La Presse Anarchiste

Chronique juridique

Reprenons notre affaire devant le con­seil des prud’hommes. Le tra­vailleur n’é­tant pas par­venu ou à faire venir son employeur devant le bureau de con­cil­i­a­tion ou bien celui-ci s’é­tant présen­té et ayant refusé de con­cili­er ou, même, ayant fait des propo­si­tions dérisoires, il sera remis au tra­vailleur un per­mis de citer. Avec ce per­mis, en acquit­tant au secré­tari­at une somme de quinze francs (prix de la cita­tion à com­para­ître), envoyée par un huissier au nom et adresse de l’employeur ou de la société en pré­cisant bien si elle est anonyme ou à respon­s­abil­ité lim­itée, le défenseur, soit l’employeur nom­mé­ment désigné, soit le représen­tant de la société, muni d’un pou­voir, sera appelé à com­para­ître devant le con­seil de prud’hommes. Il est com­posé de qua­tre mem­bres, deux représen­tants employeurs, deux con­seillers ouvri­ers ; la prési­dence, tout au moins pour le départe­ment de Paris, étant assurée pen­dant quinze jours par un con­seiller patron et les quinze jours suiv­ants par un con­seiller ouvri­er. Le deman­deur, c’est-à-dire le tra­vailleur, expose son affaire ; l’employeur ou, ce qui est le plus fréquent, l’av­o­cat de celui-ci, quand ce n’est pas l’av­o­cat du groupe­ment patronal, con­testera le bien-fondé des récla­ma­tions du tra­vailleur en affir­mant des con­tre-vérités (à not­er que tou­jours le tra­vailleur doit apporter la preuve du préju­dice à lui causé), que ce soit en matière de non-paiement d’heures sup­plé­men­taires, d’in­dem­nité de préavis, etc. Comme en matière de licen­ciement, surtout depuis la loi du préavis d’un mois pour plus de six mois de présence à l’en­tre­prise, les employeurs invo­quent la faute grave presque à chaque fois, sus­ci­tant même des témoins pour l’af­firmer, chefail­lons ou employés prêts à tout pour ne pas per­dre leur emploi ; ain­si il n’au­ra pas à pay­er le préavis. S’il me fal­lait racon­ter tout ce que j’ai vu à ce sujet, il me faudrait beau­coup de temps ; nous avions, sur le plan du syn­di­cat des char­p­en­tiers en fer, trou­vé une solu­tion à ce prob­lème en dis­tribuant quelques mémorables cor­rec­tions. Devant une sit­u­a­tion comme celle-là, que font les con­seillers prud’hommes ouvri­ers ? Après les témoignages, ils pronon­cent le débouté. Si par bon­heur le deman­deur, en l’oc­cur­rence le tra­vailleur, a eu la chance de pou­voir lui aus­si trou­ver des témoins réfu­tant les asser­tions patronales, le con­seil s’en va délibér­er deux con­tre deux et dans la mesure où les deux con­seillers ouvri­ers se bat­tent fer­me­ment face à deux patrons de com­bat, le con­seil ne pou­vant se met­tre d’ac­cord enver­ra, ain­si que le veut la procé­dure, l’af­faire devant un juge dépar­ti­teur, mag­is­trat bour­geois (pour Paris c’é­tait celui du troisième arrondisse­ment, hobereau de Seine-et-Marne plein de haine à l’é­gard du monde du tra­vail), alors con­cluez. Dans le meilleur des cas, pour une affaire de salaire con­cer­nant égale­ment le non-paiement d’heures sup­plé­men­taires dont la récla­ma­tion aurait par sur­croît entraîné le licen­ciement de l’in­téressé, genre d’af­faire assez fréquente, le prési­dent (d’où l’im­por­tance de la prési­dence chaque quin­zaine) enver­ra pour enquête devant con­seiller rap­por­teur, qui sera, selon la prési­dence, ou un ouvri­er ou un employeur. Si c’est un employeur, il essaiera surtout, quand les faits sont par trop évi­dents, une con­cil­i­a­tion avec encore une cote mal tail­lée pour éviter un juge­ment à son hon­or­able con­frère et croyez bien que mal­gré le pseu­dose­cret pro­fes­sion­nel, le télé­phone aura fonc­tion­né. Là encore l’af­faire aura été réglée au détri­ment du tra­vailleur ; encore lui fera-t-on remar­quer qu’il aura gag­né du temps, voire de l’ar­gent (le sien) devant le risque que cour­rait son affaire si, jugée, l’employeur se pour­voy­ait en appel devant les mag­is­trats de la cour d’ap­pel, ce qui d’ailleurs fera l’ob­jet d’un prochain article.

Avant la dernière guerre les affaires de prud’hommes se réglaient entre représen­tants ouvri­ers des syn­di­cats et représen­tants employeurs, un ou deux avo­cats représen­tant les groupes patronaux. À par­tir de 1946, les employeurs se sont de plus en plus fait défendre par des avo­cats qui pour la plu­part, igno­rant les con­ven­tions col­lec­tives, se sont empressés de combler cette lacune par les arti­fices de la procé­dure bour­geoise. Ce qui, tout en jus­ti­fi­ant leurs hon­o­raires, a per­mis aux employeurs de faire traîn­er les affaires en longueur (à not­er que l’employeur, même lorsqu’il doit pay­er, passe sa note dans les frais généraux, c’est-à-dire qu’il ne verse pas au fisc).

C’est dire la dis­pro­por­tion qui existe entre celui qui réclame son dû et celui qui le lui doit. Devant ce développe­ment des finasseries procé­durières, com­ment a réa­gi le mou­ve­ment syn­di­cal ? Il a fait le pire, a ten­té de s’adapter ; alors il a subi. Les con­seillers prud’hommes n’é­tant pas, et pour cause, passés à la fac­ulté de droit, ont été se bat­tre sur un ter­rain qui n’é­tait pas le leur. Aus­si assiste-t-on actuelle­ment à des choses aber­rantes : des arrêts de cour de cas­sa­tion en retrait sur l’e­sprit du code du tra­vail. Ce n’est plus vrai, le tri­bunal des prud’hommes n’est pas un ter­rain de lutte de class­es. C’est au con­traire un ter­rain de col­lab­o­ra­tion de class­es avec des com­pro­mis à tout coup défa­vor­ables aux travailleurs.

R. Hoyez


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