurs, se doit-on encore de leur dire que mou­rir pour ne pas obéir n’est pas déso­béir ? Néan­moins, à ceux qui seraient ten­tés de les blâ­mer nous répon­drions que qui­conque a le cou­rage de pré­fé­rer la mort à l’o­béis­sance est un héros. Mal­gré tout, se vouer à la mort sans but en soi n’est aus­si qu’un manque d’au­to­va­lua­tion. Car la mort ne doit être accep­tée que comme l’ac­ci­dent, l’i­né­vi­table, en un mot que comme l’ul­time dénoue­ment d’une défense, d’une lutte, d’une affir­ma­tion pous­sée au paroxysme.

S’il nous fal­lait juger de la per­son­na­li­té de Louis Meu­nier par son geste, nous dirions, et cela sans en faire notre objec­tif, qu’il avait l’é­toffe d’un apôtre, car il semble bien que ce soit sur­tout par le don qu’il sait faire de sa vie, que se recon­naît cette sorte de pion­nier évan­gé­lique. Mais nous n’a­vons point vou­lu faire son orai­son ni son pané­gy­rique ; nous avons essayé de le com­prendre, lui et son geste. C’est tout.

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Com­bien auront com­pris sa réso­lu­tion ? Et qui se sen­ti­ra, en son for inté­rieur, une part de culpa­bi­li­té dans ce sui­cide, ou même, qui y songera ?

C’est là autant que dans le fait, qu’est la grave question.

O ! vous, bons citoyens-légis­la­teurs obéis­sants, et vous, fabri­ca­teurs de lois, bras­seurs de codes, membres de Par­le­ment et gens d’É­tat-Major, incli­nez-vous devant votre vic­time, c’est votre œuvre, elle y a droit.

Louis Meu­nier, le Réfrac­taire mécon­nu, l’en­fant éner­gique, est mort en invain­cu et non en insou­mis, mais plus qu’en homme.

G. Styr-Nhair

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