La Presse Anarchiste

Les routiers

[(L’esclavage abo­li depuis long­temps est encore pra­ti­qué de nos jours et en par­ti­cu­lier dans notre pro­fes­sion, où les camions sont les car­cans modernes de chauf­feurs sou­vent inconscients.

Ces esclaves du XXe siècle, dépeints en assas­sins par des quo­ti­diens à grand tirage, sont les ins­tru­ments invo­lon­taires d’un capi­ta­lisme de plus en plus avide de pro­fits ; si par­fois l’un d’eux tente de secouer le joug de l’es­cla­vage, il est vive­ment rame­né à la réa­li­té, car son maître a pour lui tout un éven­tail de sanc­tions et béné­fi­cie très sou­vent de la béné­dic­tion des pou­voirs publics.)]

Le public, mis en condi­tion par les pro­pos incon­si­dé­rés des jour­naux à la solde des capi­ta­listes, ne se rend pas compte de cet état de fait. Bien au contraire, il applau­dit par­fois les mesures et les sanc­tions appli­quées par les magis­trats qui ne sont jamais le pro­duit de la classe ouvrière. Ces sanc­tions impla­cables brisent par­fois une situa­tion sou­vent modeste d’un invo­lon­taire res­pon­sable d’ac­ci­dent reten­tis­sant. Le vrai res­pon­sable est pra­ti­que­ment tou­jours le patron avec ses ren­ta­bi­li­tés et ses primes au rendement.

Seule­ment ce que l’on cache à ce public, ce sont les carences d’un gou­ver­ne­ment trop pro­digue des deniers de la nation en dépenses inutiles ; cela aux dépens d’un réseau rou­tier pan­te­lant à la suite de quelques hivers rigoureux.

Nos condi­tions sociales désas­treuses ne risquent pas d’être amé­lio­rées, car nous lais­sons se dégra­der tout cela sans rien dire ; par­fois un sur­saut se mani­feste loca­le­ment, mais sans grands effets ; les rou­tiers sont de tra­di­tion trop pacifique.

Le VIe Plan pré­voit-il la dis­pa­ri­tion à plus ou moins longue échéance de notre pro­fes­sion au même titre que les mineurs, pour fer­mer volon­tai­re­ment les yeux à nos condi­tions sociales ? La ques­tion est posée.

Pour l’ins­tant, afin d’é­tan­cher leur soif d’argent tou­jours crois­sante, les patrons trans­por­teurs rénovent les car­cans. « Voyez là les camions ! » Ceux-ci tou­jours plus rapides se pro­pulsent à 100km à l’heure, voire plus avec un poids res­pec­table de 35.000 kilos.

Inutile de pré­ci­ser que ce genre d’o­bus, lors­qu’il per­cute une voi­ture, a tôt fait de la réduire en bouillie.

Sou­vent, des cama­rades fri­sant la cin­quan­taine me confient leur frousse de la route. Alors qu’ils approchent de la retraite, ils doivent suivre l’ac­cé­lé­ra­tion du rythme de la vie au détri­ment de la leur.

Au mois de mars 1970, les bar­rages rou­tiers avaient don­né l’é­veil au gou­ver­ne­ment qui pro­po­sa des nèfles ; c’é­tait le départ de la pré­ten­due concer­ta­tion avec les orga­ni­sa­tions ouvrières plus ou moins repré­sen­ta­tives de notre cor­po­ra­tion. Ces orga­ni­sa­tions repré­sen­ta­tives ne regroupent à elles toutes que 4 pour 1.000 des tra­vailleurs, dont quelques-unes ont une pas­sion par­ti­cu­lière des paillas­sons de portes ministérielles.

L’or­ga­ni­sa­tion des rou­tiers de la rue d’Is­ly, qui a spé­cia­li­té d’être tou­jours à l’a­vant-garde des bataillons en retraite, décla­rait à la télé­vi­sion la fin de nos pro­blèmes : ils existent encore, que je sache ! Mais cette orga­ni­sa­tion miracle sait de quoi elle parle dans son jour­nal de décembre (numé­ro 431, article « Les appren­tis sor­ciers ») en ce qui concerne les coti­sa­tions juteuses : si elle n’a rien réso­lu syn­di­ca­le­ment, elle a tout de même réus­si la vente de pas­se­ports d’en­traide, cartes pro­fes­sion­nelles bidon, maca­rons, insignes et que sais-je encore, et de sur­croît la mise en scène du cham­pion­nat de conduc­teurs sous le haut patro­nage de ministres trop heu­reux de résoudre un pro­blème fic­tif. C’est un peu le pré­lude au bain de foule et dans ces cas-là il y a tou­jours un fes­tin offert aux invi­tés, c’est de cette manière bien sou­vent que l’on règle cer­tains pro­blèmes épineux…

M. Fran­çois de Sau­lieu, alias d’Urnes, grand monarque du châ­teau du même nom, écrit en outre : « Les appren­tis sor­ciers auront fait le jeu du patro­nat et des par­tis politiques. »

Sou­hai­tons que l’am­bi­tion des Gau­lois du XXe siècle, dont fait tou­jours état ce jour­na­liste d’o­pé­rette dans le même article, sau­ra mieux résoudre les pro­blèmes syn­di­caux que la bureau­cra­tie qu’il cha­pe­ronne amou­reu­se­ment rue d’Is­ly ; en tout cas, ils ne seront jamais com­pro­mis avec les orga­ni­sa­tions patro­nales, c’est ce qui tran­quillise les petits Gau­lois, « dont je suis » (dixit de Saulieu) .

À vous tous, cama­rades des trans­ports, je lance un appel solennel :

Il est temps de ser­rer les rangs, sinon nous serons irré­mé­dia­ble­ment absor­bés, voire digé­rés, par les orga­ni­sa­tions pseu­doou­vrières des trans­ports, ins­tru­ments du gou­ver­ne­ment actuel. Ces orga­ni­sa­tions qui ne connaissent pas vrai­ment notre pro­fes­sion et n’ar­rivent jamais à se mettre d’ac­cord pour détruire enfin le joug capi­ta­liste, fau­teur de tous les mal­heurs des ouvriers.

C’est à la suite des bar­rages de mars 70 aux portes de Paris que des mili­tants rou­tiers écœu­rés des agis­se­ments de leur orga­ni­sa­tion déci­dèrent de créer une orga­ni­sa­tion syn­di­cale uni­taire, basée sur la lutte de classes et fai­sant réfé­rence à la Charte d’A­miens, base des statuts.

Là, cha­cun des adhé­rents donne son avis et dis­cute libre­ment de nos pro­blèmes, ça n’est pas le petit cénacle où l’on papote dis­crè­te­ment. C’est votre refuge à tous, il vous attend afin qu’en­semble nous puis­sions nous faire entendre et abattre à jamais nos liens d’esclaves.

Nous vou­lons vivre comme les hommes que nous sommes et non pas être cocu­fiés constam­ment par tous ces déma­gogues sou­riants de plai­sir aux sévices de nos maîtres. CAR NOUS NE VOULONS PLUS DE MAITRES.

Jean Mon­ti­gaud, rou­tier T.I.R.

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