La Presse Anarchiste

Bilan de guerre

La guerre est encore vivante

Et pesante en moi comme un mal

Qu’on n’ar­rive pas à guérir.

Charles Vil­drac

[|I|]

À l’am­bu­lance, dans les tranchées, à bord d’avion — au cœur et au front de la bataille — un désir, fort comme une obses­sion, gou­ver­nait ma vie. Je ne songeais qu’à m’é­vad­er de ces éten­dues où rég­naient laideur et souf­france. Pen­dant les inter­mèdes, âpre men­di­ant de pau­vres joies, je souhaitais qu’on ne me par­lât point de la chose guer­rière. Au sur­plus, je jugeais que mes actions, par­mi tant d’autres actions sem­blables, ne méri­taient aucun sort par­ti­c­uli­er, qu’il était inutile de par­ler du com­bat à des com­bat­tants, inutile d’en par­ler à ceux qui ne pour­raient jamais comprendre.

Années de guerre ! pen­sais-je. À ray­er de l’ex­is­tence qui reprendrait, un matin, comme après un cauchemar. Années vécues par un autre soi-même con­traint à des travaux d’en­fer. Années pen­dant lesquelles toute la vie se réfu­giait vers un passé devenu pres­tigieux, dans la crainte où l’on était de faire le moin­dre pro­jet. Années de guerre ? Domaine du pro­vi­soire, de l’anor­mal, du mon­strueux. Domaine du vide.

Erreur for­mi­da­ble ! Erreur incon­cev­able ! Et, puérile, com­bi­en puérile, cette fausse affir­ma­tion ! Le hasard me fait recon­naître chaque jour ce que l’évène­ment a déposé en moi et de quelle entaille il a mar­qué ma sen­si­bil­ité. J’en reçois comme un choc a chaque décou­verte. Rien ne s’est évanoui. Si, des dates, des noms de lieux, le jour­nal de marche que j’au­rais dû écrire, sim­ple chronolo­gie. Mais tel soir de patrouille, tel matin d’at­taque, mais le dernier regard du cama­rade fixé au sol, tout cela me reste avec une dure pré­ci­sion et m’émeut tou­jours d’une émo­tion souveraine.

Ah ! la guerre n’est plus, pour moi, une imag­i­na­tion livresque, un défilé de revue ; ce n’est pas davan­tage une com­bi­nai­son de chiffres pour diplo­mates. Et le moyen de sup­put­er encore ses effets dans l’or­dre abstrait ? Un mil­lion sept cent mille morts, c’est 1.700.000 morts que j’évoque de toute la puis­sance de mes sou­venirs aux heures trag­iques de mon exis­tence. Les visions qui peu­plent ma mémoire se dressent devant mon hori­zon où que je me dirige : paysages de guerre, hommes en guerre, souf­frances de guerre.

Com­prenez-vous pourquoi, à mon insu, j’ai été façon­né et changé ? Com­prenez-vous pourquoi je reprends même le leit­mo­tiv des chers vieux rado­teurs de 70 ? Mais a par­ler sans cesse de cette expéri­ence unique à ceux qui ne l’ont point vécue, je sens qu’ils en ont assez et que je manque de tact, car ce qui est pour moi ques­tion de vie ou de mort n’est plus pour eux qu’une ques­tion de bienséance.

Et j’en­tends dire que mon sens cri­tique est faussé, que j’ai per­du la lib­erté d’être un juge impar­tial et sere­in. Soit. Je suis pris­on­nier de ma vie guer­rière. Ma généra­tion est peut-être à jamais, de ce fait, isolée des autres. Soit. Mais je ne tiens pas à cette lib­erté-là qui est l’indifférence.

[|II|]

Notre enfance n’a con­nu que les vagues échos de l’af­faire Drey­fus ; « la défaite de 70 » ne l’ac­ca­blait plus. Rien, jusqu’en 1914, n’avait req­uis avec force notre activ­ité. Aucun ent­hou­si­asme social. Les uns ne croy­aient plus aux ver­tus de la république et mépri­saient le par­lemen­tarisme. Les autres dis­aient être las des pal­abres social­istes. La foule souri­ait aux roy­al­istes et en souri­ait : c’é­tait une manière de faire de l’op­po­si­tion. L’in­er­tie générale entra­vait les ini­tia­tives syn­di­cal­istes, et le mythe de la grève générale appa­rais­sait comme une bombe pour enfants. Et cela dura jusqu’en 1910. Alors, les éclairs qui se croi­saient au-dessus des nations attirèrent le regard, comme put exciter les pas­sions un procès reten­tis­sant. Nom­breux furent ceux qui humèrent avec délices une atmo­sphère d’or­age, qui s’ef­frayaient un peu et fer­maient les yeux, mais avec le secret désir d’en­ten­dre une explo­sion pour savoir com­ment cela ferait. – Nous, sans foi, nous glis­sions d’un par­ti vers l’autre, tour à tour séduits par la mys­tique de Sorel et celle de Mau­r­ras, récla­mant une autre voix, appelant un autre destin.

Même flux et même reflux dans la con­science morale. Les ado­les­cents qui avaient déserté le catholi­cisme, reli­gion tra­di­tion­nelle, cher­chaient en vain, dans les morales laïques, une con­vic­tion, une règle, un principe qui mît de l’u­nité, de la clarté dans leur Vie intérieure et déter­minât néces­saire­ment leurs actes. Qui dira le désar­roi de tant de con­sciences des jeunes gens que nous fûmes !

El j’avouerai que si le scep­ti­cisme me parais­sait être la seule atti­tude digne d’un homme aver­ti, c’est que rien ne s’im­po­sait en moi ni autour de moi et que je n’avais con­science que de ma faib­lesse. À quoi bon vivre ! avais-je mur­muré cer­tains soirs.

[|III|]

Mais la guerre, impérieuse comme la mort, posa tous les prob­lèmes, et les plus graves, et imposa des solu­tions. Elle soumit à une épreuve red­outable cette phy­s­ionomie sociale que les hommes se com­posent dans la paci­fique sécu­rité et aus­si la pen­sée qui devait se viv­i­fi­er dans l’acte. Elle a soupesé bien des mots, révisé bien des valeurs, bien des cultes. Elle a peut-être eu ce pou­voir de nous jeter hors de nous-mêmes et de brass­er, pen­dant qua­tre années, des sen­ti­ments gré­gaires, tâchant à créer l’u­nanime. Mais, le dirai-je, si elle a créé des dieux, ces dieux ne sont point guerriers.

Vais-je pré­cis­er et crierez-vous au paradoxe ?

Le sauvage appareil de la haine m’a fait chérir la beauté nue de l’amour. C’est dans la générale tristesse qu’un pur sen­ti­ment de fra­ter­nité s’est fait jour en moi. L’impi­toy­able antag­o­nisme entre une organ­i­sa­tion sociale étayée de forces occultes et un indi­vidu lig­oté a exas­péré mon besoin d’être libre, a fait naître mon désir pas­sion­né d’un ordre nou­veau. L’i­den­tité de la nature humaine a ray­on­né pour moi au-dessus des dif­férences conventionnelles.

Pré­cis­erai-je encore ? Eh bien ! mon bilan de guerre, le voici : feu nou­veau qui brûle en ma poitrine, exal­ta­tion qua­si mys­tique de la vie uni­verselle, respect gran­di de l’in­di­vidu, goût franc pour la beauté du monde, besoin du risque, invin­ci­ble désir de jus­tice sociale, foi dans la ver­tu féconde du don d’amour — et nulle recon­nais­sance envers la guerre. Ou si vous voulez, le scep­tique est devenu croy­ant. Pourquoi ? Il pour­rait don­ner ses raisons, mais d’abord, il croit.

Un académi­cien bien sage écrit : « Il est impos­si­ble de refonder une autorité sur autre chose que sur l’er­reur recon­nue, sur les désas­tres de l’ex­péri­ence indi­vidu­elle. » Eh bien ! je me trou­vais, au lende­main de la guerre, envi­ron­né de la couronne flam­boy­ante des cer­ti­tudes. Et parce qu’il ne peut y avoir de com­pen­sa­tion aux blessures, aux muti­la­tions, aux morts, et qu’il faut se sauver du désas­tre, je ne cacherai pas cette richesse.

Fer­nand Leprette


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