La Presse Anarchiste

Georges Duhamel

In memo­riam… des noms très chers… les vôtres, Lucien Marié, Jules Leroux que nous aimions, à qui notre jeu­nesse doit ses plus nobles inquié­tudes ; le vôtre, Albert Thier­ry, dont la pen­sée fut, pour nous, pareille à un levain ! Vous étiez nos amis, nos aînés et vous êtes morts, comme tra­his par le des­tin. Que notre retour fut soli­taire sur le che­min qui nous reste à par­cou­rir et comme vous man­quez à notre conva­les­cence ! Allez, nous vous gar­dons une fidèle recon­nais­sance au plus intime de notre cœur. Vous vivez en nous.

Et puisque votre exemple est une invi­ta­tion pas­sion­née à vivre, puisque de jeunes esprits inquiets viennent à leur tour nous deman­der, à nous très indignes, aide et récon­fort, il faut bien que nous cher­chions encore, par­mi les sur­vi­vants de la guerre, notre famille spi­ri­tuelle. Et vous accep­te­rez que le nom de Georges Duha­mel soit ins­crit près des vôtres, ici, en témoi­gnage de ce que nous lui devons et pour mar­quer ce que nous atten­dons encore de lui.

Quand, seuls, nous déses­pé­rions de nous-mêmes et du monde, Georges Duha­mel, presque en mène temps que Hen­ri Bar­busse, dont le Feu s’est enfon­cé comme un bélier dans le monu­ment des légendes guer­rières, — loya­le­ment — nous pro­po­sa le visage tra­gique et dou­lou­reux de notre vie, le visage vrai de la guerre. Et sou­dain La Vie des Mar­tyrs, comme par miracle, fut entou­rée d’une flamme brillante, chaude, fra­ter­nelle. Ce fut comme un signe d’es­poir invin­cible. Et nous avons la cer­ti­tude que ce livre a secou­ru la foule des pauvres gens que la guerre enchaî­nait et dont nous étions.

[|* * * *|]

La pré­sence de l’a­mour met dans l’œuvre de Georges Duha­mel un fré­mis­se­ment, un empor­te­ment, une dou­ceur incom­pa­rables. Cœur gon­flé d’une vie qui ruis­selle, âme d’une richesse qui ne s’ac­croît qu’en se pro­di­guant, – l’homme se penche vers tous les hommes avec pas­sion, qu’il ait pour com­pa­gnon d’une heure un rou­lier, qu’il ait charge de grands bles­sés, qu’il écoute la confes­sion de minuit d’un pauvre diable. L’a­mi­tié, c’est, pour lui, une belle divi­ni­té réelle en pré­sence de laquelle, avec une dis­cré­tion atten­drie ou une farouche pudeur, d’i­nes­ti­mables tré­sors sont échan­gés. Voyez comme il en parle et vous décou­vri­rez, même sous la bou­tade, sous la phrase volon­tai­re­ment rieuse [[L’Art Libre, Nº de mars 1921, consa­cré à Charles Vil­drac.]], un sen­ti­ment si pur et si rare que vos yeux tra­hi­ront l’é­mo­tion, et que vous sou­hai­te­rez, comme faveur insigne, pos­sé­der un tel ami.

Pour­tant, ne vous y trom­pez pas. L’a­mour de Duha­mel n’est ni une pitié lar­moyante et offen­sante, ni une banale et molle embras­sade. Sa sen­si­bi­li­té est si com­plexe, si nuan­cée, si tour­men­tée, si atten­tive à des cor­res­pon­dances mys­té­rieuses et sub­tiles, qu’elle ne connaît point une satis­fac­tion béate et que la paci­fi­ca­tion de son âme est tou­jours une conquête. Même quand l’homme parait être com­blé, sa quié­tude est en alarme et de mul­tiples souf­frances viennent rôder autour de son amour. D’au­cuns s’en étonnent et ne com­prennent pas. Mais reli­sez les Élé­gies XI et XIV.

[|* * * *|]

Georges Duha­mel ne peut pas déses­pé­rer des hommes. Mais ce n’est pas l’homme-de-la-nuée. Il n’est dupe de lui ni des autres. La science l’a for­mé aux méthodes cri­tiques. Son regard est prompt et net, et si sa sym­pa­thie vient au secours de son intel­li­gence c’est pour aigui­ser sa pers­pi­ca­ci­té, tant il est vrai que com­prendre c’est aimer. De toutes mes forces, dit-il, je sou­haite d’a­bord être vrai. Et n’est-ce pas cet accent unique de véri­té qui a don­né tant de prix aux récits de la Vie des Mar­tyrs et en a fait le suc­cès ? L’œuvre des Ath­lètes ne porte-t-elle point des coups droits aux tra­vers éter­nels des hommes ? N’y a‑t-il pas dans les Entre­tiens une souple ana­lyse ? Et pour la Confes­sion de minuit n’a-t-on pas rap­pe­lé le nom de Dostoiewski ?

Qu’on y songe encore ! Son opti­misme est dif­fé­rent de celui de Bar­busse. L’un et l’autre de ces écri­vains fondent leur espoir sur la venue d’un Ordre nou­veau. Ils y tra­vaillent de toute leur âme. L’un et l’autre ont grou­pé autour d’eux des forces véhé­mentes. Mais inter­ro­gez-les atten­ti­ve­ment.— Après avoir a son­dé les « pro­fon­deurs sen­ti­men­tales » de l’homme, Bar­busse est reve­nu les mains vides et ses cris ont été déses­pé­rés. Et voi­ci qu’il fait de la Rai­son « ployable en tous sens » une déesse indé­pen­dante et sou­ve­raine qui don­ne­ra ver­tu toute-puis­sante et durable aux ins­ti­tu­tions. N’est-ce point là — pes­si­misme indi­vi­dua­liste et opti­misme social — une contra­dic­tion mal­ai­sée à résoudre, qui ne lais­se­ra pas d’in­quié­ter ceux qui vont vers le nou­veau por­teur d’é­van­gile, quelque admi­ra­tion, quelque sym­pa­thie qu’ils puissent avoir pour lui.

La pen­sée de Duha­mel offre un autre équi­libre. Son « opti­misme conscient, inlas­sable, dou­lou­reux, qui est comme le der­nier mot de l’ex­pé­rience [[Paul Clau­del, sui­vi de pro­pos cri­tique (Mer­cure, page 190.]]», est celui d’un homme aver­ti qui sait dénon­cer toute lai­deur humaine, mais ne se refuse pas à voir, dans l’âme du plus misé­rable un effort vers la beau­té, le recherche et vou­drait le sus­ci­ter. Il se dit avec Vil­drac que « pour n’être constante ni tenace la bon­té des hommes ne finit pas moins par illu­mi­ner un jour la vie [[Paul Clau­del, sui­vi de pro­pos cri­tiques (Mer­cure, page 204).]]». Et, en fait, nous avons tous eu, à une heure de notre vie, conscience de l’homme que nous vou­drions être : les hauts som­mets, nous les connais­sons et nous n’i­gno­rons pas la route à prendre.

Et puis, quand les hommes décou­ragent nos efforts par leur fri­vo­li­té, par leur obs­ti­na­tion à per­sé­vé­rer dans les voies de la souf­france et de l’in­jus­tice et quand nous sen­tons, qu’en nous, se tarissent les sources vives, et qu’il va fal­loir aban­don­ner la lutte et se renier, la Nature est là qui peint nous don­ner le récon­fort néces­saire. C’est bien autre chose que la joie des lignes et des cou­leurs, la joie du pit­to­resque, que Duha­mel lui demande. Comme cet autre mys­tique, le grand Rabin­dra­nah Tagore, il lui assigne un rôle qua­si divin. La nature est une puis­sance mys­té­rieuse, capable des plus éton­nants miracles sur notre âme, si nous savons inter­pré­ter ses signes ; c’est par elle que se mani­feste le plus sou­vent la grâce qui est « la conscience fugi­tive que l’homme prend de sa divi­ni­té [[Pos­ses­sion du Monde (Mer­cure, p.218).]]».

Opti­misme donc, et mys­ti­cisme, car Duha­mel, par son culte de l’âme et son sens du mys­tère, est pro­fon­dé­ment reli­gieux. Et comme Pas­cal, il croit que « c’est sur les connais­sances du cœur et de l’ins­tinct qu’il faut que la rai­son s’ap­puie et qu’elle y fonde tout son dis­cours » et c’est pour­quoi il a un tel sou­ci de la vie inté­rieure. On le voit : le salut est en nous. La cité qu’il faut construire avec pié­té c’est notre cité inté­rieure. Et c’est à la révo­lu­tion morale qu’il faut d’a­bord travailler.

Pour­tant, répé­tons-le ces deux hommes Duha­mel et Bar­busse vont tous deux en avant si leurs che­mins bifurquent [[Romain Rol­land : Lettre à P. Monatte.]], car l’ordre social et l’ordre moral ne sont que les formes d’un même ordre qui est celui de la justice.

[|* * * *|]

Georges Duha­mel est un écri­vain qui monte. Cha­cun sent que c’est un favo­ri des dieux ; cha­cun essaie de l’ac­ca­pa­rer tout à soi et s’ir­rite par­fois de le sen­tir qui s’é­chappe. Par­cou­rez les com­men­taires de ses ouvrages et vous ver­rez. A. Thé­rive le consacre grand écri­vain à la condi­tion qu’il rejette le fatras una­ni­miste et que « bien enten­du, il ne fasse plus de vers ». H. Ghéon res­te­ra son frère spi­ri­tuel pour­vu qu’il se conver­tisse. J. Schlum­ber­ger, tout en le louant, se plaint qu’il ne sache pas tou­jours où est sa force. Et voi­ci, qu’à mes côtés, un mien ami l’ac­cuse d’être un peu « falot » parce qu’il écrit par­tout. En réa­li­té, depuis la guerre, Georges Duha­mel avec une force souple et une géné­reuse abon­dance, déploie sou acti­vi­té dans tous les domaines, dépas­sant les cercles, les cha­pelles, les par­tis, sou­cieux seule­ment de créer le monde qu’il porte en lui. Pareil au libre Romain Rol­land, il ne sup­por­te­ra que le joug de son génie. Et tout est mieux ainsi.

Nous l’aimons parce qu’il nous a voués, à nous tous ses frères, une sym­pa­thie a la fois pure et pas­sion­née et qu’ain­si nous ne sommes plus seuls. L’air que nous res­pi­rons près de lui, dans le rayon­ne­ment de sa bon­té, est char­gé de belles idées, de nobles aspi­ra­tions. En lui et autour de lui, c’est l’har­mo­nie. À l’é­cou­ter, nous deve­nons meilleurs, plus forts pour repar­tir vers notre des­tin, et plus dignes de vous, Lucien Marié, Jules Leroux et Albert Thier­ry, que nous aimons toujours.

Fer­nand Leprette

La Presse Anarchiste