La Presse Anarchiste

Un des notres disparait : P.-N. Roinard

L’essen­tiel n’est pas de vivre, mais de survivre ».

P.-N. Roinard

Le grand poète P.-N. Roinard, qui mit con­stam­ment ses actes en har­monie avec ses idées, et ne fit aucune con­ces­sion aux « dieux » de son époque, vient de mourir à l’âge de 74 ans, après une vie admirable de sagesse, toute con­sacrée à l’art. Banville d’Hos­tel, qui était allé le voir quelques jours aupar­a­vant pour lui deman­der de nous don­ner un man­u­scrit des­tiné à fig­ur­er dans notre « Bib­lio­thèque de l’Artis­to­cratie », l’avait trou­vé très mal et m’avait fait part de ses appréhen­sions. Aujour­d’hui, notre ami n’est plus. Il est entré dans l’immortalité.

P.-N. Roinard qui, par une sin­gulière ironie, por­tait le prénom de Napoléon, est l’un des derniers représen­tants de la haute poésie, en ces temps de mer­can­til­isme où sincérité et dés­in­téresse­ment ne sont plus de mode. Il nous donne à tous un bel exem­ple à suiv­re. Indi­vid­u­al­iste dans son œuvre comme dans sa vie — artis­to­crate, pour employ­er une épithète qui m’est chère — on trou­ve de nos jours peu d’écrivains qui aient eu à la fois autant de sci­ence et de con­science. C’est une grande fig­ure qui dis­paraît, c’est un des hommes les plus remar­quables de la généra­tion sym­bol­iste que nous per­dons en lui. Nor­mand, né à Neufchâ­tel-en-Bray, il vint de bonne heure à Paris men­er le bon com­bat con­tre toutes les formes d’iniq­ui­té. Jamais Roinard n’a pu penser qu’un écrivain devait rester dans sa tour d’ivoire, sourd aux souf­frances d’autrui. Lui-même con­nut la douleur, parce qu’il ne voulut pas se courber. Il rompit avec sa famille, il rompit avec l’en­seigne­ment de l’É­cole des Beaux-Arts qu’il avait fréquen­tée quelque temps, il rompit avec l’en­seigne­ment de l’É­cole de Médecine — son père, qui était notaire, avait rêvé d’en faire un doc­teur — comme il devait rompre avec la poésie par­nassi­enne, qui un instant l’avait acca­paré. Il reje­ta par dessus bord tous les esclavages pour vivre sa vie « en beauté », et il s’adon­na aux Mus­es avec la même fer­veur qu’il met­tait à défendre. ses cama­rades anar­chistes, injuste­ment pour­suiv­is. Nous le trou­vons partout où la jus­tice et la lib­erté récla­ment ses services.

Il avait pub­lié en 1889, lors de la fon­da­tion du Mer­cure de France, qui comp­tait au nom­bre de ses rédac­teurs des hommes sincères et courageux, un vol­ume de vers inti­t­ulé Nos Plaies. On voy­ait sur la cou­ver­ture un por­trait de Roinard, dess­iné par lui-même, le vis­age transper­cé d’un coup de couteau. Il y dis­ait ses rancœurs avec ses espérances. Dans ces poèmes se fai­sait encore sen­tir l’in­flu­ence de Cop­pée et de Richep­in. Il ne tar­da pas à s’en affranchir pour s’adon­ner à une œuvre plus per­son­nelle, en même temps qu’il se jetait corps et âme dans la mêlée sociale. Il dirige alors la Revue Septen­tri­onale, col­la­bore à la sec­onde Pléi­ade, puis à la Plume, aux Échos d’art libre au Mer­cure de France, etc… Et aus­si il col­la­bore à l’en dehors, de Zo d’Axa. Sym­bol­iste, il se déclare égale­ment indi­vid­u­al­iste, livre bataille à l’au­torité. Craig­nant non sans rai­son d’être impliqué dans le fameux procès des Trente, il s’ex­ile à Brux­elles. Il y reste dix ans. Il mène en Bel­gique la même vie « en beauté » que dans le milieu parisien. De l’autre côté des fron­tières, la Bohème, qu’il incar­ne, scan­dalise le bour­geois. Roinard, en effet, ne voulait vivre que de sa plume, et refu­sait de deman­der à un méti­er quel­conque des ressources pour vivre. Il écrit des poèmes, des pièces de théâtre, des cri­tiques d’art. Il rédi­ge même de petits « qua­trains » pour le savon Vaissier et autres produits !

P.-N. Roinard est tout entier, avec sa fougue, sa puis­sance ver­bale, sa noblesse de pen­sée dans La Mort du Rêve, poèmes pub­liés en 1912 au Mer­cure de France, et dans ces ouvrages plus récents que sont Le Don­neur d’Il­lu­sions, féérie trag­ique en cinq actes, La Légende Rouge, cinq actes en vers, et Chercheurs d’Im­pos­si­ble, cinq actes et onze tableaux. Il a encore écrit Les Miroirs (1909), « moral­ité lyrique en cinq phas­es », Sur l’Av­enue sans fin, La Ren­con­tre radieuse, et les Por­traits du Prochain siè­cle, vol­ume de cri­tique. Il laisse achevés deux man­u­scrits : un Traité de Ver­si­fi­ca­tion, et Por­traits d’après la Vie (nous espérons bien pub­li­er ce dernier dans notre Bib­lio­thèque de l’Arlis­to­cratie).

L’art d’ac­tion de Roinard fut com­plété d’«actions d’art ». Il était tou­jours prêt à sign­er les « protes­ta­tions » qu’on lui présen­tait chaque fois qu’une iniq­ui­té était com­mise. Je rap­pellerai qu’ayant pris moi-même l’ini­tia­tive de tir­er des griffes de la jus­tice espag­nole le dessi­na­teur Asch­er, Roinard avait été un des pre­miers à répon­dre à mon appel (j’avais pub­lié sa let­tre dans le Lib­er­taire). Banville d’Hos­tel nous a con­té qu’un jour le représen­tant d’un grand édi­teur étant venu lui deman­der un man­u­scrit qui, dis­ait-il, lui rap­porterait « beau­coup d’ar­gent », ain­si qu’une déco­ra­tion, Roinard lui avait mon­tré la porte. Ce geste dépeint son car­ac­tère. Il avait fondé avec Banville d’Hos­tel le syn­di­cat des Écrivains, et la Fédéra­tion inter­na­tionale des Sci­ences, des Arts et des Lettres.

P.-N. Roinard est des nôtres. Si la presse bour­geoise lui a con­sacré quelques lignes, ce n’est pas à elle qu’il apparte­nait. Nous devions rap­pel­er son action dans les colonnes de l’en dehors, qui était pour lui l’un des meilleurs organes d’a­vant-garde. Nous l’avons accom­pa­g­né au Colum­bar­i­um. Son corps n’est que cen­dres. Sa pen­sée nous reste. Elle ne péri­ra point.

Gérard de Lacaze-Duthiers


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