Les voleurs ne sont pas généralement des anarchistes. Ils exercent le vol sans aucune intention de rébellion consciente. Le critère dominant chez eux est celui de l’appropriation et non celui de l’expropriation. Quelqu’un a dans le sang la tendance au vol et à la rapine comme d’autres l’ont à la luxure ou à la violence sanguinaire. La plupart d’entre eux sont une conséquence naturelle de nos conditions économiques et sociales actuelles.
Évidemment, il ne nous appartient pas de prononcer des paroles de condamnation ni sur les uns ni sur les autres. Bien au contraire, il appartiendrait aux « franciscains » de l’anarchisme de porter en de tels milieux des paroles de consolation, de lumière et d’espérance.
Mais à côté des voleurs qui par instinct, par nécessité, parce que pris dans un engrenage dont la société des honnêtes gens ne permet pas qu’on s’évade avec dignité — à côté des voleurs qui, aux heures de loisir, se proclament monarchistes ou catholiques, il y a des expropriateurs qui volent l’ennemi avec la volonté de lui porter préjudice.
Oui, il y a des anarchistes expropriateurs, ou mieux des expropriateurs qui se déclarent anarchistes;… tout comme il y a des industriels et des commerçants qui se déclarent anarchistes.
Au compagnon industriel ou commerçant… les plus purs — les plus puritains parmi les nôtres — serrent la main sans aucune répugnance ; ils en acceptent l’obole pour la propagande qui leur est chère sans couper des cheveux en quatre pour justifier cette acceptation. Je ne suis pas un expropriateur et je ne cache pas mon opinion qui est que je doute qu’on arrive plus vite par ce chemin-là que par un autre à démolir la société bourgeoise, mais je déclare en toute franchise que je ne me sentirai jamais diminué — en tant qu’homme et en tant qu’anarchiste — en serrant la main d’un camarade qu’on emmène en prison ou qui monte sur le gibet. Et je ne le renierai pas parce que son geste ne revêt pas toutes les caractéristiques du parfait délit politique.
Ceci au point de vue particulier.
Si l’on veut réexaminer la question à un point de vue qui embrasse l’ensemble de la foule des voleurs (je veux dire par là… tous les illégaux) et des expropriateurs (les deux termes ne sont pas synonymes), il faudrait réfléchir que dans une société qui base ses fortunes ou la fortune de ses classes et castes dominantes sur le vol légalisé c’est-à-dire sur la spoliation réciproque, sur la tromperie, sur la fraude, sur l’usure et qui fait de la propriété capitalisée un résultat, non de sa peine, mais de l’exploitation (sanctionnée par la loi) de la fatigue d’autrui — le phénomène de l’appropriation et de l’expropriation illégale n’est qu’une conséquence logique ― on pourrait dire fatale, inéluctable et, dans nombre de cas, imposée.
Nous plaçant alors au-dessus de la mêlée, pour écrire l’histoire du temps qui passe avec un critérium purement objectif, on devrait arriver à la conclusion que tracer des distinctions entre les voleurs légaux et illégaux — pis encore, admettre de telles distinctions, — est, dans le meilleur des cas, une perte de temps, car le vol étant à la base, que dis-je étant la base même des conditions économiques, politiques, sociaux, il est indiqué et légitimé par celles-ci même comme un moyen de vie…
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Les expropriateurs qui sortent ou surgissent du mouvement politique anarchiste ne sont pas des théoriciens. Ils ne font pas de théorie : ils agissent. Pour les guider dans leur action, ils font intervenir un raisonnement qui manque de subtilité, est peut-être très simpliste, mais où la logique ne fait cependant pas défaut. Les moins altruistes disent ou se disent : ― « La douleur, la joie, la fatigue ne sont pas réparties équitablement ; le Christ n’est pas plus mort pour tous que les immortels principes de la révolution de 1789, imposés par la guillotine à l’admiration universelle, n’ont fait de l’égalité, une réalité. Le travail ne rend heureux que les oisifs qui savent et peuvent accumuler le profit de la fatigue d’autrui, soit grâce à l’usure, soit grâce à l’exploitation. Pourquoi travailler si le travail est une peine et si, avec ce qu’on peut en tirer, nous restons toujours une classe de misérables ? C’est l’argent, la possession de l’argent qui, dans un monde où tout est vendable et achetable donne la possibilité de vivre pleinement ; en effet vivent pleinement ceux qui grâce à l’usure, au vol légal ou, par caprice du sort, l’ont accumulé. Prenons donc cet argent où il se trouve et illégalement, puisque la capacité nous manque de nous en emparer avec l’habilité sanctionnée et légitimée par le code, ou que nous la dédaignons. Du reste les détenteurs sont avertis : ils ont à leur disposition une vaste organisation policière d’État et privée pour défendre leurs coffres-forts, nous leur livrons et dans des conditions bien plus désavantageuses pour nous une guerre de brigandages, laquelle, il y a à peine quelques siècles, était fort en vogue pour se tailler baronnies, comtés et duchés. Avec cette différence pourtant que nous ne voulons pas accumuler, mais disperser, jouir, distribuer… Et — ajoutent ceux d’entre eux qui étant les plus profondément altruistes et solidaires, veulent donner à leur action expropriatrice une physionomie de révolté — porter un pain là où on meurt de faim et procurer une arme à qui ne peut se l’acheter ».
Je trouve naturel que les attaqués trouvent ces voleurs plus dangereux que les autres, mais il me parait incompréhensible que des gens comme nous s’obstinent à les considérer des voleurs… comme les autres.
Certainement leur mode de raisonner n’est pas précisément… socialiste ; ce n’est certes pas le chemin qu’ils suivent qui conduira les masses à la révolution sociale et à l’expropriation des classes riches dans l’intérêt de la collectivité. Nous parlons non d’une méthode de lutte, mais d’un épisode de la lutte. Or, dans le raisonnement ci-dessus qui ne sent le souffle ardent de l’esprit démolisseur, l’exaspération de celui qui souffre souffleté par l’orgie des jouisseurs, un désir profond de justice qui transforme le brigand en un insurgé ou l’insurgé en un brigand ?
Ce raisonnement vous trouble ? Certes, mais il est naturel, il est logique qu’il soit tenu par un nombre déterminé d’hommes ; il est naturel et logique que de ce groupe se déchaîne une onde cyclonique et qu’en cette onde se condense l’électricité qui foudroie.
Il faut observer et comprendre, non s’arrêter à la surface et baser son jugement sur des incidents ; il faut chercher, derrière le masque, le visage de l’expropriateur, en distinguer l’âme qui condense les ténèbres et sous leur épaisseur cache une torche. Son destin est tragique, mais peut se transformer en épopée…
Gigi Damiani