La Presse Anarchiste

Vivent les voleurs ! Au diable les voleurs !

Les voleurs ne sont pas géné­ra­le­ment des anar­chistes. Ils exercent le vol sans aucune inten­tion de rébel­lion consciente. Le cri­tère domi­nant chez eux est celui de l’ap­pro­pria­tion et non celui de l’ex­pro­pria­tion. Quel­qu’un a dans le sang la ten­dance au vol et à la rapine comme d’autres l’ont à la luxure ou à la vio­lence san­gui­naire. La plu­part d’entre eux sont une consé­quence natu­relle de nos condi­tions éco­no­miques et sociales actuelles.

Évi­dem­ment, il ne nous appar­tient pas de pro­non­cer des paroles de condam­na­tion ni sur les uns ni sur les autres. Bien au contraire, il appar­tien­drait aux « fran­cis­cains » de l’a­nar­chisme de por­ter en de tels milieux des paroles de conso­la­tion, de lumière et d’espérance.

Mais à côté des voleurs qui par ins­tinct, par néces­si­té, parce que pris dans un engre­nage dont la socié­té des hon­nêtes gens ne per­met pas qu’on s’é­vade avec digni­té — à côté des voleurs qui, aux heures de loi­sir, se pro­clament monar­chistes ou catho­liques, il y a des expro­pria­teurs qui volent l’en­ne­mi avec la volon­té de lui por­ter préjudice.

Oui, il y a des anar­chistes expro­pria­teurs, ou mieux des expro­pria­teurs qui se déclarent anar­chistes;… tout comme il y a des indus­triels et des com­mer­çants qui se déclarent anarchistes.

Au com­pa­gnon indus­triel ou com­mer­çant… les plus purs — les plus puri­tains par­mi les nôtres — serrent la main sans aucune répu­gnance ; ils en acceptent l’o­bole pour la pro­pa­gande qui leur est chère sans cou­per des che­veux en quatre pour jus­ti­fier cette accep­ta­tion. Je ne suis pas un expro­pria­teur et je ne cache pas mon opi­nion qui est que je doute qu’on arrive plus vite par ce che­min-là que par un autre à démo­lir la socié­té bour­geoise, mais je déclare en toute fran­chise que je ne me sen­ti­rai jamais dimi­nué — en tant qu’­homme et en tant qu’a­nar­chiste — en ser­rant la main d’un cama­rade qu’on emmène en pri­son ou qui monte sur le gibet. Et je ne le renie­rai pas parce que son geste ne revêt pas toutes les carac­té­ris­tiques du par­fait délit politique.

Ceci au point de vue particulier.

Si l’on veut réexa­mi­ner la ques­tion à un point de vue qui embrasse l’en­semble de la foule des voleurs (je veux dire par là… tous les illé­gaux) et des expro­pria­teurs (les deux termes ne sont pas syno­nymes), il fau­drait réflé­chir que dans une socié­té qui base ses for­tunes ou la for­tune de ses classes et castes domi­nantes sur le vol léga­li­sé c’est-à-dire sur la spo­lia­tion réci­proque, sur la trom­pe­rie, sur la fraude, sur l’u­sure et qui fait de la pro­prié­té capi­ta­li­sée un résul­tat, non de sa peine, mais de l’ex­ploi­ta­tion (sanc­tion­née par la loi) de la fatigue d’au­trui — le phé­no­mène de l’ap­pro­pria­tion et de l’ex­pro­pria­tion illé­gale n’est qu’une consé­quence logique ― on pour­rait dire fatale, iné­luc­table et, dans nombre de cas, imposée.

Nous pla­çant alors au-des­sus de la mêlée, pour écrire l’his­toire du temps qui passe avec un cri­té­rium pure­ment objec­tif, on devrait arri­ver à la conclu­sion que tra­cer des dis­tinc­tions entre les voleurs légaux et illé­gaux — pis encore, admettre de telles dis­tinc­tions, — est, dans le meilleur des cas, une perte de temps, car le vol étant à la base, que dis-je étant la base même des condi­tions éco­no­miques, poli­tiques, sociaux, il est indi­qué et légi­ti­mé par celles-ci même comme un moyen de vie

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Les expro­pria­teurs qui sortent ou sur­gissent du mou­ve­ment poli­tique anar­chiste ne sont pas des théo­ri­ciens. Ils ne font pas de théo­rie : ils agissent. Pour les gui­der dans leur action, ils font inter­ve­nir un rai­son­ne­ment qui manque de sub­ti­li­té, est peut-être très sim­pliste, mais où la logique ne fait cepen­dant pas défaut. Les moins altruistes disent ou se disent : ― « La dou­leur, la joie, la fatigue ne sont pas répar­ties équi­ta­ble­ment ; le Christ n’est pas plus mort pour tous que les immor­tels prin­cipes de la révo­lu­tion de 1789, impo­sés par la guillo­tine à l’ad­mi­ra­tion uni­ver­selle, n’ont fait de l’é­ga­li­té, une réa­li­té. Le tra­vail ne rend heu­reux que les oisifs qui savent et peuvent accu­mu­ler le pro­fit de la fatigue d’au­trui, soit grâce à l’u­sure, soit grâce à l’ex­ploi­ta­tion. Pour­quoi tra­vailler si le tra­vail est une peine et si, avec ce qu’on peut en tirer, nous res­tons tou­jours une classe de misé­rables ? C’est l’argent, la pos­ses­sion de l’argent qui, dans un monde où tout est ven­dable et ache­table donne la pos­si­bi­li­té de vivre plei­ne­ment ; en effet vivent plei­ne­ment ceux qui grâce à l’u­sure, au vol légal ou, par caprice du sort, l’ont accu­mu­lé. Pre­nons donc cet argent où il se trouve et illé­ga­le­ment, puisque la capa­ci­té nous manque de nous en empa­rer avec l’ha­bi­li­té sanc­tion­née et légi­ti­mée par le code, ou que nous la dédai­gnons. Du reste les déten­teurs sont aver­tis : ils ont à leur dis­po­si­tion une vaste orga­ni­sa­tion poli­cière d’É­tat et pri­vée pour défendre leurs coffres-forts, nous leur livrons et dans des condi­tions bien plus désa­van­ta­geuses pour nous une guerre de bri­gan­dages, laquelle, il y a à peine quelques siècles, était fort en vogue pour se tailler baron­nies, com­tés et duchés. Avec cette dif­fé­rence pour­tant que nous ne vou­lons pas accu­mu­ler, mais dis­per­ser, jouir, dis­tri­buer… Et — ajoutent ceux d’entre eux qui étant les plus pro­fon­dé­ment altruistes et soli­daires, veulent don­ner à leur action expro­pria­trice une phy­sio­no­mie de révol­té — por­ter un pain là où on meurt de faim et pro­cu­rer une arme à qui ne peut se l’acheter ».

Je trouve natu­rel que les atta­qués trouvent ces voleurs plus dan­ge­reux que les autres, mais il me parait incom­pré­hen­sible que des gens comme nous s’obs­tinent à les consi­dé­rer des voleurs… comme les autres.

Cer­tai­ne­ment leur mode de rai­son­ner n’est pas pré­ci­sé­ment… socia­liste ; ce n’est certes pas le che­min qu’ils suivent qui condui­ra les masses à la révo­lu­tion sociale et à l’ex­pro­pria­tion des classes riches dans l’in­té­rêt de la col­lec­ti­vi­té. Nous par­lons non d’une méthode de lutte, mais d’un épi­sode de la lutte. Or, dans le rai­son­ne­ment ci-des­sus qui ne sent le souffle ardent de l’es­prit démo­lis­seur, l’exas­pé­ra­tion de celui qui souffre souf­fle­té par l’or­gie des jouis­seurs, un désir pro­fond de jus­tice qui trans­forme le bri­gand en un insur­gé ou l’in­sur­gé en un brigand ?

Ce rai­son­ne­ment vous trouble ? Certes, mais il est natu­rel, il est logique qu’il soit tenu par un nombre déter­mi­né d’hommes ; il est natu­rel et logique que de ce groupe se déchaîne une onde cyclo­nique et qu’en cette onde se condense l’élec­tri­ci­té qui foudroie.

Il faut obser­ver et com­prendre, non s’ar­rê­ter à la sur­face et baser son juge­ment sur des inci­dents ; il faut cher­cher, der­rière le masque, le visage de l’ex­pro­pria­teur, en dis­tin­guer l’âme qui condense les ténèbres et sous leur épais­seur cache une torche. Son des­tin est tra­gique, mais peut se trans­for­mer en épopée…

Gigi Damia­ni

La Presse Anarchiste