La Presse Anarchiste

Échange avec le Conseil Général sur le prochain Congrès de l’Internationale

[(Le Comi­té fédé­ral juras­sien a reçu de
Londres la lettre sui­vante, en réponse à celle qu’il
avait écrite au Conseil géné­ral en date du 15
juillet der­nier (voir Sup­plé­ment au nº 13 du Bulletin).)]

Gene­ral
Coun­cil of the Inter­na­tio­nal Wor­king Men’s Asso­cia­tion. 33,
Rath­bone Place, Oxford Street, London. 

Au
citoyen Schwitz­gué­bel, secré­taire-cor­res­pon­dant du
Comi­té fédé­ral jurassien.

J’ai
sou­mis votre lettre du 15 cou­rant au Conseil général,
et il m’a char­gé de vous répondre qu’a­vant de fixer la
Haye comme lieu de la réunion du pro­chain Congrès, le
Conseil géné­ral avait pris en consi­dé­ra­tion tous
les argu­ments conte­nus dans votre lettre, et que ce choix a été
dic­té par les consi­dé­ra­tions suivantes :

Le
Congrès ne pour­rait se tenir en Suisse, parce que c’est de là
que sont par­ties les dis­cus­sions et qu’elles y ont leur siège ;
le Congrès subit tou­jours, plus ou moins, l’in­fluence locale
du lieu de sa réunion ; pour don­ner plus de poids à ses
déci­sions et plus de sagesse à ses dis­cus­sions, il
fal­lait lui enle­ver ce carac­tère local, et pour cela il
fal­lait choi­sir un endroit éloi­gné du lieu principal
des discussions.

Vous
n’i­gno­rez pas que sur quatre Congrès, trois ont été
tenus en Suisse, et qu’à Bâle les délégués
belges deman­dèrent que le pro­chain se réunisse à
Ver­viers ou en Hollande.

La
Suisse, mal­gré la liber­té rela­tive dont on y jouit, ne
peut pré­tendre à avoir le mono­pole des Congrès.

Le
Conseil fédé­ral romand se plaint aus­si du choix du
Conseil géné­ral et ne se trouve pas favo­ri­sé par
ce choix.

Salut
et égalité.

H.
Jung, secrétaire
pour la Suisse. 28
juillet 1872.



O —

La
réponse du Conseil géné­ral ne nous paraît
en aucune façon concluante.

En
pre­mier lieu, le Conseil géné­ral de Londres dit avoir
vou­lu sous­traire le Congrès aux influences locales. Mais si
ces influences devaient exis­ter en Suisse, pense-t-on qu’elles
n’exis­te­ront pas à la Haye ? Le citoyen Jung dit en propres
termes que « le Congrès subit tou­jours, plus ou moins,
l’in­fluence locale du lieu de sa réunion. » Donc il
subi­ra celle du milieu, quel qu’il soit, dans lequel il se réunira.
Et cette fois, quel sera ce milieu ? Pré­ci­sé­ment le plus
fâcheux de tous, celui qu’il aurait fal­lu évi­ter avec le
plus de soin, un milieu ger­ma­nique.

Qu’on
ne vienne pas, à ce sujet, répé­ter contre nous
la ridi­cule accu­sa­tion que nous prê­chons la haine des races.
C’est tout au contraire pour empê­cher cette haine de races, qui
ne man­que­rait pas de se pro­duire dans l’In­ter­na­tio­nale si une race
vou­lait essayer de domi­ner les autres
, que nous croyons
néces­saire de par­ler fran­che­ment de cette ques­tion. De quoi
est accu­sé le Conseil géné­ral de Londres, chez
les Espa­gnols, chez les Ita­liens et chez les Fran­çais ? De
ten­dances pan­ger­ma­niques, ce qui signi­fie, en d’autres termes,
de la ten­dance à vou­loir impo­ser l’es­prit alle­mand, l’autorité
des théo­ries alle­mandes, à toute l’In­ter­na­tio­nale. Or
il y a des faits qui mal­heu­reu­se­ment donnent beau­coup de
vrai­sem­blance à cette accusation.

Pre­mier
fait : le Conseil géné­ral a une doc­trine officielle,
qu’on retrouve dans tous ses mani­festes ; et cette doc­trine officielle
est celle qui a été publiée il y a vingt ans
dans le « Mani­feste du par­ti com­mu­niste alle­mand »
(Mani­fest der deut­schen Kom­mu­nis­ten-par­tei). Les signataires
du « Mani­feste des com­mu­nistes alle­mands » sont M. Marx et
M. Engels, les­quels siègent tous deux au Conseil général.
C’est M. Marx qui rédige en géné­ral tous les
docu­ments impor­tants publiés par le Conseil général :
rien d’é­ton­nant dès lors à ce qu’ils portent
l’empreinte d’une doc­trine com­mu­niste alle­mande. Quant à
M. Engels, il est, lui Alle­mand, cor­res­pon­dant du Conseil général
pour l’Es­pagne et l’I­ta­lie
 ; et d’où vient ce choix
sin­gu­lier ? on va le savoir : il y a un an à peu près, le
citoyen Bas­te­li­ca était membre du Conseil général,
et comme il ten­nait la langue espa­gnole, et qu’il a séjourné
en Espagne lors de la pre­mière pros­crip­tion de
l’In­ter­na­tio­nale en France [[Ce fut lui qui pré­si­da le premier
Congrès de l’In­ter­na­tio­nale en Espagne, tenu à
Bar­ce­lone en 1870.]], la pro­po­si­tion fut faite de le nommer
cor­res­pon­dant pour l’Es­pagne ; cette pro­po­si­tion fut rejetée,
par le motif « que ce n’est pas aux divers pays de choi­sir les
cor­res­pon­dants qui leur conviennent le mieux, mais que c’est au
Conseil géné­ral à délé­guer pour
chaque pays le cor­res­pon­dant qui lui parait le plus convenable. »
Et dans le cas par­ti­cu­lier, on impo­sait M. Engels, à l’Espagne
et à l’I­ta­lie, parce que M. Engels, l’alter ego de M.
Marx, devait uti­li­ser son emploi de cor­res­pon­dant à
tra­vailler pour le compte de l’in­trigue mar­xiste
, tan­dis que
Bas­te­li­ca n’au­rait pas été si com­plai­sant. Nous avons
en mains des lettres de M. Engels qui prou­ve­ront la réalité
de tout cela.

Second
fait : Outre M. Marx et M. Engels, qui sont les deux têtes du
Conseil géné­ral, que voit-on dans ce Conseil : des
Alle­mands qui sont de fer­vents dis­ciples de Marx, comme Ecca­rius et
Less­ner ; des Anglais qui entendent fort mal les ques­tions, dès
qu’elles cessent d’être exclu­si­ve­ment anglaises, et qui s’en
rap­portent à M. Marx pour tout ce qui concerne le continent ;
quelques indi­vi­dua­li­tés qui ne sont ni alle­mandes ni
anglaises, mais qui subissent l’in­fluence du milieu dans lequel elles
vivent depuis long­temps, comme le citoyen Jung, ou d’une éducation
alle­mande, comme le citoyen Vaillant ; ajou­tez à cela quelques
citoyens d’autres nations à qui on jette de la poudre aux
yeux, et à qui on fait voter ain­si tout ce qu’on veut : voilà
le Conseil géné­ral. Aus­si tout ce qui avait une pensée
indé­pen­dante s’en est suc­ces­si­ve­ment reti­ré : Robin,
Bas­te­li­ca, Theisz et Camé­li­nat. En cet état de choses,
a‑t-on oui ou non le droit de dire que le Conseil général
a des ten­dances allemandes ?

Troi­sième
fait : Dans la presse socia­liste, chose curieuse, tous les jour­naux de
langue fran­çaise, espa­gnole et ita­lienne com­battent les
ten­dances auto­ri­taires du Conseil géné­ral et se
pro­noncent en faveur de l’au­to­no­mie des Sec­tions et des fédérations :
ce sont l’In­ter­na­tio­nale de Bruxelles, la Liber­té
de Bruxelles, le Mira­beau de Ver­viers, le Bul­le­tin de la
Fédé­ra­tion juras­sienne
, la Fede­ra­cion de
Bar­ce­lone, la Razon de Séville, la Jus­ti­cia de
Mala­ga, le Bole­tin de la Aso­cia­cion de Tra­ba­ja­dores du Ferrol,
le Pro­le­ta­rio de Turin, le Mar­tel­lo de Milan, le Fas­cio
ope­raio
de Bologne, la Cam­pa­na de Naples (nous ne comptons
pas l’É­ga­li­té de Genève, qui sert
d’or­gane aux agents de Marx dans la Suisse romande, ni la
Eman­ci­pa­cion de Madrid, qui sert d’or­gane aux agents de Marx
en Espagne, et qui n’ex­priment ni l’un ni l’autre la pen­sée du
pays.) Par contre, tous les jour­naux de langue alle­mande soutiennent
la ligne de conduite sui­vie par le Conseil géné­ral : ce
sont le Vor­bote de Genève, la Tag­wacht de
Zurich, le Volkss­taat de Leip­zig, le Volks­wille de
Vienne. — Il faut avouer que cette divi­sion de la presse
inter­na­tio­nale en deux camps, dans l’un des­quels on parle français,
ita­lien et espa­gnol, tan­dis que dans l’autre on parle exclusivement
alle­mand, est de nature à faire réfléchir.

Nous
pour­rions insis­ter encore sur d’autres faits, mais nous croyons
inutile d’al­lon­ger cette énu­mé­ra­tion. Comme nous
l’a­vons dit, en France, en Ita­lie et en Espagne on parle, à
tort ou à rai­son, des ten­dances pan­ger­ma­niques du
Conseil géné­ral ; et celui-ci aurait dû, ce nous
semble, tenir à se laver de cette impu­ta­tion. Pour cela il lui
aurait fal­lu convo­quer le Congrès en Suisse, parce que la
Suisse est un ter­rain neutre, n’ap­par­te­nant exclu­si­ve­ment ni à
l’un ni à l’autre des deux par­tis qui divisent
l’In­ter­na­tio­nale, et parce que les fédé­ra­tions auraient
toutes été à peu près à égale
dis­tance du lieu du Congrès et auraient pu, par conséquent,
s’y faire repré­sen­ter dans des pro­por­tions égales. Au
lieu de cela, le Conseil géné­ral va choi­sir la Haye ; et
ce choix pro­vo­que­ra infailli­ble­ment les com­men­taires que voi­ci : on va
très faci­le­ment de Londres à la Haye, c’est une simple
pro­me­nade en bateau à vapeur ; il y aura donc foule de délégués
anglais et de membres du Conseil géné­ral ; l’Allemagne
touche la Hol­lande, donc les délé­gués allemands
pour­ront venir en masse ; enfin le Dane­mark n’est pas bien loin , et
l’on sait que l’In­ter­na­tio­nale danoise emboîte aveuglément
le pas der­rière le Conseil géné­ral, à
preuve l’or­ga­ni­sa­tion ridi­cu­le­ment auto­ri­taire qu’elle s’est donnée.
Quant à la Hol­lande même, que le tempérament
hol­lan­dais soit sym­pa­thique aux prin­cipes de Londres, nous n’en
dou­tons pas. — Donc quatre pays ger­mains : Angle­terre, Allemagne,
Dane­mark et Hol­lande, qui se trouvent aux portes mêmes de la
ville du Congrès. Par contre, de tous les pays où l’on
pro­teste contre le Conseil géné­ral, la Bel­gique est le
seul qui soit à proxi­mi­té de la Haye : tous les autres,
Suisse, France (et pour la France, c’est dans le Midi que
l’In­ter­na­tio­nale est res­tée la plus vivante), Espagne et
Ita­lie, se trouvent à une dis­tance énorme et ne
pour­ront se faire que très fai­ble­ment représenter.

Et
le citoyen Jung pré­tend que cela « don­ne­ra plus de poids
aux déci­sions du Congrès, et plus de sagesse à
ses dis­cus­sions. » Mais c’est une mau­vaise plai­san­te­rie ! Le
seul résul­tat que le Conseil géné­ral aura
obte­nu, c’est qu’on dira, et avec rai­son, que la Haye a été
choi­sie afin que l’élé­ment ger­ma­nique dominât
dans le Congrès ; les déci­sions de celui-ci n’auront
ain­si aucune auto­ri­té morale, et la fâcheuse rivalité
de races que nous vou­drions conju­rer, se trou­ve­ra déchaînée
par le Conseil géné­ral lui-même et par son refus
de faire droit aux légi­times récla­ma­tions des
fédé­ra­tions lésées.

Les
délé­gués belges n’ont point deman­dé à
Bâle que le pro­chain Congrès se réunisse à
Ver­viers ou en Hol­lande. Il n’a pas été question
de la Hol­lande, et le compte-ren­du du Congrès, publié
par le Conseil géné­ral lui-même, en fait foi ; il
n’a été ques­tion que de Ver­viers, et il fut décidé
que si le Congrès ne pou­vait se tenir à Paris, il
aurait lieu à Ver­viers. Pour­quoi, à défaut du
choix d’une ville suisse, n’a­voir pas res­pec­té au moins cette
déci­sion du Congrès de Bâle ? Ver­viers, il est
vrai, n’est pas au centre de l’Eu­rope ; mais au moins les délégués
des fédé­ra­tions méri­dio­nales, de la France et de
la Suisse, auraient eu plus de faci­li­té à s’y rendre.

Enfin,
le fait qu’il y a eu déjà trois Congrès en
Suisse, n’est pas un argu­ment pour empê­cher qu’on n’y en tienne
un qua­trième. Cela ne consti­tue pas un mono­pole au pro­fit de
la Suisse, c’est tout sim­ple­ment le résul­tat de sa position
géo­gra­phique et de ses ins­ti­tu­tions rela­ti­ve­ment libérales.
Si l’on demande que le Congrès se réunisse en Suisse,
ce n’est pas dans l’in­té­rêt de la Suisse, c’est dans
l’in­té­rêt des fédé­ra­tions des autres pays.
Est-ce que jamais on vien­dra dire que la lampe ayant été
posée trois soirs de suite au milieu de la table, ce fait
consti­tue un pri­vi­lège pour l’en­droit où elle a été
posée, et qu’il faut, par esprit d’é­ga­li­té, la
dépo­ser le qua­trième soir à l’une des extrémités
de la table ? Est-ce que les lec­teurs qui ont besoin de la lumière
de la lampe à l’autre extré­mi­té, ne réclameront
pas contre ce pré­ten­du acte de jus­tice, et ne diront-ils pas
avec rai­son que la véri­table jus­tice consiste à laisser
la lampe au milieu de la table pour que tous en jouissent également ?

Le
Congrès géné­ral devait rame­ner l’u­nion au sein
de l’In­ter­na­tio­nale : il devait être le tri­bu­nal où
seraient jugées toutes les graves dis­si­dences qui nous
séparent et nous para­lysent. Mais le Congrès, tenu à
la Haye, ne sera pas un ins­tru­ment d’u­nion ; comme tri­bu­nal, il ne
four­ni­ra pro­ba­ble­ment pas les garan­ties d’impartialité
néces­saires ; et nous crai­gnons bien qu’au lieu de la paix que
nous appe­lons de tous nos vœux, le Congrès de la Haye ne nous
donne la guerre. Quoi­qu’il en soit, c’est le Conseil général
qui l’au­ra vou­lu, que la res­pon­sa­bi­li­té en retombe sur lui
seul.

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