La Presse Anarchiste

Prélude

Dédie à ceux que repousse mon Indi­vi­dua­lisme militant.

Je bri­se­rai tout tis­su en train sur le métier et je file­rai ma lumière et mes ténèbres sur l’u­ni­vers pour l’en couvrir.

J’a­bat­trai les hautes tours de la pen­sée et je pré­ci­pi­te­rai l’arche sociale de l’al­liance dans les abîmes de l’Ether.

Je déchi­re­rai la tapis­se­rie de l’illu­sion et je mon­tre­rai à l’hu­ma­ni­té sa vie et ses dogmes à la lumière de l’Éternité.

Je suis l’Illi­cite. Mes assem­blées ont été tenues dans l’air humide du matin antique, avant que n’eut clai­ron­né le pre­mier cri de la pen­sée humaine.

Je suis le bâtard d’un Hasard infi­ni qui peut bien jamais ne se repro­duire. Du zénith de ma pen­sée, je ricane et dans la toile de ma concep­tion se pré­ci­pitent mil­liards sur mil­liards de mouches de la terre et de l’éther.

Juché là, je me ris de vous ― d’un rire qu’ont gla­cé les vents boréals de l’In­fi­ni, d’un rire que gèle le givre de mon inexo­rable Ricanement.

À l’en­tour des bivouacs de vos croyances et des feux de vos exal­ta­tions saintes, j’erre et rôde et des embus­cades que je dresse, en mon Monde du « par delà…» je décoche de temps à autre une flèche qui déchire vos tentes, ô phi­lis­tins, et vous fait vous sou­ve­nir de moi comme d’un marau­deur caché dans les cata­combes, comme d’un pirate à bord d’un cor­saire rapide, comme d’un fan­tôme mys­tique des­cen­du d’une région éthérique.

Évo­que­rai-je pour vous les spasmes de tor­ture et les san­glots des mondes depuis long­temps dis­pa­rus ? Ils sont ras­sem­blés sur mon cœur comme les brèches sur le bou­clier d’un assié­geant. M’é­cou­te­rez-vous, moi, qu’ont for­mé les ions sur­ai­gus de l’es­prit et de la matière ? Prê­te­rez-vous l’o­reille au Bee­tho­ven de la Négation ?

Toutes les illu­sions tombent comme des cadavres en pous­sière du haut du gibet de ma Connais­sance. Je pèle les cosses de l’Es­pé­rance jus­qu’à ce que le Néant momi­fié appa­raisse dans toute sa nudité.

Je danse sur le cata­falque de tous mes rêves ; je me mue en chry­sa­lide de songes plus beaux encore ; je dirige ma course vers des fir­ma­ments inima­gi­nables, où je m’en­gouffre dans les creu­sets puri­fi­ca­teurs de soleils monstrueux.

Et les dieux se réveillent de temps à autre, jetant leurs fila­ments aux vents du matin, tis­sant leurs lin­ceuls dans les cré­pus­cules gla­cés. Cepen­dant, je sais ce que je sais.

Des arbres edé­niques refleu­rissent et de nou­velles Eves sortent de leurs cavernes, et une myriade de Christs récitent mono­to­né­ment leur com­plainte dou­lou­reuse, ébran­lant leurs Cal­vaires. Cepen­dant je garde pour moi et mes pleurs et mes ricanements.

O poète, n’as-tu pas aper­çu mon empreinte, là-haut, sur la col­line de ton ima­gi­na­tion la plus éle­vée ? O phi­lo­sophe, n’as-tu pas dis­tin­gué ma trace dans ta médi­ta­tion la plus pro­fonde ? N’a­vez-vous pas dis­tin­gué celui qui sonne de la trom­pette par delà les soleils, celui qui doigte la flute du temps ?

Com­bien de fois ai-je sus­pen­du mes audiences dans le Royaume des Sen­tences ? Dans mes anti­chambres et mes salles d’hon­neur, ils m’at­ten­daient eux, les ilotes du Hasard, les par­ve­nus de l’Ac­ci­dent, mais je res­tais dis­si­mu­lé au dedans de mon palais, ense­ve­li dans mes Pensées.

Il me hélaient du Dehors, jetant des pierres par mes croi­sées, tous, sans excep­tion : fils de char­pen­tiers, faunes et nymphes, troupes olym­piennes, Bac­chus et Vénus et Momus, Titans de Wei­mar et de Franc­fort et de Cam­den : tous ils me reven­di­quaient pour eux, moi, celui qui ne porte pas de chaînes. Mais je n’é­tais pas là, pêchant les lévia­thans de l’É­ter­ni­té au moyen d’un appât extrait de mon cerveau.

Car tous les dieux et tous les sau­veurs passent sur ma pen­sée comme une nuée fri­vole sur le bleu de l’im­pas­sible firmament.

J’ai ran­çon­né chaque atome, cher­chant un Des­sein ; j’ai raclé les feux d’in­nom­brables soleils, cher­chant au fond de leurs cendres le secret de leurs flammes ; j’ai mêlé mon âme à l’é­ther trans­lu­naire. J’ai tou­jours et par­tout ren­con­tré cet Ano­nyme, que je n’ai jamais pu fixer.

J’ai là, sur la nuque, l’empreinte d’un inef­fa­çable bai­ser, lais­sée par Aphro­dite. Et, sur mon front, luit une marque écla­tante gra­vée par Luci­fer, l’hé­ri­tier légi­time du Trône. Car, jadis, je suis né de la mer et jadis aus­si, j’ai son­né la fan­fare de la révolte dans les hau­teurs célestes.

Je suis le mys­tère de la Mémoire, le jeu de patience du Rire, l’arc ten­du de l’Ex­pec­ta­tion, la sève mon­tante de la Pas­sion. Dans l’es­prit des hommes, je lais­se­rai les empreintes inef­fa­çables de mes talons écra­sants. Dans leurs cœurs, ces cla­viers de la dou­leur, reten­ti­ront à jamais et le bour­don­ne­ment de mes néga­tions et les doux bai­sers de ma compassion.

Je m’ap­pelle Pro­tée. Mon âme aujourd’­hui est un papillon aux ailes étranges et je me suis posé sur de curieuses murailles. La nuit der­nière, j’é­tais une chauve-sou­ris et un mou­rant m’a­vait don­né nais­sance. Demain, je serai l’œil hié­ro­gly­tique d’un nouveau-né.

Il est des jours où je suis un cou­sin qui pique les dieux, action­né par une fré­né­sie de des­truc­tion. Il est des cré­pus­cules sinistres où je campe dans l’ombre et où je bivouaque avec des feux-follets.

Mon cer­veau est un fan­tas­tique ver à soie qui tisse des uni­vers sans len­de­main et qu’au­cune année n’a engen­dré ; des rythmes étranges le font vibrer. J’o­béis à l’ap­pel de visions ata­viques impé­rieuses, de sou­ve­nirs gra­vés sur le par­che­min d’an­tiques émo­tions et qui s’illu­minent soudainement.

Je suis sans rime, sans rai­son, dépour­vu de sens ; et même de bon sens. Je suis, j’é­tais, je serai, je vois.

Je suis l’es­prit de toutes les révo­lu­tions. Je suis la fan­fare qui s’é­lève de la bar­ri­cade qui se dresse là-bas, en pleine rue. Je suis l’homme ligo­té qui veut se débar­ras­ser des sangles de la Res­tric­tion. On m’a brû­lé avec Gior­da­no Bru­no, et fusillé avec Fer­rer. Je suis socia­liste, anar­chiste, indi­vi­dua­liste ; je suis le Rêve Dyna­mique, la bombe qui mine toute puis­sance cher­chant à noyer le feu pro­mé­théen dans la vase des sen­tines de la rou­tine et de la foi.

Je suis l’une de la che­vau­chée des walküres wag­né­riennes. Venez, ô hommes, sai­sis­sez-moi aux che­veux, attra­pez mes san­dales de flamme, sus­pen­dez-vous à mes paroles. Au delà des Wal­hal­las, et de tout ce qui a péri, et de toutes les salles de mas­sacres, dans l’in­fi­ni, dans les infi­nis, nous che­vau­chons sur l’é­cume et sur la hâte de notre volon­té tumultueuse.

Qui donc ajou­te­ra une cou­dée à l’In­fi­ni et une minute à l’É­ter­ni­té ? Moi, par ces deux mots : Je suis.

Le corps, cet auge de chair où le temps fouille, furète, pêche, met en pièces : je ne suis pas cela. — Le soleil conge­lé de la Rai­son : je ne suis pas cela. — Le Centre opaque de la lumière uni­ver­selle : je ne suis pas cela. — La divi­ni­té du Bien je ne suis pas cela. Pas plus que le Centre pas­sion­né du Plai­sir. Je suis le Mys­tère et le Puits mer­veilleux, l’Œil fabu­leux qui n’est point fixé à un visage, le Mil­lé­nium de la Transformation.

Je suis un enfer las­sé du feu éter­nel, un ciel fati­gué de la béa­ti­tude, un olympe vidé de ses dieux.

Je suis un païen qui vomit la vigne, un chré­tien qui défèque sur la croix et — chose la plus incroyable qui soit — un juif qui crache sur le Veau d’Or.

Je parle, situé de l’autre côté de la matière. Je nie et je crois ; je ricane et j’aime. Je suis un incons­tant et un apos­tat. Je pos­sède l’u­ni­té du Nia­ga­ra, les bornes de l’é­clair, le mou­ve­ment ryth­mé des trem­ble­ments de terre.

Vie, ô Vie ! Airain, gra­nit inexo­rable. Chaînes indes­truc­tibles de nos éter­nelles lamen­ta­tions ! Hosan­na à la Vie, de ma part, à moi, qui suis le per­pé­tuel héré­siarque cosmique.

Ben­ja­min de Casseres

La Presse Anarchiste