La Presse Anarchiste

Une grève pour rien dans les postes britanniques

[(« Si vous ne met­tez pas un peu d’or­dre dans votre économie, j’i­rai inve­stir ailleurs!»…
Cet aver­tisse­ment lancé par Hen­ry Ford II, lors de sa vis­ite en Grande-Bre­tagne, a de quoi décevoir le gou­verne­ment con­ser­va­teur de Mr. Heath.

Pour­tant celui-ci fait tout ce qu’il peut pour « met­tre de l’or­dre » dans une société cap­i­tal­iste souf­frant d’in­fla­tion galopante… Preuve en est, son pro­jet anti­grève dit « Law Car ». Il est un mod­èle de plan­i­fi­ca­tion autori­taire de la col­lab­o­ra­tion de class­es (déjà si impor­tante en Grande-Bre­tagne!) à ren­dre un Cha­ban-Del­mas jaloux…)]

L’ex­ploita­tion accrue des tra­vailleurs, ajoutée à une forte hausse des prix, sont les deux solu­tions, décidé­ment sans imag­i­na­tion, que Mr Heath tente d’im­pos­er afin de sur­mon­ter la crise.

Dans les postes anglais­es, comme dans les autres activ­ités, ces deux solu­tions sont fer­me­ment appliquées. D’une part, une hausse des tar­ifs a été décidée pour févri­er 1971. D’autre part, les aug­men­ta­tions de salaire du per­son­nel (8%) sont volon­taire­ment lim­itées en deçà de la hausse du coût de la vie prévue offi­cielle­ment à 10% pour 1971…

Bien que les postiers bri­tan­niques ne soient pas des mod­èles de com­bat­iv­ité (la dernière grève générale de la « Post Office » remonte à plus de dix ans), ils ont fait durant six semaines la plus longue grève de l’his­toire de leur profession…

une Poste en avance

Ce con­flit social est intéres­sant à plus d’un titre pour les postiers de chez nous.

D’abord, parce que les postes bri­tan­niques, à cause de leurs inno­va­tions tech­niques, ont sou­vent servi de mod­èle aux P.T.T. français­es et que la crise qui les sec­oue aujour­d’hui s’in­scrit dans l’avenir des postes de chez nous.

Ensuite, parce qu’au moment même où, en France, la grève illim­itée sem­ble être con­sid­érée par les postiers les plus com­bat­ifs comme la solu­tion à tous nos maux… ce type d’ac­tion échoue là-bas pour des raisons qu’il fau­dra analyser.

Les tech­nocrates de la « Post Office » sont donc en avance sur ceux de nos P.T.T.:
— Ce sont eux qui ont expéri­men­té les pre­miers le sys­tème d’a­chem­ine­ment à « deux vitesses » (on ralen­tit volon­taire­ment la par­tie du cour­ri­er affranchie au tarif nor­mal pour achem­iner nor­male­ment la par­tie du cour­ri­er qui accepte une hausse de tarif).
— Ce sont eux qui pré­par­ent à plus court terme la mécan­i­sa­tion du tri des let­tres et des col­is (opéra­tion intéres­sante pour l’É­tat car dans ce domaine les charges salar­i­ales sont extrême­ment élevées : 72% des dépens­es totales).
— La trans­for­ma­tion du réseau télé­phonique est plus rapi­de que chez nous.

Autre domaine où la poste anglaise a, tou­jours du point de vue de la direc­tion, une avance con­sid­érable, c’est celui de l’or­gan­i­sa­tion du per­son­nel sur le plan syn­di­cal. Le syn­di­cal­isme « fort », représen­tatif, « respon­s­able », qu’e­spèrent nos théoriciens de la « nou­velle société de con­cer­ta­tion », les postiers anglais l’ont déjà : l’UPW rassem­ble 205.000 postiers, soit 90% des effectifs.

Six semaines de grèves

À l’ap­pel de l’UPW, la grève démarre le 20 jan­vi­er. Les revendications ?

Essen­tielle­ment des reval­ori­sa­tions de salaires, 20% pour les caté­gories les plus défa­vorisées et 15% pour les autres…

Le fait que la grève illim­itée ait été décrétée et lancée par la direc­tion de l’UPW seule mon­tre la force de ce syn­di­cat. En retour, cela sig­ni­fie que dès le début, l’ini­tia­tive de la base sera réduite à zéro. La fin du mou­ve­ment en sera la démon­stra­tion malheureuse.

C’est la direc­tion syn­di­cale qui organ­ise la pop­u­lar­i­sa­tion de la grève avec les moyens d’in­for­ma­tion les plus offi­ciels : la BBC, la presse et même le « Finan­cial Times », dans lequel elle paie des plac­ards pub­lic­i­taires progrévistes !

Le 15 jan­vi­er 1971, par exem­ple, on peut y lire un plaidoy­er pour Jen­ny, la stan­dard­iste, où il est dit, entre autres :

«… Elle est à votre ser­vice six jours par semaine, soit 41 heures, et pour cela, elle gagne 10 livres et 15 shillings par semaine… Est-ce assez alors qu’une strip-teaseuse de Soho exige au moins deux fois plus pour faire son numéro ? »

Un ser­vice min­i­mum est assuré par les grévistes : cer­tains télé­grammes, com­mu­ni­ca­tions télé­phoniques urgentes, paiement des pen­sions et retraites, de la Sécu­rité sociale…

Tout est fait pour garder à la grève, vis-à-vis de l’opin­ion publique, un car­ac­tère ras­sur­ant, sympathique…

Alors que pen­dant ce temps les sociétés cap­i­tal­istes, pour qui l’in­ter­rup­tion des com­mu­ni­ca­tions com­mer­ciales peut provo­quer l’as­phyx­ie, s’organisent.

Tous les moyens par­al­lèles de com­mu­ni­ca­tions (télex, trans­ports et achem­ine­ment privés, cir­cuits télé­phoniques privés) sont util­isés et dévelop­pés. Il en est ain­si pour les com­pag­nies d’as­sur­ance (Zurich, Lloyds éponge 75% de ses cor­re­spon­dances par télex et télé­phone ; Ford, qui reçoit ordi­naire­ment 40.000 let­tres par jour ; BP : util­i­sa­tion d’un ser­vice privé entre Har­low et Sund­bury ; les cham­bres de com­merce, etc.).

De plus, des sortes de « mer­ce­naires » du cour­ri­er offrent leur ser­vice (payant, bien sûr!). Un de ceux-ci se pro­pose de dis­tribuer 20.000 let­tres par jour (il avait déjà ven­du des bou­gies lors de la grève des électriciens!).

En France, la presse ne manque pas de mon­ter en épin­gle ces ini­tia­tives afin de don­ner des idées à cer­tains de nos conci­toyens dans le cas où chez nous…

Offi­cielle­ment, l’UPW ne peut rien con­tre ces entre­pris­es de sape de la grève, mais à la base, rien n’est ten­té non plus !

Mal­gré cela, la grève dure depuis plus de cinq semaines. Pas de résul­tats en vue.

Début mars, Tom Jack­son, le patron de l’UPW, laisse enten­dre que la grève ne peut pas dur­er toujours !

Le 8 mars, il décide, sans con­sul­ta­tion préal­able des grévistes, de l’ar­rêt du mouvement !

La reprise est houleuse. À Liv­er­pool, le leader syn­di­cal est con­spué. Mais la grève est désamor­cée, c’en est fini du plus long mou­ve­ment de grève des postes britanniques…

Pas de résul­tats posi­tifs… à peine une promesse de négo­ci­a­tions pour plus tard !

Pourquoi l’échec ?

Pour jus­ti­fi­er la reprise du tra­vail, Tom Jack­son a pré­tex­té : « les caiss­es de l’UPW sont vides… on ne peut plus tenir ! » Cet argu­ment « décisif » se pose-t-il en terme de lutte de class­es ? Si oui, le rap­port de force entre class­es antag­o­nistes se tranche-t-il par ban­ques interposées ?

Pos­er ain­si la ques­tion donne déjà des élé­ments de réponse.

Face à un gou­verne­ment résolu, lui, à pra­ti­quer la lutte de class­es, l’UPW n’a opposé que la bonne volon­té réformiste. Dans ce com­bat tous les book­mak­ers anglais auraient pu don­ner Heath vain­queur à 5 con­tre 1…

Mal­gré des appels de l’UPW, aucune sol­i­dar­ité effec­tive (à part des Aus­traliens) n’a aidé les postiers anglais. Beau­coup de cour­ri­er de Grande-Bre­tagne a été ain­si tra­vail­lé en Europe.

Peut-on con­cevoir la grève illim­itée hors du con­trôle de ceux qui la font ? Cette expéri­ence ne le prou­ve pas !
En fait, les postiers anglais sont ren­trés bat­tus deux fois :
— une fois parce que les reven­di­ca­tions n’ont pas été sat­is­faites à l’is­sue d’une longue grève,
— une autre fois parce que le con­trôle de l’ac­tion n’a pas dépen­du d’eux-mêmes et qu’ils auront donc du mal à com­pren­dre les raisons de l’échec…

Un Posti­er de l’Alliance.


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