La Presse Anarchiste

L’intérim : les nouveaux négriers

Un grand nombre de tra­vailleurs stables ne sont pas encore convain­cus des méfaits de l’in­té­rim. Voi­ci un des nom­breux exemples de la sur­ex­ploi­ta­tion qui se passe chez « Technap ».

Le 30 octobre 1970, dans « la Voix du Nord », édi­tion de Mau­beuge, parait une petite annonce offrant du tra­vail à une équipe de mon­teurs. « Pour ren­dez-vous télé­pho­ner à…» et suit le numé­ro de télé­phone du bis­trot « Chez Michel » en face de la gare d’Aul­noy. Six gars se pré­sentent au ren­dez-vous auquel les attend Hein­rich Bosch, ser­gent recru­teur de « Tech­nap ». Un enga­ge­ment ver­bal est conclu entre les par­ties et le rabat­teur envoie à leurs frais les six com­pa­gnons à l’a­gence « Tech­nap » d’An­vers, au 52, Simons­traat, où, d’a­près ses dires, le contrat devrait être signé. Bien enten­du, encore une fois le contrat est ver­bal, et on demande aux six mon­teurs de se pré­sen­ter chez « Stalh-Werke-Peine-Salz­git­ter » à Lob­ma­che­reen, à 80 kilo­mètres de Ber­lin pour la démo­li­tion de hauts four­neaux ; le voyage est tou­jours aux frais des com­pa­gnons. Dans le contrat ver­bal conclu, le salaire à la tâche devait être de 25 DM la tonne de fer­raille, 5 DM la tonne de brique réfrac­taire et 33 DM de dépla­ce­ment par jour. La démo­li­tion de hauts four­neaux étant l’af­faire de spé­cia­listes, et compte tenu du ren­de­ment escomp­té, cela aurait dû faire un salaire de 5.000 à 7.000 F par mois.

Arri­vés sur les lieux du tra­vail, la socié­té « S.W.P.S. » leur donne un lais­sez-pas­ser comme employés de « Tech­nap » : ce sera leur seul papier offi­ciel où le nom de « Tech­nap » est men­tion­né. Pen­dant le mois de décembre, de façon à pou­voir prendre quelques jours de congé pour les fêtes, nos six cama­rades avaient tota­li­sé cha­cun cent quatre-vingt-dix-huit heures de tra­vail jus­qu’au 24 décembre. N’ayant pas encore tou­ché leur paie, ils durent man­ger à cré­dit pen­dant huit jours et à rai­son d’un repas quo­ti­dien… Bien enten­du, les condi­tions de tra­vail étaient déplo­rables : pas de pro­tec­tion pour le tra­vail à plus de 50 mètres de hau­teur, pas de cein­ture de sécu­ri­té, pas de casque, pas de lunettes pour l’oxydécoupage.

Le 24 décembre, ils des­cendent donc à Anvers, le trans­port tou­jours à leurs frais, où le patron, Van den Bosch, leur donne un acompte de 3.000 F belges. Motif, il n’y a pas d’argent en caisse et les banques sont fer­mées. « De toute façon, vous en avez assez pour pas­ser les fêtes. » Après quelques jours de congé, les gars retournent à Lob­ma­che­reen et, le 9 jan­vier 1971, n’ayant tou­jours pas tou­ché leur dû, ils se décident à aller à Paris, au siège de « Tech­nap », 23, rue de la Folie-Méri­court. Là, le chef d’a­gence leur donne 2.300 F d’a­compte. La feuille de paie n’est ni signée ni tam­pon­née au nom de « Tech­nap », et on leur dit que s’ils sont mécon­tents de l’a­gence d’An­vers, Paris les engage (le comble!). Le 12, ils retournent — tou­jours à leurs frais — à Anvers pour essayer de tou­cher les 7.000 F que « Tech­nap » leur doit encore. Le sieur Van den Bosch leur signale que le chef de chan­tier, Bill, s’est enfui avec la caisse et toutes les feuilles de cal­cul de paie, il demande même aux com­pa­gnons de por­ter plainte, ce qu’ils firent. Quelques jours après, ils s’a­per­ce­vront que Bill, en liber­té, parade au volant d’une luxueuse voi­ture dans les rues d’Anvers.

Bien enten­du, « Tech­nap » n’a fait aucune décla­ra­tion à la Sécu­ri­té sociale, pas plus qu’à la caisse d’Al­lo­ca­tions familiales.

L’af­faire est por­tée en jus­tice par le syn­di­cat pari­sien des inté­ri­maires C.F.D.T.

Un jour de février, on apprend chez Hurel-Dubois, à Meu­don, impor­tant chan­tier de « Tech­nap », que la socié­té est en faillite ; les paies ne sont pas virées, ou les chèques sont sans pro­vi­sion. Des bruits de cou­loir courent, c’est une manœuvre pour ne pas payer les impôts…, tout va s’ar­ran­ger, il suf­fit d’attendre…

Ce qui est sûr, c’est que le patron est en fuite.

Depuis le 3 mars, les tra­vailleurs, mécon­tents — on le serait à moins — occupent le siège de « Tech­nap », et c’est le délé­gué C.G.T. de Hurel-Dubois qui s’oc­cupe du ver­se­ment des acomptes au fur et à mesure de l’ar­ri­vée de l’argent.

De nou­velles rumeurs cir­culent : la femme du P.D.G. remonte une boite d’in­té­rim du nom de « Sur­couf », et va embau­cher les gars de « Tech­nap », la paie va être ver­sée inces­sam­ment (voire même avant). Chez Hurel-Dubois, où des grèves entraî­nant fixes et inté­ri­maires ont eu lieu en novembre et décembre (voir « la V.O. ») et ont été à la nais­sance de la sec­tion C.G.T. de l’in­té­rim, la posi­tion de cette même sec­tion reste indé­cise et même elle calme les esprits. Il faut dire que nous sommes dans la période pré­élec­to­rale, et l’a­gi­ta­tion ouvrière risque d’af­fo­ler quelques élec­teurs de « gauche ». En outre, la sec­tion C.G.T. semble sur­tout un lieu pri­vi­lé­gié pour la pro­pa­gande élec­to­rale du P.C.F.

Excé­dé par l’at­ti­tude des deux sec­tions C.G.T., le S.P.T.I.-C.F.D.T., non repré­sen­té chez « Tech­nap », décide mal­gré ce han­di­cap de sor­tir un tract qui pose le pro­blème et alerte les travailleurs.

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Les intérimaires travaillent, Technap ne paie pas

Depuis deux semaines, les patrons de la Tech­nap sont par­tis avec notre fric.

Depuis ce jour, les bruits les plus divers et les plus incon­trô­lables circulent.

On dit que :
– le bilan est déposé,
– que la paie sera ver­sée tel jour, puis tel autre jour,
– que le patron va mon­ter une nou­velle boite au nom de sa femme (avec quel fric sinon le nôtre),
– qu’un admi­nis­tra­teur judi­ciaire a été nom­mé ; pour­quoi et par qui ?

Chez Hurel-Dubois, on dit que les heures tra­vaillées depuis le 1er mars seront payées par les boites d’in­té­rim qui pren­dront le chantier.

Il ne fait aucun doute que tous ces bruits ne servent qu’à nous faire prendre patience.

Que le bilan soit dépo­sé ou pas, il faut agir vite et tous ensemble pour que l’argent qui rentre nous soit ver­sé en priorité.

Ce qui arrive chez Tech­nap s’est déjà pro­duit dans de nom­breuses boites d’in­té­rim (Asin­co, etc.) et peut se repro­duire demain dans toutes les boites d’in­té­rim dont la seule acti­vi­té consiste à vendre notre force de tra­vail uni­que­ment pour leur profit.)]

Où en sommes-nous aujourd’­hui ? Les gars ne sont pas payés, seule­ment quelques acomptes. Les sec­tions C.G.T. ne font tou­jours rien sur le plan de l’ac­tion. La soli­da­ri­té des « fixes » ne s’est pas mani­fes­tée, une cer­taine réti­cence de la part de ces sec­tions se manifeste.

Oui, le capi­ta­lisme a bien trou­vé là son arme de divi­sion de la classe ouvrière. C’est un pro­blème qui regarde la classe ouvrière tout entière ; il nous faut sup­pri­mer les offi­cines de louage de main-d’œuvre. Aux confé­dé­ra­tions de rem­plir leur rôle : reven­di­quons l’embauche immé­diate de tous les inté­ri­maires par les entre­prises qui font appel à leur service.

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