La Presse Anarchiste

Éditorial

La grandeur à tout prix

On dira ce qu’on vou­dra la gran­deur est en bonne voie. Ce pays, répu­té grand, aimé et esti­mé du monde entier pour sa « culture », son « huma­nisme », sa prise quo­ti­dienne de Pas­tilles était vrai­ment tom­bé bien bas.

Libé­ré par les Alliés, nour­ri (à la petite cuillère) par le plan Mar­shall, vain­cu par quelques bandes d’Asiates dans la cuvette de Dien-Bien-Phu, humi­lié par la spec­ta­cu­laire ascen­sion éco­no­mique de l’Allemagne, ce pays n’était plus au fond qu’une puis­sance d’avant-dernier ordre, une sorte de colo­nie amé­ri­caine. Un pays sans bombe atomique.

Mais, de Gaulle était là… Grand chef d’une petite puis­sance il lui fal­lait se faire remar­quer. Mais com­ment atti­rer l’attention des Grands lorsqu’on n’est pas capable de venir à bout, même avec les moyens les plus bar­bares, de « quelques bandes d’Arabes », lorsque, sur le mar­ché mon­dial, on n’est pas fichu d’avoir des prix com­pé­ti­tifs, lorsqu’on n’a pas de bombe A…?

Faute de pou­voir jouer les molosses, de Gaulle choi­sit la tac­tique du roquet, du petit qui fait ch… les grands, qui mor­dille les che­villes et s’attache aux basques.

Alors, comme une star­lette pique sa crise de nerfs au milieu des grandes vedettes pour se faire remar­quer du pro­duc­teur, de Gaulle fit du tapage : et de sous­traire la flotte fran­çaise de la Médi­ter­ra­née à l’emprise de l’OTAN, et de retar­der la Confé­rence au som­met, et de mon­trer à la « per­fide Albion » qu’on est pas moins per­fide qu’elle… Et de faire entendre à Mr. L. qu’au fond, on pour­rait s’arranger puisque dans 50 ans il nous fau­dra tous ensemble, nous les Blancs, nous défendre contre le péril des Jaunes de Pékin. Et d’inviter le Mr. K. à venir mon­trer patte blanche blanche en France…

Pour bien mon­trer qu’on est grand, on se paye le luxe d’essayer de faire explo­ser une petite bombe de rien du tout, du type foire à la féraille d’Hiroschima 1945. Laquelle vola­ti­li­sa tout de même plus de 200.000 habi­tants de l’infortunée ville japo­naise, sans comp­ter les morts « à retar­de­ment » dont la liste, depuis cette époque, jour après jour s’allonge… Mais de ces babioles la « France » n’a cure. D’ailleurs, il n’y a qu’a écou­ter le Grand Charles lui-même, Debré, Nocher, grâce à « notre » bombe, on pour­ra faire la paix. En atten­dant, on fait donc la bombe. Ce qui « nous » vaut d’être condam­né par les 23 des Nations unies (la voi­là bien l’Anti-France!). Alors on déclare pas­ser outre…

Qu’on le veuille ou non, la tac­tique De Gaulle réus­sit, on tient désor­mais compte de la France, cette emmerdeuse…

D’ailleurs, tout le monde y trouve son compte :

Les U.S.A. Le mot auto­dé­ter­mi­na­tion valant pour les « Amé­ri­cains » son pesant de pétrole, les incite à, fer­mer les yeux sur les fre­daines gaullistes.

L’U.R.S.S.: La France étant tout de mène le plus court che­min entre les États-Unis et l’Allemagne fédé­rale et une chaîne n’ayant que la résis­tance de son plus faible maillon… Mr. K. n’a qu’a se féli­ci­ter de voir la France ruer dans les bran­cards de l’OTAN.

Que ce soit sur le plan inter­na­tio­nal ou sur le plan natio­nal, le style De Gaulle varie peu.

Au monde divi­sé, à la France divi­sée, il s’offre en arbitre flat­tant ou gour­man­dant a tour de rôle, les uns et les autres, brouillant les cartes de cha­cun pour mieux glis­ser la sienne.

Comme tout bluff, c’est un jeu dan­ge­reux. Il peut réus­sir pen­dant quelques temps, mais s’écrouler au moindre inci­dent, une peau de banane dépo­sée négli­gem­ment par un membre de Jeune Nation dans l’escalier de l’Élysée, ou une pin­cée de poudre de per­lim­pin­pin dans le potage Biag­gi du géné­ral et tout serait consommé.

Un Caïd

Mais ras­su­rons-nous : pour l’instant, il est là, et un peu là, il parle d’or (et acces­soi­re­ment du pétrole saharien).

Le peuple, dans sa géné­ra­li­té, est ras­su­ré « De Gaulle va faire la paix en Algé­rie », et com­mence à le regar­der comme un bon papa fai­sant le don de sa per­sonne ce qui quoi qu’on en dise, est tou­jours bien vu en France.

Ren­dons à César ce qui lui revient : sa paix, elle prend des allures de césarienne.

Et sur­tout les Fran­çais, incor­ri­gibles cocar­diers, se réjouissent de la « gran­deur » retrou­vée. Car enfin, Sta­line eût ri au nez d’un Vincent Auriol si celui-ci s’était avi­sé de l’inviter, et l’Amérique eût cou­pé illi­co les cré­dits Mar­shall dès la moindre rumeur d’une bombe A fran­çaise, sous le règne d’un des quel­conques pré­si­dents « le » précédent.

Les fins let­trés dode­linent de la tête sur les « Mémoires de Guerre » non par som­meil, mais parce qu’ils recon­naissent que ce De Gaulle, pour un géné­ral, a de la syn­taxe, est pétri de lati­ni­tés et est même doué d’un cer­tain sens de l’Histoire.

Quand à la « gauche », la voi­là bien ras­su­rée : plus besoin de faire sem­blant de lut­ter pour la paix en Algé­rie puisque l’autodétermination est pro­po­sée par De Gaulle…

Et puisque Tho­rez vous le dit, en fai­sant cris­ser les pneus du Par­ti dans un virage digne de la Série Noire, « il faut savoir ter­mi­ner une guerre » et De Gaulle sau­ra bien, lui qui y est « contraint par l’action des masses gui­dées par le P.C.

Du Général au particulier

Oui, pas d’erreur, le « style » De Gaulle, c’est quelque chose de nou­veau et il nous faut essayer d’y voir clair, de ne pas tom­ber dans le panneau.

Car à ce « style », qui, par cer­taine côtés, s’apparente du point de vue tech­nique à la « diplo­ma­tie » d’un Nas­ser ou d’un Kroucht­chev, la gauche benoîte qui n’y voyait encore, il y a peu, que de l’«empirisme » risque bien de se lais­ser prendre.

Parce que De Gaulle n’installe pas le fas­cisme qu’on croyait, parce qu’il veut « auto­dé­ter­mi­ner » les Algé­riens, parce que Mr.K. vient voir si la soupe est bonne, une cer­taine gauche a ten­dance a croire que c’est arri­vé et que le pro­blème n°1 qui ce pose au par­ti ou au syn­di­cat est la reprise des cartes 1960…

Une seule lec­ture : la feuille de paye ! tel pour­rait être le mot d’ordre.

La trahison des Leclerc

Sur le plan éco­no­mique le gaul­lisme a mis en som­meil ses beaux pro­jets d’association Capital-Travail.

Il mise actuel­le­ment sur la baisse des prix et pour cela n’a pas hési­té à favo­ri­ser l’«expérience Leclerc » quitte à se mettre à dos les « petits com­mer­çants ». Bien que les ouvriers omettent rare­ment, lorsqu’ils sont en vacances a Pala­vas-les-Flots, d’envoyer une carte à leur cré­mière, ils ont au fond du cœur une sourde haine des com­mer­çants, haine posi­tive en ce sens que le com­mer­çant vivant de l’exploitation des tra­vailleurs au stade de la dis­tri­bu­tion, rejoint le patron qui exploite a celui de la pro­duc­tion. Les com­mer­çants sont par­tie du régime d’exploitation que les tra­vailleurs devront tôt ou tard abattre.

En ce domaine l’«expérience Leclerc » connaît quelque popu­la­ri­té puisque ses maga­sins font une baisse réelle de 20%, et qu’ils ren­contrent l’hostilité du com­merce traditionnel.

L’«expérience » Leclerc une fois débar­ras­sée de son tam-tam déma­go­gique, qu’en reste-t-il ? 

1°) Un super-patron, (chaîne de suc­cur­sales) qui rac­cour­cit le cir­cuit tra­di­tion­nel de dis­tri­bu­tion en se pas­sant des inter­mé­diaires ce qui lui per­met d’abandonner 20% de son chiffre d’affaire et d’accroître ses béné­fices et, par le côté inha­bi­tuel de l’opération, de se pas­ser d’un bud­get de publi­ci­té celle-ci étant assu­rée par la presse et radio gouvernementales.

2°) Une entre­prise qui sur­monte par la concen­tra­tion le des­tin du petit com­merce qui est voué éco­no­mi­que­ment à un pro­ces­sus de disparition.

Quoi de « révo­lu­tion­naire » en tout cela ? Ah ! oui le rac­cour­cis­se­ment du cir­cuit ! Mais les Pri­su­nics et Mono­prix avaient déjà pra­ti­qué cette méthode, seule adap­tée au capi­ta­lisme actuel.

Alors ? Pour qu’il y ait révo­lu­tion dans l’épicerie il fau­drait qu’il y ait, non seule­ment rac­cour­cis­se­ment du cir­cuit, mais liai­son directe pro­duc­tion-consom­ma­tion et sup­pres­sion du PROFIT. Hors cela, i1 n’y a qu’aménagement au sein du capi­ta­lisme et au fond nous n’en avons rien a foutre – « Amé­na­geons » plu­tôt notre propre classe pour abré­ger notre exploitation.

Le capitalisme évolue, l’exploitation demeure

Quant à De Gaulle, il reste « l’homme des mono­poles ». Il est donc l’homme du capi­ta­lisme moderne. Quoi de plus nor­mal qu’il soit avec les trusts pétro­liers pour l’exploitation du pétrole du Saha­ra, contre le capi­ta­lisme local d’Algérie, à forme colo­niale vétuste.

Quoi de plus nor­mal qu’il joue le super Mar­ket et le « Leclerc » contre l’épicier du coin.

Car l’Ultra vinas­sier d’Algérie, tout comme l’épicier ou l’artisan sont des ves­tiges d’un capi­ta­lisme dépas­sé, absor­bé par l’évolution économique.

Ce qui nous inté­resse en tout cela ce sont les modi­fi­ca­tions qui résultent de cette évo­lu­tion sur les condi­tions de notre exploitation.

En Sché­ma­ti­sant et d’un coup d’œil rapide on voit que ces concen­tra­tions auront pour effet d’absorber les entre­prises fortes et de reje­ter vers le pro­lé­ta­riat la majeure par­tie du petit com­merce après sa faillite. Après que la lutte des classes eut souf­fert de l’écran consti­tué par les classes moyennes il semble que la redis­tri­bu­tion des classes doive s’opérer vers un retour à deux classes plus déli­mi­tées : pro­lé­ta­riat et monopoles.

Le Mar­ché Com­mun, après quelques années confir­me­ra cette ten­dance. Déjà les plus grandes socié­tés des 6 pays opèrent des jume­lages inter­na­tio­naux, jume­lages qui pour­raient être bien­tôt sui­vis de fusions. À ces concen­tra­tions supra­na­tio­nales il fau­dra bien que les tra­vailleurs répondent par une coor­di­na­tion de leur lutte et un accrois­se­ment de celle-ci. Il fau­dra bien renouer avec un inter­na­tio­na­lisme actif.

Le pro­blème, pour les tra­vailleurs ne sera pas réso­lu par une auto­dé­fense chau­vine. Il ne pour­ra l’être que par une soli­da­ri­té constante dans la lutte des ouvriers des 6 pays.

Les ouvriers auront alors à sur­mon­ter leurs par­ti­cu­la­rismes, à se débar­ras­ser de leurs influences (démo­cra­tie chré­tienne et P.C. en Ita­lie, Sociale-démo­cra­tie en Alle­magne, P.C. en France, Démo-chré­tienne et sociale démo­cra­tie en Bel­gique) à créer leurs orga­nismes de lutte de classe, faute de quoi la sur­ex­ploi­ta­tion pour les uns, le chô­mage per­ma­nent pour les autres seraient leur lot.

Noir & Rouge

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