La Presse Anarchiste

Réflexions sur le récent congrès anarchiste tenu à Berlin

[(Nous avons reçu, du cama­rade B. de Ligt, anar­chiste Hol­landais, une très intéres­sante et très com­plète étude sur le Con­grès inter­na­tion­al que les Anar­chistes ont tenu, à Berlin, fin décem­bre 1921.

Mal­heureuse­ment, cette étude est trop longue pour qu’il nous soit pos­si­ble de la pub­li­er in-exten­so.

Nous en extrayons quelques chapitres, que nous sommes heureux de plac­er sous les yeux des lecteurs de la Revue Anarchiste:)]

L’anarchisme depuis 1914

La puis­sance tout autant que la faib­lesse du mou­ve­ment anar­chiste se sont fait sen­tir très claire­ment depuis 1914. Cepen­dant, dans plusieurs pays, par­ti­c­ulière­ment dans ceux où l’a­n­ar­chisme, allié au syn­di­cal­isme, avait plongé des racines plus ou moins pro­fondes dans le mou­ve­ment ouvri­er, comme c’est le cas pour la France, l’I­tal­ie, l’Es­pagne et la Hol­lande, on vit naître spon­tané­ment une forte oppo­si­tion con­tre la guerre mondiale.

On ne saurait dire non plus que tous les grands représen­tants de l’a­n­ar­chisme ont déserté le mou­ve­ment. Malat­es­ta en Ital­ie, Sébastien Fau­re en France, Domela Niewen­huis en Hol­lande, tin­rent bon. L’e­sprit de résis­tance con­tre le mil­i­tarisme cap­i­tal­iste, le courage offen­sif et la volon­té de bris­er la dic­tature de la classe bour­geoise se man­i­festèrent le plus claire­ment, à par­tir de 1917, par­mi les anar­chistes de Russie, de Sibérie, d’I­tal­ie et d’Es­pagne. De même, nos cama­rades des États-Unis, du Mex­ique, du Brésil et de Hon­grie lut­tèrent vail­lam­ment con­tre la ter­reur blanche. Partout, on a vu et on con­tin­ue à voir des anar­chistes pleins d’ini­tia­tive à la tête des ten­ta­tives révolutionnaires.

On com­mence à com­pren­dre tout ce que la révo­lu­tion russe doit au con­cours des anar­chistes de Pet­ro­grad et de Moscou, d’Ukraine et de Sibérie. Dans la mesure où l’avenir lève le voile du passé, on ver­ra que le courage et la ténac­ité des anar­chistes n’ont pas peu con­tribué à ren­vers­er le régime tsariste et à repouss­er les offen­sives renou­velées du cap­i­tal­isme inter­na­tion­al. Les témoins rap­por­tent que la spon­tanéité et le dévoue­ment de nos cama­rades russ­es, au nom­bre « de plusieurs dizaines de mil­liers, ont pro­pre­ment opéré des miracles ».

Mais quel que fut l’héroïsme des anar­chistes dans la phase destruc­tive de la révo­lu­tion, il faut dire que, quant au tra­vail de recon­struc­tion révo­lu­tion­naire, ils n’ont pas tenu ce qu’il était per­mis d’e­spér­er. Pas un des grands courants anar­chistes n’a réus­si à se fray­er une route comme puis­sance de créa­tion révo­lu­tion­naire. La direc­tion de la révo­lu­tion pas­sa aux mains des bolcheviks, lesquels, en se ser­vant des méth­odes de dic­tature bour­geoise, ne firent, en somme, ni plus ni moins qu’une révo­lu­tion bour­geoise, non dépourvue, il est vrai, de nou­velles ten­dances pro­lé­tari­ennes et révo­lu­tion­naires. Con­traints par l’his­toire d’in­stituer un nou­v­el ordre autori­taire, ils prof­itèrent du manque d’u­nion et de l’im­pré­pa­ra­tion poli­tique et économique des anar­chistes, pour étouf­fer le mou­ve­ment de révo­lu­tion anti-autori­taire dans la vio­lence et le sang.

Heureuse­ment, les anar­chistes com­men­cent partout à recon­naître les défauts et les faib­less­es inhérents au mou­ve­ment et à en faire l’ob­jet de leurs études et le sujet de la dis­cus­sion publique. Cela prou­ve bien l’in­de­struc­tible vital­ité de l’anarchisme.

En Ital­ie, on a fait l’es­sai de nou­velles méth­odes de com­bat, au cours des récentes actions révo­lu­tion­naires. En Autriche, c’est Pierre Ramus qui vient de pub­li­er un livre sur « La Recon­struc­tion de la Société par l’A­n­ar­chisme Com­mu­niste ». En France, les anar­chistes ont tenu un con­grès nation­al à Lyon qui leur a servi à revoir et à renou­vel­er leurs con­cep­tions sur beau­coup de rapports.

Ce con­grès man­i­fes­ta une belle volon­té d’u­ni­fi­ca­tion et de syn­thèse des dif­férents courants de l’a­n­ar­chisme. Il compte par­mi les plus beaux Con­grès du mouvement. 

On y vint à une organ­i­sa­tion libre, au sein de laque­lle il est lais­sé toute lib­erté aux dif­férents groupe­ments de s’u­nir plus ou moins étroite­ment, selon leurs con­cep­tions pro­pres. Les mesures d’or­gan­i­sa­tion furent pris­es en sorte de réduire au strict min­i­mum les dan­gers de la cen­tral­i­sa­tion, de la bureau­cratie, du man­dar­i­nat et du fonc­tion­nar­isme. Mauri­cius invi­ta ses cama­rades à éla­bor­er un pro­gramme agraire et indus­triel, afin que les crises révo­lu­tion­naires de l’avenir ne trou­vent plus les anar­chistes au dépourvu, comme cela a été mal­heureuse­ment le cas pour la révo­lu­tion russe. Une réso­lu­tion essen­tielle fait ressor­tir l’im­por­tance cap­i­tale qu’il y a à étudi­er les prob­lèmes d’or­dre poli­tique, agraire et indus­triel, la néces­sité de la pro­pa­gande par­mi les femmes et lés jeunes gens et enfin l’u­til­ité de la fon­da­tion d’é­coles, pour les militants.

Les anarchistes au congrès de Berlin

De même, le Con­grès inter­na­tion­al des Anar­chistes, tenu à Berlin, du 25 au 31 décem­bre, a la valeur d’un symp­tôme de réno­va­tion anar­chiste. Ce con­grès présen­tait vrai­ment un intérêt inter­na­tion­al : il a reçu des rap­ports venant de Bul­gar­ie, du Cana­da, de la Chine, d’Alle­magne, d’An­gleterre, de France, de Hol­lande, d’I­tal­ie, de Russie, de Sibérie, de Scan­di­navie, d’Es­pagne, de l’Ukraine, de Suisse et des États-Unis ; il y avait des représen­tants de la Bul­gar­ie, du Cana­da, de la Chine, de l’Alle­magne, de l’An­gleterre, de la France, de la Hol­lande, de l’I­tal­ie, de la Norvège, de la Russie, de la Sibérie, de l’Es­pagne, de l’Ukraine, des États-Unis et de la Suède.

Mal­heureuse­ment plusieurs représen­tants autorisés de l’a­n­ar­chisme, dont Malat­es­ta (Ital­ie), Bertoni (Suisse), Sébastien Fau­re (France), Emma Gold­mann (Russie) et Pierre Ramus (Autriche) étaient empêchés de venir. L’Autrichien Fre­und avait été arrêté au moment de pass­er la fron­tière. Il n’y en avait pas moins à peu près quar­ante délégués étrangers. Les réu­nions secrètes reçurent une impor­tance toute par­ti­c­ulière et un grand intérêt théorique et pra­tique par les dis­cus­sions au sujet de la tac­tique révo­lu­tion­naire entre Geiz­man, l’an­cien com­mis­saire aux affaires étrangères d’une République Sovié­tique Sibéri­enne, et Voline, l’an­cien rédac­teur du Golos Tru­da, de Peters­bourg, qui a par­ticipé aux com­bats révo­lu­tion­naires dans l’Ukraine et passé plus ou moins deux ans en prison à Moscou.

Une vieille infir­mité de l’a­n­ar­chisme n’a pas lais­sé de faire sen­tir ses incon­vénients dans la pré­pa­ra­tion défectueuse et l’aspect plutôt chao­tique du con­grès. Les rival­ités entre les dif­férents courants au sein de l’a­n­ar­chisme alle­mand for­mèrent, surtout aux pre­miers jours, un sérieux obsta­cle à la bonne marche des séances. Bien que le con­grès ait été con­vo­qué par la Fédéra­tion des Anar­chistes com­mu­nistes d’Alle­magne, on peut dire que la haute con­duite, du côté alle­mand, apparte­nait à Rodolphe Rock­er, un syn­di­cal­iste habile et doué. Con­traire­ment à ce que les cama­rades français ont si heureuse­ment ten­té à Lyon, les cama­rades alle­mands n’ont pas réus­si à englober les groupes plus ou moins autonomes, dis­per­sés dans le pays, en une organ­i­sa­tion nationale élas­tique. Les cama­rades de Ham­bourg et ceux de Berlin ont fait mon­tre d’une grande intolérance réciproque. Il sem­blait que les cama­rades berli­nois voulaient faire pass­er leurs pro­pres con­cep­tions rel­a­tives au syn­di­cal­isme anar­chique et à l’or­gan­i­sa­tion comme les seules légitimes [[Cette impres­sion est con­fir­mée par le fait que Rock­er est une per­son­nal­ité con­sid­érable, non seule­ment au physique, mais encore au moral et intel­lectuelle­ment : les délégués du par­ti adverse n’avaient per­son­ne à lui oppos­er…]]. Les anar­chistes français, ital­iens et hol­landais n’hésitèrent pas à s’op­pos­er à cette ten­dance. Finale­ment, le con­grès s’in­spi­ra de plus en plus de cet esprit de tolérance, ami de la lib­erté, qui dis­tin­gua le con­grès de Lyon.

Ce qui a encore défa­vor­able­ment influ­encé l’at­mo­sphère du con­grès, c’est que les con­férences furent toutes plus ou moins impro­visées et qu’il n’avait pas été pos­si­ble aux par­tic­i­pants du con­grès d’ap­pro­fondir d’a­vance suff­isam­ment les prob­lèmes à dis­cuter. Un seul rap­port (sur l’a­n­ar­chisme et la ques­tion agraire) avait pu être pré­paré par un cama­rade ital­ien. Mal­heureuse­ment, celui-ci fut absent du con­grès. La néces­sité qu’il y a de soumet­tre ce domaine à une étude appro­fondie et fouil­lée s’est bien fait sen­tir dans l’ex­posé d’un cama­rade français, lequel traitait la ques­tion agraire en se ser­vant des chiffres d’a­vant-guerre, ain­si que dans la remar­que d’un autre cama­rade alle­mand, con­sis­tant à dire que nous vivons actuelle­ment en des con­di­tions « anor­males » mais que le retour à l’é­tat « nor­mal » ne serait qu’une ques­tion de temps. Le con­grès se déclara incom­pé­tent sur la ques­tion et déci­da d’en traiter spé­ciale­ment au cours d’un con­grès ultérieur.

L’activité des anarchistes au sein des organisations ouvrières économiques

En ce qui con­cerne l’at­ti­tude des anar­chistes en face des organ­i­sa­tions syn­di­cales, le con­grès a adop­té la réso­lu­tion suiv­ante, qui n’a plus besoin d’être com­men­tée ou cri­tiquée, après ce qui a été dit précédemment :

« Le Con­grès anar­chiste inter­na­tion­al con­state que la terre et toute pro­priété s’y trou­vant, ain­si que les instru­ments de la pro­duc­tion, ne doivent appartenir qu’aux tra­vailleurs ; qu’en out­re les organ­i­sa­tions ayant en vue la pro­duc­tion doivent être absol­u­ment indépen­dantes de toutes organ­i­sa­tions politiques.

« Toute organ­i­sa­tion sociale doit par­tir de l’in­di­vidu pro­duc­teur qui s’as­so­cie libre­ment et qui con­serve une pleine ‘autonomie au sein des organ­i­sa­tions plus larges, liées entre elles dans un esprit de fédéral­isme élastique.

« L’or­gan­i­sa­tion sociale trou­ve son expres­sion économique dans les asso­ci­a­tions ouvrières.

« Le con­grès con­state que les syn­di­cats affil­iés à l’In­ter­na­tionale d’Am­s­ter­dam, ain­si que l’Amer­i­can Fed­er­a­tion of Labour, sont pénétrés d’e­sprit réformiste et atteints par l’idée de col­lab­o­ra­tion des classes.

« L’In­ter­na­tionale syn­di­cale Rouge subit l’in­flu­ence immé­di­ate de l’In­ter­na­tionale com­mu­niste. Celle-ci ne voit dans l’I.S.R. qu’un instru­ment pour con­quérir le pou­voir poli­tique et fonder de nou­veaux États qui de leur nature même, s’op­posent au plein affran­chisse­ment des peuples.

« Le con­grès déclare que les organ­i­sa­tions syn­di­cales n’ont à recevoir d’or­dres ni d’Am­s­ter­dam, ni de Moscou, et encore moins à les exé­cuter. Absol­u­ment autonomes et indépen­dantes, elles n’ont à exprimer que les seuls vœux du monde ouvrier.

« Il est néces­saire que les organ­i­sa­tions révo­lu­tion­naires s’u­nis­sent par delà les fron­tières nationales. Le con­grès invite les anar­chistes tra­vail­lant dans les syn­di­cats à pré­par­er la fon­da­tion d’une inter­na­tionale syn­di­cale révo­lu­tion­naire, libre de toute influ­ence extérieure.

« En plus, le con­grès exprime l’avis que le bureau­cratisme est un mal ayant pour con­séquences, suiv­ant les pro­pres paroles de Frédéric Engels, de chang­er les fonc­tion­naires, d’or­ganes et de servi­teurs, en maîtres de la Société. C’est pourquoi il faut ten­dre à ce que les travaux admin­is­trat­ifs, au sein de toutes les organ­i­sa­tions ouvrières, soient exé­cutés par des employés salariés, lesquels ne doivent pas être des chefs, mais de sim­ples employés syndicaux.

« Le mou­ve­ment syn­di­cal sur base fédéral­iste est d’une grande impor­tance pour la réal­i­sa­tion des buts anar­chistes, puisqu’il représente le fonde­ment économique de la libre société future. Cepen­dant, l’ac­tiv­ité anar­chiste ne doit, en aucun cas, se borner aux syn­di­cats : elle doit se répan­dre sur tous les champs de la lutte révo­lu­tion­naire, à tous les étages de la vie intel­lectuelle et sociale.

« Les anar­chistes pren­nent le plus vif intérêt à toutes les organ­i­sa­tions économiques qui con­courent à la réal­i­sa­tion de leur idéal ; ils en font servir les cadres à la prop­a­ga­tion de leurs idées. Au nom­bre de ces organ­i­sa­tions, il faut compter le mou­ve­ment social­iste des guildes, le mou­ve­ment shop-stew­ard, les con­seils d’ou­vri­ers libres, etc…

« Cepen­dant, il ne faut pas oubli­er que tous ces mou­ve­ments et organ­i­sa­tions n’ont pas un car­ac­tère pure­ment anar­chiste et que le but économique des anar­chistes, c’est le com­mu­nisme libre. Partout, au sein de toutes les organ­i­sa­tions, les anar­chistes doivent agir dans un esprit fédéral­iste, pour les idées antibureaucratiques.

« Nous sommes con­va­in­cus que dans une époque révo­lu­tion­naire un seul courant de réno­va­tion économique ne saurait guérir tous les maux soci­aux, mais que les dif­férentes con­di­tions géo­graphiques, économiques et sociales fer­ont naître des formes économiques dif­férentes et des moyens d’ac­tion différents.

« C’est pourquoi le con­grès invite les ouvri­ers à se servir de toutes les armes pro­pres à hâter la révo­lu­tion dans le sens de la Lib­erté et de l’autonomie. »

B. de Ligt


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