La Presse Anarchiste

Pétrole et impérialisme

[(Les récents accords de Téhé­ran et de Tri­po­li concer­nant les pays expor­ta­teurs de pétrole éva­cuant leur pro­duc­tion par le golfe Per­sique et la Médi­ter­ra­née marquent de nou­veaux points dans les luttes inter­na­tio­nales anti-impérialistes.

L’en­jeu pétro­lier est indis­so­ciable d’une réa­li­té plus vaste, le déve­lop­pe­ment éco­no­mique des pays pauvres. Le haut niveau des pro­fits en Europe et aux États-Unis « dépend dans une cer­taine mesure de l’exis­tence de matières pre­mières et de main-d’œuvre peu oné­reuse en Asie et en Afrique », dit le « New York Times » du 11 – 1‑1950.

Ce qui signi­fie que le déve­lop­pe­ment éco­no­mique du tiers monde est incom­pa­tible avec la poli­tique éco­no­mique capi­ta­liste. Nous allons ten­ter d’a­na­ly­ser ce méca­nisme dans le cas concret du pétrole.)]

I. – L’enjeu actuel du marché pétrolier

1) Importance du pétrole

a) Il sert sur­tout pour les fuels liquides dans les­quels sur­tout le fuel domes­tique : 40% du total consom­mé en France. Les fuels indus­triels (marche des usines): 23% du total consom­mé. Car­bu­rant auto : 16% et avia­tion : 2%. Mais il sert aus­si comme matière pre­mière pour les pro­duits chi­miques, pour le bitume, etc.

Sans pétrole, les autos, les usines, l’a­gri­cul­ture, les trans­ports rou­tiers, la marine, etc. seraient ralen­tis ou arrêtés.

b) Dans quelle pro­por­tion sert-il ? Les besoins ont aug­men­té de 50% entre 1965 et 1969. La moi­tié de l’éner­gie pro­duite dans le monde pro­vient des hydrocarbures.

En 1980, le chiffre s’é­lè­ve­ra à 75%, selon le VIe Plan français.

2) Le chantage

a) L’en­jeu. En dehors des U.S.A. et des pays dits socia­listes, les gise­ments les plus impor­tants sont dans les pays du tiers monde. 30% de notre appro­vi­sion­ne­ment vient de l’Al­gé­rie, 58 % des autres pays arabes et de l’Iran.

Dix pays du tiers monde, ras­sem­blés dans l’Or­ga­ni­sa­tion des pays expor­ta­teurs de pétrole, pos­sèdent 72% des réserves mon­diales et ont four­ni en 1960 50% de la pro­duc­tion mon­diale et 85% du com­merce extérieur.

b) Conte­nu du chan­tage. Un cer­tain nombre de com­pa­gnies qui ont le mono­pole de l’ex­ploi­ta­tion des pays pro­duc­teurs main­tiennent leur posi­tion par un chantage :
– si un gise­ment s’é­puise, si une conces­sion n’est pas renou­ve­lée, les com­pa­gnies réin­ves­tissent leurs béné­fices ailleurs ;
– si un pays pro­duc­teur perd son capi­tal pétrole, il perd tout.

Dans les dis­cus­sions entre com­pa­gnies et pays pro­duc­teurs, les pre­miers se battent pour main­te­nir leur marge béné­fi­ciaire, les seconds pour leur vie même.

II. – Les structures économiques

Les mécanismes d’exploitation

a) His­to­rique. En 1928, les trois plus grandes com­pa­gnies mon­diales s’en­tendent pour se répar­tir les chasses gar­dées. Tous les pays pro­duc­teurs du tiers monde seront mis en coupe réglée avec la béné­dic­tion des pays colo­ni­sa­teurs. La déco­lo­ni­sa­tion sera un coup dur pour les com­pa­gnies, mais les pays colo­ni­sa­teurs, en posi­tion forte, mon­nayèrent « l’in­dé­pen­dance » et impo­sèrent des condi­tions draconiennes.

b) Néo-colo­nia­lisme. Depuis, le néo-colo­nia­lisme s’est mon­tré vigi­lant à sau­ve­gar­der ses inté­rêts, ne recu­lant devant aucun moyen. Il arrive que des trusts réduisent volon­tai­re­ment la pro­duc­tion dans le seul but de main­te­nir les prix à un niveau éle­vé et sau­ve­gar­der les pro­fits alors qu’il y a par ailleurs des mil­lions de gens qui meurent de faim.

Plu­sieurs fois, les U.S.A. se sont mis à la tête du « front uni pétro­lier » dont le but est de main­te­nir les pro­fits. En 1952, ils pré­sident un tel regrou­pe­ment avant de liqui­der, par l’in­ter­mé­diaire de la C.I.A., le doc­teur Mos­sa­degh, cou­pable d’a­voir natio­na­li­sé le pétrole ira­nien. En échange de quoi le shah concé­da 40% pétrole ira­nien aux États-Unis.

2) Structures économiques

a) Conces­sions et pri­vi­lèges. Les pays pro­duc­teurs sont sou­mis au prin­cipe de la conces­sion : en échange de sommes d’argent, les com­pa­gnies se font concé­der la liber­té totale d’a­gir comme elles l’en­tendent sur des ter­ri­toires immenses concé­dés pour soixante ou quatre-vingt-douze ans. C’est à la suite de ten­ta­tives, par la baisse des prix affi­chés, à tru­quer le sys­tème de rede­vances que l’I­rak, l’A­ra­bie saou­dite, le Koweït, le Vene­zue­la ont créé en 1960 l’OPEP.

b) Les mou­ve­ments d’op­po­si­tion. C’est le Mexique qui le pre­mier a contes­té ce sys­tème, en 1938. Et ensuite, l’I­rak en 1951 et l’I­ran en 1961.

Jus­qu’i­ci, les crises avaient oppo­sé un pays à une com­pa­gnie. Pour la pre­mière fois, en jan­vier-février 1971, on a une action concer­tée de l’en­semble des pays pro­duc­teurs contre la qua­si-tota­li­té des com­pa­gnies. Les pays pro­duc­teurs reven­diquent : l’aug­men­ta­tion des reve­nus pétro­liers ; le réin­ves­tis­se­ment sur place d’une part impor­tante des béné­fices réa­li­sés par les com­pa­gnies. Ce fut la pre­mière ten­ta­tive pour res­tau­rer pro­gres­si­ve­ment la sou­ve­rai­ne­té de ces pays sur les richesses de leur sous-sol. Le pré­sident Nixon invi­ta les com­pa­gnies à consti­tuer un consor­tium afin de négo­cier avec l’O­PEP la « sta­bi­li­sa­tion des prix du pétrole pour une durée d’au moins cinq ans ». Ce fut le but de la confé­rence de Téhé­ran. Le bilan de la crise est miti­gé. Le mono­pole des sept grandes com­pa­gnies, les com­pa­gnies qui font la loi sur le mar­ché, n’est pas enta­mé. Ils détiennent tou­jours 86% de la pro­duc­tion du Moyen et du Proche-Orient, 58% en Libye, 90% au Vene­zue­la. De plus, par les accords de Téhé­ran, les com­pa­gnies ont obte­nu la conso­li­da­tion du sys­tème de conces­sions pour cinq ans.

III. – Développement ou sous-développement

Conséquences de la crise de janvier-février

a) Pen­dant long­temps, les béné­fices se fai­saient sur­tout en « amont », au niveau de la pro­duc­tion. Les opé­ra­tions en « aval » (raf­fi­nage, dis­tri­bu­tion, etc.) étaient peu ren­tables. C’est sur­tout aux dépens des pays pro­duc­teurs que se pré­le­vaient les béné­fices des com­pa­gnies et les énormes taxes des pays consom­ma­teurs. Mais l’é­vo­lu­tion éco­no­mique oblige les com­pa­gnies, ser­vant les exi­gences des pays pro­duc­teurs, de trans­fé­rer les béné­fices sur les opé­ra­tions de raf­fi­nage et de dis­tri­bu­tion. Les com­pa­gnies doivent réper­cu­ter les aug­men­ta­tions exi­gées par l’O­PEP sur les pays consom­ma­teurs. La réac­tion des popu­la­tions, savam­ment entre­te­nues par les gou­ver­ne­ments, fut l’hos­ti­li­té envers les pays dont les exi­gences allaient pro­vo­quer la hausse du prix de l’es­sence. Mais les com­pa­gnies et l’É­tat, eux, ne sont pas per­dants. Exemple : pour un litre d’es­sence, le consom­ma­teur paie 2,5% du prix du litre pour l’ex­trac­tion, 5% pour le raf­fi­nage, 30% pour le trans­port et la dis­tri­bu­tion… et 50% d’im­pôts pour l’É­tat fran­çais. Et l’É­tat pro­duc­teur ? Il lui revient 7,5% du prix final du litre. Par ailleurs, si les « exi­gences » algé­riennes en matière de pétrole étaient satis­faites, cela coû­te­rait à la France l’é­qui­valent de 0,1% de son reve­nu national…

b) Pour se jus­ti­fier, les com­pa­gnies allèguent qu’elles ont des inves­tis­se­ments colos­saux. Or leur taux d’au­to­fi­nan­ce­ment, c’est-à-dire leur capa­ci­té de réin­ves­tir avec leurs res­sources propres, est pas­sé en vingt ans de 95% à 70%. Donc il faut faire appel au mar­ché des capi­taux (action­naires). Par consé­quent, il faut aug­men­ter les ren­de­ments pour les atti­rer les investissements.

2) Solutions

Les pays du golfe Per­sique ont amé­lio­ré leurs recettes, et ils peuvent plus faci­le­ment finan­cer leurs pro­grammes d’in­dus­tria­li­sa­tion, lors­qu’ils en ont un. Mais la nature des rela­tions entre com­pa­gnies et pays pro­duc­teurs n’a pas changé.

Ces pays ne peuvent obte­nir leur éman­ci­pa­tion qu’en ces­sant de n’être que des pro­duc­teurs et des expor­ta­teurs de matières pre­mières, et en se fai­sant eux-mêmes raf­fi­neurs, pétro­chi­mistes, trans­por­teurs, ven­deurs, et en pro­fi­tant de l’en­ri­chis­se­ment éco­no­mique réa­li­sé à chaque stade du che­min qui va du puits à la sta­tion d’essence.

C’est seule­ment à cette condi­tion que le pétrole joue­ra, dans l’é­co­no­mie des pays pro­duc­teurs, le rôle déci­sif qui lui appartient.

Conclusion

C’est pour­quoi nous pen­sons que pour sor­tir de cet asser­vis­se­ment à tous les niveaux, pour réa­li­ser un déve­lop­pe­ment éco­no­mique diver­si­fié répon­dant aux besoins inté­rieurs, les natio­na­li­sa­tions sont une étape néces­saire. Le contrôle total de leurs res­sources est la pre­mière condi­tion du déve­lop­pe­ment éco­no­mique du tiers monde.

Cepen­dant, si le contrôle des res­sources doit pro­vo­quer un enché­ris­se­ment des pro­duits sur le mar­ché de consom­ma­tion, les tra­vailleurs occi­den­taux doivent prendre conscience que la res­pon­sa­bi­li­té n’in­combe pas aux pays pro­duc­teurs dont l’exi­gence est légi­time, mais au capi­ta­lisme inter­na­tio­nal qui tente déses­pé­ré­ment de sau­ve­gar­der des pro­fits, dont les taux sont pro­gres­si­ve­ment rognés par les luttes anti-impé­ria­listes et ouvrières.

La soli­da­ri­té avec les pays du tiers monde est donc une néces­si­té vitale, et pour le tiers monde, et pour les tra­vailleurs occi­den­taux, car la por­tée des luttes ouvrières à l’in­té­rieur des pays indus­triels est rela­ti­ve­ment inopé­rante dans la mesure où l’im­pé­ria­lisme peut comp­ter sur la sta­bi­li­té du régime d’ex­ploi­ta­tion des pays pauvres, et inver­se­ment, les luttes anti-impé­ria­listes des pays pauvres sont elles aus­si rela­ti­ve­ment inopé­rantes dans la mesure où il n’y a pas de riposte ouvrière des pays indus­triels, face aux majo­ra­tions tari­faires des com­pa­gnies par exemple.

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