La Presse Anarchiste

Sur la dialectique de l’Individu

Avant propos

Si la dia­lec­tique des objets, des phé­no­mènes, est déjà très dif­fi­ci­le­ment sai­sis­sable (que ceux qui en dou­te­raient fassent donc le bilan de toutes les erreurs com­mises dans ce domaine!), la dia­lec­tique de l’Homme n’a pas encore été com­prise com­plè­te­ment. Même en s’appuyant sur la seule forme exis­tante de la pen­sée réa­liste et concrète : le matérialisme.

Dans la socié­té moderne, plus que jamais, on s’oriente vers un déve­lop­pe­ment des tech­niques les plus révo­lu­tion­naires, une recherche tou­jours plus pous­sée du confort maté­riel maxi­mum, la conquête de l’espace cos­mique et autres mani­fes­ta­tions d’une ten­dance chez l’homme à domi­ner la nature et l’univers. Paral­lè­le­ment cette ten­ta­tive de domi­na­tion sur la nature et l’espace risque de n’être que la domi­na­tion d’une mino­ri­té d’individus, ce nou­veau pou­voir abso­lu sur les objets et les phé­no­mènes vien­drait com­plé­ter celui qu’exerce déjà cette même mino­ri­té sur la majo­ri­té de l’espèce humaine.

Nous ne nions pas la néces­si­té du bon­heur maté­riel du genre humain. Nous n’ignorons pas non plus la valeur de l’œuvre accom­plie par les tra­vailleurs scien­ti­fiques dans cette pers­pec­tive. Pour­tant nous ne pour­rons par­ler de socia­lisme que si ce bon­heur maté­riel s’accompagne de la liber­té de l’esprit humain, et que si ces deux aspects, entre autres, du socia­lisme se conjuguent avec une équi­table répar­ti­tion des tâches et des jouis­sances maté­rielles et intellectuelles.

Il ne semble pas que l’évolution actuelle s’oriente dans ce sens. Les tra­vailleurs scien­ti­fiques qui tournent autour de ce pro­blème à tra­vers leur acti­vi­té pro­fes­sion­nelle res­tent très sou­vent cou­pés de la réa­li­té sociale. Or, com­ment sai­sir le com­por­te­ment de l’individu si l’on ignore le contexte social dans lequel il évo­lue. Ou si l’on ne « connait » ce contexte qu’à tra­vers le prisme défor­mant du par­ti, des sta­tis­tiques ou des son­dages d’opinion, qui même sin­cères, n’ont, qu’une valeur rela­tive et indi­ca­tive. Ils n’ont pas de valeur abso­lue, ne serait-ce que parce qu’ils ne parlent que chiffres et pour­cen­tages, sans pour autant tra­duire des sen­ti­ments pré­cis ou confus. Ce n’est pas par hasard que les mar­xistes ou cryp­to-Mar­xistes pul­lulent par­mi les intel­lec­tuels qui s’attaquent à ce pro­blème de l’Homme, mais ils ne le font qu’à tra­vers les « ensei­gne­ments » du par­ti, les sta­tis­tiques, les son­dages d’opinion, plus pour jus­ti­fier le sys­tème et la doc­trine pré­co­ni­sés par le par­ti que dans un but de pure recherche scien­ti­fique et huma­niste. Que l’on ne s’y méprenne pas, les mar­xistes et assi­mi­lés ne sont pas seuls en cause, nous y revien­drons. D’autres, notam­ment encore beau­coup de mar­xistes, qua­li­fient nos pré­oc­cu­pa­tions de pure­ment sen­ti­men­tales, ils éludent, eux, sim­ple­ment, l’aspect stric­te­ment humain du pro­blème de la révo­lu­tion et du socia­lisme, ils se bornent à l’aspect « admi­nis­tra­tif des choses ». Le « poli­tique » et 1’«économique » seuls comptent, lais­sons l’«humain » aux doux poètes anar­chistes et aux autres rêveurs.

Il n’en reste pas moins que pour des maté­ria­listes, de sur­croît liber­taires, le com­por­te­ment et le sort, l’épanouissement ou l’asphyxie de l’individu res­tent au centre, et consti­tuent l’aspect fon­da­men­tal, du pro­blème de la révo­lu­tion et de la socié­té socia­liste. Tout ce qui nous sépare, non seule­ment des mar­xistes, mais aus­si de tous ceux qui véhi­cu­lant la pen­sée bour­geoise ou bureau­cra­tique sous toutes ses formes (social-démo­crates, jaco­bains, chré­tiens, natio­na­listes, libé­raux, francs-maçons, etc.) découle de cette dif­fé­rence essen­tielle : tan­dis qu’ils s’efforcent par toutes sortes de coer­ci­tions d’enfermer l’Individu dans un sys­tème ou une doc­trine, nous nous obs­ti­nons a subor­don­ner à l’Homme la pers­pec­tive d’une socié­té éla­bo­rée par lui, pour lui.

I. – Peut-on mettre l’homme en équation ?

Le mou­ve­ment est un phé­no­mène qui part d’un point don­né et se dirige, à tra­vers des convul­sions mul­tiples, et le plus sou­vent mal­gré des contra­dic­tions inhé­rentes à sa propre logique et à ses rap­ports internes ou externes, vers un point dif­fé­rent Ceci pour­rait consti­tuer une défi­ni­tion som­maire du terne « dia­lec­tique » que nous employons.

Mais en ce qui concerne l’homme, le mou­ve­ment est à peine esquis­sé, qu’il décrit un cercle et tel un boo­me­rang revient à son point de départ. Puis le mou­ve­ment se repro­duit indé­fi­ni­ment, abou­tis­sant inva­ria­ble­ment au même résul­tat. On tourne en rond, ner­veu­se­ment, comme un pri­son­nier dans sa cellule.

Tour­ner, tour­ner encore, tour­ner tou­jours finit par écœu­rer. Et cet écœu­re­ment est celui que peut connaître l’homme qui semble inexo­ra­ble­ment condam­né à tour­ner pour l’éternité dans le cadre de ce cercle vicieux dans lequel nous sommes pour le moment enfer­més. Assu­rer « la maté­rielle » pour vivre et vivre pour « assu­rer la maté­rielle ». C’est appa­rem­ment un dilemme.

En fait cela nous paraît être un dilemme, parce que notre propre dia­lec­tique est très dif­fi­ci­le­ment sai­sis­sable. Seul l’aspect social de 1’être peut être com­plè­te­ment com­pris. Mais si l’homme est aus­si un « être social », il n’est pas que cela. C’est seule­ment en s’organisant en socié­té que l’homme a déter­mi­né l’homme social et le besoin de vie sociale.

« L’homme pos­sède, comme pro­prié­té fon­da­men­tale, néces­saire, l’instinct de sa propre conser­va­tion », sans lequel aucun être vivant ne pour­rait exis­ter, et « l’instinct de la conser­va­tion de l’espèce », sans lequel aucune espèce n’eût pu se for­mer ni durer. Il est natu­rel­le­ment por­té à défendre son exis­tence et son bien-être ain­si que celui de sa pro­gé­ni­ture contre tout et tous.

« Les êtres vivants ont, dans la nature, deux manières de s’assurer l’existence et de la rendre plus pai­sible, d’un côté la lutte indi­vi­duelle contre les élé­ments et contre les autres indi­vi­dus de la même espèce ou d’espèce dif­fé­rente ; de l’autre l’appui mutuel, la coopé­ra­tion, qui peut être appe­lée « l’association pour la lutte » contre tous les fac­teurs natu­rels contraire à l’existence, au déve­lop­pe­ment et au bien être des associés (…)

«(…) L’expérience, accu­mu­lée et trans­mise par des géné­ra­tions suc­ces­sives, a ensei­gné à l’homme qu’en s’unissant à d’autres hommes sa conser­va­tion est plus sûre et son bien-être plus grand. Ain­si, consé­quence de la lutte même pour l’existence, enga­gée contre la nature ambiante et contre les indi­vi­dus de son espèce, s’est déve­lop­pé chez l’homme l’instinct social, qui a com­plè­te­ment trans­for­mé les condi­tions de son exis­tence. Par la force de cet ins­tinct, l’homme put sor­tir de l’animalité, mon­ter à une très grande puis­sance et s’élever si haut au-des­sus des autres ani­maux que les phi­lo­sophes spi­ri­tua­listes ont cru néces­saire d’inventer pour lui l’âme imma­té­rielle et immortelle.

« De nom­breuses causes concur­rentes ont contri­bué à la for­ma­tion de cet ins­tinct social, qui, par­tant de la base ani­male de l’instinct de la conser­va­tion de l’espèce – qui est l’instinct social res­treint à la famille natu­relle – est arri­vé à un degré émi­nent d’intensité et d’extension, pour consti­tuer désor­mais le fond même de la nature morale de l’homme. (…)

« Enfin, la capa­ci­té, acquise par 1’homme, grâce à ses qua­li­tés pri­mi­tives appli­quées, en coopé­ra­tion avec un nombre plus ou moins grand d’associés, de modi­fier le milieu ambiant et de l’adapter à ses besoins ; la mul­ti­pli­ca­tion de ses dési­rs qui croissent avec les moyens de les satis­faire et deviennent des besoins ; la divi­sion du tra­vail, qui est la consé­quence de l’exploitation métho­dique de la nature au pro­fit de l’homme, ont fait de la vie sociale le milieu ambiant néces­saire à l’homme, hors duquel il ne peut vivre sans tom­ber dans un état bestial.

« Et par le raf­fi­ne­ment de la sen­si­bi­li­té, consé­quence de la mul­ti­pli­ci­té des rap­ports, par l’habitude prise dans l’espèce grâce à la trans­mis­sion héré­di­taire pen­dant des mil­liers d’années, ce besoin de vie sociale, d’échange de pen­sées et d’affections entre les hommes, est deve­nu un mode d’être néces­saire à notre orga­nisme. Il s’est trans­for­mé, en sym­pa­thie, en ami­tié, en amour et sub­siste indé­pen­dam­ment des avan­tages maté­riels que l’association pro­duit, à tel point que, pour les satis­faire, on affronte toutes sortes de souf­frances et même la mort.

« En somme, les énormes avan­tages que l’association apporte à l’homme ; l’état d’infériorité phy­sique (non pro­por­tion­né à sa supé­rio­ri­té intel­lec­tuelle) dans lequel il se trouve vis-à-vis de la bête, s’il reste iso­lé ; la pos­si­bi­li­té pour l’homme de s’associer à un nombre tou­jours crois­sant d’individus, en rap­ports tou­jours plus intimes et com­plexes, jusqu’à étendre l’association à toute l’humanité, à toute vie ; sur­tout la pos­si­bi­li­té pour l’homme de pro­duire, en tra­vaillant en coopé­ra­tion avec les autres, plus qu’il n’est néces­saire pour vivre ; les sen­ti­ments affec­tifs enfin qui découlent de tout cela, ont don­né à la lutte pour l’existence chez l’homme un carac­tère tout dif­fé­rent de celui de la lutte qui existe chez les autres animaux.

« Quoi qu’il en soit, aujourd’hui on sait – les recherches des natu­ra­listes contem­po­rains nous en apportent chaque jour de nou­velles preuves – que la coopé­ra­tion a eu et a, dans le déve­lop­pe­ment du monde orga­nique, une part très impor­tante, que ne soup­çon­naient pas ceux qui vou­laient jus­ti­fier, bien à tort du reste, le règne du la bour­geoi­sie par des théo­ries dar­wi­niennes, car la dis­tance entre la lutte humaine et la lutte ani­male reste énorme et pro­por­tion­nelle à la dis­tance qui sépare l’homme des autres animaux.

« Les autres ani­maux com­battent, soit indi­vi­duel­le­ment, soit plu­tôt en petits groupes durables ou tran­si­toires, contre toute la nature, y com­pris les autres indi­vi­dus de leur propre espèce. Les ani­maux les plus sociables même, comme les four­mis, les abeilles, etc., sont soli­daires entre indi­vi­dus de le même four­mi­lière ou de la même ruche, mais sont indif­fé­rents envers les autres com­mu­nau­tés de leur espèce (quand ils ne les com­battent pas). La lutte humaine, au contraire, tend à élar­gir tou­jours plus l’association par­mi les hommes, à soli­da­ri­ser leurs inté­rêts, à déve­lop­per le sen­ti­ment d’amour de chaque homme pour tous les hommes, à vaincre et à domi­ner la nature exté­rieure avec l’humanité et pour l’humanité. Toute lutte directe pour conqué­rir des avan­tages, indé­pen­dam­ment des autres hommes ou contre eux, contre­dit la nature sociale de l’homme moderne et tend à le repous­ser vers l’animalité. »

(Erri­co Mala­tes­ta, « L’Anarchie », La bro­chure men­suelle, n°79/80. Juillet-août 1929, pages 22 à 26).

Mais pour­quoi donc s’obstiner à per­pé­tuer l’existence de l’espèce humaine ? Exis­ter serait-il un objec­tif suf­fi­sant à l’existence même ? C’est pré­ci­sé­ment là que la boucle menace de se boucler !

Les reli­gions depuis des mil­lé­naires, annoncent à l’homme « une autre vie » suc­cé­dant à la vie ter­restre, qui peut être faite de tour­ments ou de féli­ci­té éter­nels sui­vant que l’homme aura été mau­vais ou bon de sa nais­sance à sa mort ter­restres. Il nous faut bien recon­naître que la reli­gion sur ce ter­rain répond à un besoin qu’éprouvent presque tous les hommes d’échapper au malaise que pro­cure l’idée de la mort, la fin abso­lue, le retour au néant pour l’éternité. C’est ce qui explique leur emprise tenace, à peine usée par le temps. La reli­gion n’est pas une expli­ca­tion ration­nelle, basée sur des faits concrets, c’est pour­quoi, indé­pen­dam­ment du rôle joué par les églises, nous ne la pre­nons en consi­dé­ra­tion que pour la dénon­cer comme mystification.

Mais les reli­gions ne sont pas seules mys­ti­fi­ca­tions. Des phi­lo­sophes affirment que l’homme ne se réa­lise que dans sa mort, dans le néant. Ils pré­co­nisent le sui­cide indi­vi­duel ou col­lec­tif. Dans tout ceci le vrai pro­blème est élu­dé. Or, pré­ci­sé­ment, c’est à sa vie que l’homme cherche vai­ne­ment à don­ner un sens. Et dans ce cas la mort ne sau­rait être une rai­son de… vivre.

Même lorsque l’homme jouit du maxi­mum de confort maté­riel et sur­tout dans ce cas, il est sai­si d’horreur par la vision de la mort. Tout cela : cette douce quié­tude d’un esto­mac qui ne connaît pas ou plus la faim, les joies phy­siques (télé­vi­sion, salle de bains, pra­tique d’un sport, etc.) et sen­ti­men­tales (amour avec une com­pagne dont on est aimé et com­pris, que l’on aime et com­prend, amour mater­nel ou pater­nel pen­dant de l’amour filial, cama­ra­de­rie mul­tiple, etc…), tout cela pour­quoi ? pour finir stu­pi­de­ment un jour dans la mort. Ce n’est d’ailleurs pas seule­ment d’horreur que l’on est sai­si devant une telle vision, mais aus­si d’une très grande las­si­tude, née d’un sen­ti­ment d’impuissance, de décou­ra­ge­ment face à un néant qui paraît insur­mon­table, invincible.

Par un réflexe natu­rel l’homme tente d’échapper à son propre dilemme, en s’efforçant de meu­bler le vide devant lequel il se trouve. Et pour la plu­part, c’est l’amour à la sau­vette, le plai­sir violent, une « culture » à bon mar­ché, moyens d’évasions que la socié­té actuelle lais­sa à la dis­po­si­tion des foules parce qu’ils contri­buent à l’abrutissement général.

Chez cer­tains jeunes, il y a aus­si 1’explosion qui est à la fois vio­lente et néga­tive, cette révolte met en cause tant le socié­té dans laquelle ils étouffent, que l’absurdité d’une vie sans objet. (Ce sujet est trai­té plus lon­gue­ment dans « Noir et Rouge » n°13 – « La révolte et la jeu­nesse »).

Peut-on mettre l’homme en équa­tion, pour décou­vrir le sens de son exis­tence ? Non, car pour qu’une équa­tion soit soluble, elle ne peut com­por­ter qu’une « incon­nue ». Si elle en com­porte plu­sieurs, elle néces­site autant d’autres équa­tions qu’il y a d’inconnues. Or, dans la dia­lec­tique de l’individu, les « incon­nues » s’étendent jusqu’à l’infini ! Il n’y a de solu­tion algé­brique pos­sible que pour ceux qui résument l’être dans le seul « être social ». Et ceux-là bran­dissent des « solu­tions » que l’histoire refuse de prendre en consi­dé­ra­tion depuis un siècle.

II. – L’homme se réalise-t-il dans l’amour ?

Ce que nous consta­tons, sous des formes variées dans tout le règne ani­mal, c’est le phé­no­mène de la repro­duc­tion de l’individu et, à tra­vers lui de l’espèce elle-même. Bien qu’il ait dépas­sé le stade de l’animalité pour se his­ser à celui de l’humanité, l’homme dans son com­por­te­ment reste pro­fon­dé­ment mar­qué par ce phé­no­mène ani­mal et l’acte sexuel tient une très grande place dans son existence.

Aujourd’hui, toutes les formes d’autorité, des églises aux États, condamnent la poly­ga­mie. Dans les pays où elle existe ou exis­tait encore récem­ment (Tuni­sie, par exemple) elle tend à dis­pa­raître. La mono­ga­mie est de plus en plus pré­sen­tée comme le comble de la ver­tu. La pros­ti­tu­tion, qui ne s’en porte d’ailleurs pas plus mal, est vive­ment com­bat­tue et pré­sen­tée comme une honte de la socié­té. La morale en vigueur dénonce tout accou­ple­ment qui ne serait pas sanc­tion­né d’un acte offi­ciel, voire même reli­gieux. Dans cer­tains pays le mariage offi­ciel est défi­ni­tif, l’acte de divorce (contraire aux prin­cipes de l’Église catho­lique, apos­to­lique et romaine) étant igno­ré par le Droit civil (et cano­nique!). C’est, par exemple, le cas de l’Italie. De là une contra­dic­tion : cette notion de le famille mono­game est une pièce maî­tresse de 1a morale et de la socié­té bour­geoise, 1a pros­ti­tu­tion est une consé­quence de cette mono­ga­mie et de l’officialisation de l’accouplement avec toutes les limi­ta­tions juri­diques qu’elle com­porte, mais paral­lè­le­ment, elle met en cause la notion bour­geoise et reli­gieuse de la famille car elle cor­res­pond à une néces­si­té sociale.

Bien que toutes les formes de pou­voir, tem­po­rels et spi­ri­tuels, fassent le plus grand silence sur ce com­merce sexuel sans entraves de l’homme primitif,

« en fait, que ren­con­trons-nous comme la forme la plus ancienne, la plus pri­mi­tive de la famille, celle que nous trou­vons incon­tes­ta­ble­ment attes­tée dans l’histoire, et qu’encore aujourd’hui nous pou­vons étu­dier ça et là ? Le mariage en groupe, la forme où des groupes entiers d’hommes et des groupes entiers de femmes se pos­sèdent réci­pro­que­ment, et qui ne laisse que peu de place à la jalou­sie. Et de plus, nous trou­vons, à un stade pos­té­rieur de déve­lop­pe­ment, la forme excep­tion­nelle de la poly­an­drie, qui pour le coup exclut tous les sen­ti­ments de jalou­sie et, par­tant, est incon­nue des ani­maux. Mais comme les formes à nous connues du mariage en groupe sont accom­pa­gnées de condi­tions d’une com­plexi­té si par­ti­cu­lière qu’elles ramènent néces­sai­re­ment à des fores anté­rieures plus simples de l’union sexuelle, et, en der­nier res­sort à une période de pro­mis­cui­té cor­res­pon­dant au pas­sage de l’animalité à l’humanité, les réfé­rences aux unions ani­males nous recon­duisent exac­te­ment au point qu’elles pré­ten­daient nous faire fran­chir une fois pour toutes.

« Qu’est-ce donc à dire, com­merce sexuel sans entraves ? Que les inter­dic­tions limi­ta­tives en vigueur aujourd’hui ou à une époque anté­rieure n’y exis­taient pas ». (L’origine de la famille, de la pro­prié­té pri­vée, de l’É­tat – F. Engels. pages 21 et 22 – édi­tions Costes, Paris 1948).

Tout ce qui est connu de nos jours, donne à pen­ser qu’à l’origine, chez l’homme pri­mi­tif, il n’y avait pas davan­tage de règles dans les rap­ports sexuels qu’il n’y en a aujourd’hui dans l’espèce canine par exemple. C’est de l’évolution de l’espèce, que naquirent des règles régis­sant le com­merce sexuel et ce sont ces règles qui, dans leur pra­tique quo­ti­dienne, déter­mi­nèrent pro­gres­si­ve­ment la famille moderne.

L’an des aspects par­ti­cu­liers de ces mariages de groupe à groupe, de tri­bu à tri­bu fut qu’il était impos­sible de sui­vra la filia­tion par la ligne pater­nelle, celle-ci étant indé­ter­mi­nable, la seule filia­tion sûre était la filia­tion mater­nelle. L’héritage de la pro­prié­té sui­vait cette ligne et ce droit matriar­cal fai­sait jouer à la femme un rôle domi­nant dans cette forme rudi­men­taire de la famille. Mais le déve­lop­pe­ment de la pro­prié­té paral­lè­le­ment à celui des ins­tru­ments de pro­duc­tion, devait entraî­ner la nais­sance de l’armée et de l’É­tat et aus­si un ren­ver­se­ment du droit fami­lial. Le droit matriar­cal cédait la place au droit patriar­cal. Pour don­ner à ce der­nier force et auto­ri­té, la femme fut non seule­ment dépos­sé­dée de ses droits anté­rieurs mais asser­vie, rava­lée au rang de domes­tique dans le mai­son, d’instrument de plai­sir de l’homme et de sa reproduction.

Notre époque est cer­tai­ne­ment celle d’un tour­nant déci­sif dans les rap­ports entre la femme et l’homme. Tan­dis que dans cer­tains pays on recon­naît à la femme le droit de domi­ner sa pro­créa­tion, dans d’autres (en France notam­ment), en inter­di­sant l’emploi des moyens contra­cep­tuels et l’avortement, en pré­ten­dant faire ces­ser la pros­ti­tu­tion (en ne fai­sant d’ailleurs ces­ser que les sur­veillances médi­cales dont elle pou­vait être entou­rées), en essayant d’encourager par dif­fé­rents moyens la nata­li­té et « la femme au foyer », on contri­bue à main­te­nir la femme dans un mode de vie médié­val, essen­tiel­le­ment dans le domaine sexuel, mais aus­si dans ses rap­ports sociaux avec l’homme. [[La femme ouvrière ou employée, en par­ti­cu­lier, par­vient en tant que pro­lé­taire à être exploi­tée à l’atelier ou au bureau et à subir une seconde exploi­ta­tion en accom­plis­sant les tâches domes­tiques inhé­rentes au couple tan­dis que l’homme y par­ti­cipe très rarement.]]

Mais la femme moderne oppose une grande résis­tance aux ten­ta­tives de main­tien de sa condi­tion d’un autre âge. Elle tend par une lutte sourde mais réelle à se his­ser à un niveau d’égalité par rap­port à l’homme. Non seule­ment on tra­vaillant dans des pro­por­tions de plus en plus grandes dans l’industrie, mais en par­ti­ci­pant à toutes les acti­vi­tés humaines. Et, enfin, pour prendre un exemple, 600.000 avor­te­ments clan­des­tins chaque année, en France, témoignent, du refus farouche de la femme de se plier aux ukases d’une socié­té qui la nie comme être humain.

Si, au début de ce siècle, la vie en couple consis­tait encore en une subor­di­na­tion éco­no­mique, sociale, poli­tique et cultu­relle de la femme à l’homme, il n’en est plus de même aujourd’hui. Même si l’homme contem­po­rain ne com­prend pas que sa femme veut être son égale et non sa « chose », alors que sa mère, elle, s’effaçait doci­le­ment devant le « chef de famille ».

Cette incom­pré­hen­sion résulte d’une contra­dic­tion : il y a chez l’homme le besoin phy­sique de l’acte sexuel et le besoin social d’une pré­sence, d’une col­la­bo­ra­tion face à l’adversité. Sans par­ler des milieux bour­geois, aris­to­cra­tiques, etc., mais pour se bor­ner aux milieux»populaires », de nos jours encore, c’est essen­tiel­le­ment l’attrait phy­sique réci­proque qui entraîne la for­ma­tion du couple. Et comme le plus sou­vent le couple engendre une pro­gé­ni­ture celle-ci devient très fré­quem­ment et très rapi­de­ment le seul lien entre deux indi­vi­dus qui sont par­fai­te­ment étran­gers l’un à l’autre.

« Dans bien des cas l’enfant consti­tue le lien le plus solide du couple ; il en consti­tue même trop sou­vent l’unique lien, tous les autres relâ­chés ou n’ayant jamais exis­té. Et alors je n’appelle plus cela couple (…)

(…) Entre un homme et une femme, il doit y avoir des liens et des échanges qui ne dépendent pas de quelqu’un d’autre, fut-ce de l’enfant. Cha­cun doit être par lui-même une source d’enrichissement et de joie pour l’autre (…)

(…) N’y a‑t-il pas un cer­tain mépris pour le par­te­naire, dans le fait de se marier « pour avoir des enfants » ?

(…) Mais la vie en couple répond aus­si à un besoin pro­fond : le besoin de com­pa­gnie ; le besoin d’avoir auprès de soi quelqu’un qui soit, à la fois, miroir et source.

Et quelle pré­sence mutuelle peut-être plus com­plète que celle de l’homme et de la femme, avec leurs dif­fé­rences qui se com­plètent et l’épanouissement entre eux des joies physiques ?

(Révoltes n°11, juin 1959, fiches 8 – 9 « Unions libres ? » – Lucienne Bloch).

Le drame intime des couples le plus répan­du , c’est que ses deux com­po­sants se contentent de se sup­por­ter d’une façon per­ma­nente et de se dési­rer phy­si­que­ment d’une manière épi­so­dique, et même, très sou­vent, les rap­ports sexuels deviennent une cor­vée à laquelle on se plie par « devoir conjugal ».

« L’accord sexuel est essen­tiel dans l’amour, mais il ne suf­fit ni à le fon­der ni à l’entretenir. « je m’entends bien au lit avec elle, me dit un copain, seule­ment, qu’est-ce que tu veux après avoir tiré un coup, j’aimerais bien par­ler avec quelqu’un qui me com­prenne… et nous n’avons rien à nous dire ! »
(Révoltes, n°11, juin 1959, fiche 5 « L’amour mécon­nu » – P. Closedel).

Ce qui nous semble indis­pen­sable dans une réa­li­sa­tion par­tielle de l’être dans l’amour c’est l’extension des mani­fes­ta­tions de celui-ci à tous les domaines de la vie et de la pen­sée et de ce fait un dépas­se­ment de l’acte sexuel seul.

Si presque tous les couples qui nous entourent offrent le pénible spec­tacle dont il est ques­tion plus haut, il n’en est pas de même dans d’autres très rares, mais que l’on ren­contre le plus sou­vent dans des milieux révo­lu­tion­naires, liber­taires. (Chez les mar­xistes et les syn­di­ca­listes aus­si, mais moins fré­quem­ment). Ce qui ne signi­fie nul­le­ment que c’est uni­que­ment dans ces milieux que nous les rencontrons.

Pour ces couples, géné­ra­le­ment for­més à rude école, l’amour est une com­mu­nion totale de deux êtres, et non la subor­di­na­tion de l’un à l’autre. Peu importe de savoir com­ment, en quelles cir­cons­tances « ils » se sont connus ; ce qui est impor­tant, c’est de noter qu’ils se connaissent, au sens abso­lu du terme. Com­pa­gnon et com­pagne ne sont pas abso­lu­ment iden­tiques, leur com­por­te­ment est l’expression de deux expé­riences dis­tinctes, de deux carac­tères dif­fé­rents, de deux per­son­na­li­tés affir­mées. Il y a entre eux bien sûr le préa­lable de l’attrait phy­sique, une uni­té qui n’est pas seule­ment sociale, juri­dique et éco­no­mique, mais aus­si phi­lo­so­phique et cultu­relle. De plus il y a un « cli­mat ». Un cli­mat de fran­chise, de confiance, de loyau­té, de res­pect au sens humain, de com­pré­hen­sion mutuelle, de soli­da­ri­té maté­rielle et intel­lec­tuelle, de par­tage dus joies et des tâches dans l’égalité des sexes (nous ne par­lons pas d’un par­tage ni d’une éga­li­té cal­cu­lé mathé­ma­ti­que­ment en vue d’un résul­tat aus­si abso­lu qu’imbécile, mais d’une notion d’équité qui ne peut être que rela­tive). En fait, ces dif­fé­rents aspects de leur amour, ne font que quo­ti­dien­ne­ment ren­for­cer celui-ci, à tra­vers une redé­cou­verte et un renou­veau per­ma­nents chez les deux par­te­naires. L’amour qui unit de tels couples est inal­té­rable, quelles que soient les cir­cons­tances de la vie et les épreuves tra­ver­sées ensemble,ou séparément.

Les couples d’une façon géné­rale éprouvent le besoin d’engendrer. Mais chez ceux que nous venons de décrire ce désir cor­res­pond non seule­ment à une volon­té sourde et incons­ciente du se per­pé­tuer dans le temps et dans l’espace mais aus­si au besoin violent morne, de repro­duire la race, le carac­tère, les traits de 1’être qui est le plus cher au monde. De lais­ser, non seule­ment de soi, mais aus­si de sa com­pagne ou de son com­pa­gnon, une trace vivante et pen­sante lui res­sem­blant. Lais­ser une telle trace de son ou sa par­te­naire et de soi-même, et sur­tout une trace indé­lé­bile de l’union de deux êtres peut pro­vo­quer une joie, une satis­fac­tion pro­fonde, rien qu’à l’idée d’avoir pu don­ner, soi, un sens à sa vie et d’avoir du même coup vain­cu indi­rec­te­ment le mort. La mort peut en effet mettre un terme à l’existence d’un être (et c’est même uni­que­ment ce qu’elle fait!), mais elle ne peut pas l’empêcher de se sur­vivre dans sa progéniture.

L’homme se réa­lise-t-il dans l’amour ? D’une façon géné­rale : non ! Des cas par­ti­cu­liers, par contre, attestent l’existence d’une très large pos­si­bi­li­té de réa­li­sa­tion à laquelle quelques-uns par­viennent. Mais l’amour n’est pas tout et il peut même favo­ri­ser d’autres moyens de se réa­li­ser, comme nous le disait récem­ment un cama­rade : « Ma com­pagne me pousse à écrire un roman, qui serait une sorte d’autobiographie roman­cée ». Comme on le constate, l’amour, loin d’être sté­rile, peut engen­drer des enfants inat­ten­dus et ouvrir bien des perspectives !

III. – L’homme et ses capacités créatrices bafouées !

Lorsque l’on aborde le pro­blème de la crise de la socié­té et des convul­sions pério­diques qui en découlent, lorsque l’on tente à l’aide de la pen­sée maté­ria­liste de sai­sir le méca­nisme de cette crise, de ces convul­sions, on est ame­né a embras­ser la dia­lec­tique de la socié­té, c’est-à-dire à en déce­ler toutes les com­po­santes, leurs rap­ports intimes, leur mou­ve­ment. Cet exa­men de l’évolution his­to­rique, entre­cou­pée de révo­lu­tions, conduit à consta­ter l’existence d’une divi­sion, plu­sieurs fois mil­lé­naire, de la socié­té en classes sociales, et la réa­li­té pro­fonde de la lutte entre ces classes, lutte non moins ancienne que la divi­sion sociale qui l’a engendrée.

Il est exact que la lutte des classes joue un rôle essen­tiel dans la crise que connaît la socié­té depuis l’antiquité. Cette lutte pro­vient, disions-nous, de la scis­sion de la socié­té en classes dis­tinctes, mais cette scis­sion est plus pro­fonde que ne le pen­sait Marx et que conti­nuent à le pen­ser ses dis­ciples, elle ne se limite pas à la divi­sion de fait de l’organisation sociale en classes anta­go­nistes dans leurs inté­rêts éco­no­miques, mais s’étend à la sépa­ra­tion entre les fonc­tions de direc­tion de concep­tion, d’organisation et celles d’exécution, de production.

Sur la masse des indi­vi­dus par­ti­ci­pant d’une manière quel­conque, directe ou indi­recte, à la pro­duc­tion, seule une très faible mino­ri­té, dirige, conçoit, orga­nise. Les autres, c’est-à-dire l’écrasante majo­ri­té, exé­cute, pro­duit ou se livre à des acti­vi­tés auxi­liaires de la pro­duc­tion. Si le corps des diri­geants pos­sé­dait à lui seul toutes les capa­ci­tés de concep­tion du pro­duit et celles consis­tant à orga­ni­ser la pro­duc­tion, les autres ne pos­sé­dant pas ces capa­ci­tés, le pro­blème serait réso­lu depuis fort long­temps. Il n’y aurait plus de crise per­ma­nente dans la socié­té bour­geoise ou bureau­cra­tique. L’ennui c’est qu’il n’y a pas deux caté­go­ries d’hommes : les hommes-génies et les hommes-robots, nés les uns et les autres comme tels. Il y a plus sim­ple­ment des hommes qui, sauf des cas patho­lo­giques cer­tains, dis­posent de la plé­ni­tude de leurs moyens phy­siques et intel­lec­tuels, qu’ils soient, dans l’organisation sociale actuelle, diri­geants ou exécutants.

Les hommes tentent de don­ner un sens à leur exis­tence. Il découle natu­rel­le­ment de cette ten­dance qu’ils éprouvent le besoin de par­ti­ci­per tota­le­ment à ce qu’ils font, et à ce qui les occupe le plus long­temps, c’est-à-dire leur tra­vail, essayant par là, entre autres voies, de jus­ti­fier leur pré­sence dans la vie, qu’ils veulent non seule­ment active mais aus­si consciente.

Seule­ment, l’organisation, bour­geoise ou bureau­cra­tique, de la socié­té n’a pas pour objet d’aider les hommes à être eux-mêmes, elle vise à exploi­ter la grande majo­ri­té d’entre eux comme pro­duc­teurs, et le pro­duit, le pro­ces­sus de pro­duc­tion ne sont fina­le­ment dans le cadre actuel que les ins­tru­ments et moyens à par­tir des­quels se réa­lise l’exploitation elle-même. Dans ce cadre la sépa­ra­tion entre les fonc­tions de direc­tion et d’exécution est indis­pen­sable pour jus­ti­fier l’exploitation. Mais tout ceci abou­tit à une mons­truo­si­té, divi­sion en classes, sépa­ra­tion radi­cale des fonc­tions qu’elle entraîne, conduisent natu­rel­le­ment à une hos­ti­li­té entre, d’une part, pro­duit et pro­ces­sus de pro­duc­tion et d’autre part producteurs.

« Au cours des der­nières années on a bien sen­ti qu’en fait les ouvriers d’usine sont en quelque sorte déra­ci­nés, exi­lés sur la terre de leur propre pays. Mais on ne sait pas pour­quoi. Se pro­me­ner dans les fau­bourgs, aper­ce­voir les chambres tristes et sombres, les mai­sons, les rues, n’aide pas beau­coup à com­prendre quelle vie on y mène. Le mal­heur de l’ouvrier à l’ usine est encore plus mys­té­rieux. Les ouvriers eux-mêmes peuvent très dif­fi­ci­le­ment écrire, par­ler ou même réflé­chir à ce sujet, car le pre­mier effet du mal­heur est que la pen­sée veut s’évader ; elle ne veut pas consi­dé­rer le mal­heur qui la blesse. Aus­si les ouvriers quand ils parlent de leur propre sort, répètent-ils le plus sou­vent des mots de pro­pa­gande faits par des gens qui ne sont pas des ouvriers.

(« La condi­tion ouvrière » – pages 240 – 241. Simone Weil).

Or, le mal­heur qui frappe l’ouvrier, et qui n’est plus mys­té­rieux, c’est que non seule­ment il est exploi­té éco­no­mi­que­ment, qu’il ne jouit pas du niveau de vie auquel il pré­tend, mais c’est sur­tout le fait d’être, dans l’exécution même du tra­vail, consi­dé­ré davan­tage comme un com­plé­ment néces­saire de la machine que comme un être humain. C’est ain­si que dans n’importe quel type d’activité on ne donne au tra­vailleur que le strict néces­saire des connais­sances tech­niques requises ain­si que le mini­mum d’informations, pour que le tra­vail (et à tra­vers lui l’exploitation) soit pos­sible et ren­table pour les exploi­teurs. Toute ini­tia­tive est reti­rée au tra­vailleur et une sinistre com­pé­ti­tion semble enga­gée entre les entre­prises capi­ta­listes de type « for­diste » et les entre­prises de struc­ture et d’essence bureau­cra­tiques, com­pé­ti­tion dans laquelle cha­cun entend dépas­ser l’autre en capa­ci­té de déper­so­na­li­sa­tion de l’individu. Cela va de la ratio­na­li­sa­tion des gestes et la sup­pres­sion des temps morts dans le tra­vail à la chaîne au sta­ka­no­visme, dont les normes ne pou­vaient plus être sup­por­tées par les ouvriers hon­grois et polo­nais, sans par­ler des autres qui l’on mon­tré d’une manière moins spectaculaire.

« Il est dif­fi­cile d’avoir une vue d’ensemble des choses dans notre socié­té. C’est encore plus dif­fi­cile pour un ouvrier à qui l’organisation du monde reste cachée comme une chose mys­té­rieuse obéis­sant à des lois magiques et incon­nues. Notre hori­zon se trouve limi­té à la par­celle de tra­vail qu’on nous com­mande. Même notre tra­vail, nous ne savons plus ce qu’il devient. Nous ne le ver­rons plus à moins d’un hasard. L’organisation du monde semble être l’organisation de notre ignorance…

(…) On peut voir dans la « Vie Ouvrière », le jour­nal de la C.G.T., des images repré­sen­tant le pro­lé­taire fran­çais affa­mé, devant un mor­ceau de pain inac­ces­sible, tan­dis que les jour­naux bour­geois tire­ront les conclu­sions les plus opti­mistes du nombre de voi­tures et de postes de télé­vi­sion que pos­sède la classe ouvrière. Les syn­di­cats reprochent aux patrons de faire des super­bé­né­fices, « d’y aller un peu fort », les patrons répondent que les ouvriers ont plus de richesse qu’il y a cin­quante ans (…)

(…) Mais l’ouvrier a beau man­ger des bif­tecks et même avoir la télé­vi­sion et son auto­mo­bile, il reste dans la socié­té une machine pro­duc­tive, rien de plus. Et c’est là sa vraie misère.

(Jour­nal d’un ouvrier – Pages 7 à 9 – Daniel Mothé).

Le déve­lop­pe­ment pro­di­gieux de l’industrie, la nais­sance et l’épanouissement d’une indus­trie très pous­sée là où il n’y avait rien, font que des acti­vi­tés sociales ont consi­dé­ra­ble­ment chan­gé. Au cours des pre­mières années de sa période ascen­dante la socié­té capi­ta­liste pou­vait se per­mettre (notam­ment vu leur nombre res­treint à l’époque) d’accorder à ceux que l’on n’appelle plus les « pro­lé­taires en faux-cols » de sen­sibles pri­vi­lèges maté­riels (les « appoin­te­ments » d’un employé étaient fré­quem­ment plus éle­vés que le « salaire » d’un ouvrier). Aujourd’hui, en fonc­tion d’une part de la masse qu’ils repré­sentent, et d’autre part de la méca­ni­sa­tion très pous­sée, depuis quelques années sur­tout, du tra­vail de bureau, les employés ne sont plus les « col­la­bo­ra­teurs » du patron, ils sont socia­le­ment pro­lé­ta­ri­sés. Si dans la même entre­prise l’hostilité entre ouvriers et employés est loin d’avoir dis­pa­ru et se main­tient, ves­tige du pas­sé, la méca­ni­sa­tion du tra­vail des employés (aux­quels on semble vou­loir faire rat­tra­per en dix ans, un demi-siècle de méca­ni­sa­tion du tra­vail d’usine), en rivant l’employé à sa machine, en fera le sem­blable de 1’ouvrier.

Ce n’est donc pas seule­ment l’ouvrier, mais aus­si l’employé et le fonc­tion­naire qui se trouvent déper­son­na­li­sés dans l’accomplissement même du tra­vail moderne, et l’hostilité entre tra­vailleurs et tra­vail si elle se tra­duit en usine par une oppo­si­tion farouche entre pro­duit-pro­duc­tion et pro­duc­teur, n’en existe pas moins là où il n’y a pas ces trois élé­ments liés direc­te­ment à la production.

Toute l’organisation du tra­vail est théo­ri­que­ment des­ti­née à conce­voir puis à coor­don­ner son exé­cu­tion. En pra­tique c’est très dif­fé­rent. En fait les « orga­ni­sa­teurs », en mul­ti­pliant le plus pos­sible contrôles et sur­veillances de toutes sortes, cherchent à aug­men­ter les cadences et aus­si veillent à ce que l’initiative ouvrière ne se mani­feste pas. Le pre­mier aspect de ce type d’organisation est que les diri­geants n’ont qu’une vue très géné­rale de ce qu’il faut faire et leurs direc­tives sont incom­plètes, de plus, second aspect, les contrôles, outre qu’ils sont presque tou­jours faus­sés par les tra­vailleurs en réac­tion contre eux, finissent par frei­ner l’exécution de l’ouvrage, sans pro­duire les effets recher­chés, frei­nage pré­ci­sé­ment dû à la lutte contre ces effets.

Lorsqu’il tra­vaille à l’entreprise, l’individu fait très géné­ra­le­ment preuve d’une cer­taine conscience pro­fes­sion­nelle. Le per­son­nel qua­li­fié est le plus sou­vent fier de sa qua­li­fi­ca­tion pro­fes­sion­nelle. Tout ceci fait que les direc­tives, qui si elles étaient appli­quées à la lettre ren­draient tout tra­vail impos­sible, sont tout natu­rel­le­ment com­plé­tées par l’initiative de la base. C’est sans nul doute grâce à cette ini­tia­tive per­ma­nente que la socié­té civi­li­sée peut se sur­vivre mal­gré toutes les entraves nées de l’exploitation. Mais ce fai­sant le tra­vailleur démontre son goût pour le tra­vail, qu’il confirme lorsqu’il tra­vaille à l’usine ou chez lui pour son propre compte. Et, chez lui comme à l’entreprise, il four­nit la preuve de ses capa­ci­tés d’organisation. S’il en était besoin, d’ailleurs, l’artiste aus­si bien que le pay­san four­nissent les mêmes preuves depuis bien des siècles !

Nous par­lions d’une scis­sion per­ma­nente entre tra­vail et tra­vailleur. Ce qui pré­cède ne contre­dit nul­le­ment cette consta­ta­tion. Mal­gré son goût du tra­vail, le tra­vailleur déper­son­na­li­sé par la socié­té, « attend 6 heures depuis 8 heures et quart » et « same­di depuis lun­di matin », son tra­vail, lui étant fina­le­ment par­fai­te­ment étranger.

Pour Marx et ses dis­ciples, il n’y a pas de liber­té dans le tra­vail, et pour que l’homme jouisse du maxi­mum de liber­té, il convient de réduire le plus pos­sible le temps de tra­vail en aug­men­tant paral­lè­le­ment la durée de liber­té, celle-ci se situant uni­que­ment hors du tra­vail. Il va sans dire que nous contes­tons ce rai­son­ne­ment pour plu­sieurs rai­sons : la pre­mière est qu’il est impos­sible de sup­pri­mer com­plè­te­ment la durée du tra­vail, ensuite, dans la socié­té d’exploitation il n’y a pas davan­tage de liber­té hors du tra­vail que pen­dant celui-ci, enfin nous agis­sons, en tant que révo­lu­tion­naires, pour que l’homme soit abso­lu­ment libre, tout le temps, y com­pris pen­dant les heures de tra­vail. Si les mar­xistes accueillant toute annonce de réduc­tion de la durée des horaires dans les usines tchèques ou russes. comme une aug­men­ta­tion de la liber­té des ouvriers tchèques ou russes, nous savons, nous, qu’ils n’ont fait que tro­quer un peu moins d’oppression dans l’usine contra un peu plus hors de celle-ci (quan­ti­ta­ti­ve­ment parlant).

Si la plu­part du temps les tra­vailleurs acceptent leur sort, ou du moins semblent l’accepter, il arrive épi­so­di­que­ment qu’ils agissent dans des mou­ve­ments spec­ta­cu­laires et pro­voquent une rup­ture dans l’équilibre de la socié­té en ren­ver­sant les rap­ports de force entre les classes. Toutes ces ten­ta­tives, de la Com­mune à la Révo­lu­tion hon­groise, s’ouvraient sur la pers­pec­tive d’une socié­té socia­liste. Toutes avaient un déno­mi­na­teur com­mun : les conseils (soviets russes, col­lec­ti­vi­tés en Ara­gon et en Cata­logne), expres­sion construc­tive de la reven­di­ca­tion de la ges­tion des usines par les ouvriers, de la terre par les pay­sans, de l’auto-organisation de toute la socié­té, à com­men­cer par les acti­vi­tés économiques.

À n’importe quel moment, en n’importe quel endroit une grève, même timi­de­ment reven­di­ca­tive au départ, peut subi­te­ment à par­tir d’un inci­dent quel­conque prendre un carac­tère révo­lu­tion­naire et mettre en cause tous les prin­cipes de fonc­tion­ne­ment d’une socié­té d’exploitation. Ce fut le cas en 1936 à Marcq-en-Bareuil, aux éta­blis­se­ments Deles­paul-Havez. Les patrons refu­saient de céder à la grève des ouvriers de l’usine, les matières pre­mières ser­vant à la fabri­ca­tion du cho­co­lat mena­çaient de se dété­rio­rer si elles n’étaient pas uti­li­sées dans les plus brefs délais. Les ouvriers entre­prirent alors de faire tour­ner l’usine et ils y par­vinrent très faci­le­ment. Il fal­lu cou­per l’alimentation de l’usine en élec­tri­ci­té pour inter­rompre la fabri­ca­tion que le per­son­nel vou­lait par ailleurs dis­tri­buer gra­tui­te­ment à la popu­la­tion, plu­tôt que de voir le pro­duit s’avarier.

Le socia­lisme peut résoudre dans les pays indus­tria­li­sés les ques­tions poli­tiques, sociales, éco­no­miques, et ceci mal­gré les gigan­tesques dif­fi­cul­tés qu’il ren­con­tre­ra et les tâton­ne­ments aux­quels il sera contraint. Mais il bute­ra dure­ment sur cette insai­sis­sable dia­lec­tique de l’individu.

L’objet du tra­vail dans une socié­té socia­liste est la satis­fac­tion des besoins maté­riels et intel­lec­tuels de la com­mu­nau­té prise dans son ensemble. Mais l’homme a aus­si besoin de pou­voir don­ner libre cours à son ini­tia­tive créa­trice. Le tra­vail peut être un moyen d’affirmer la per­son­na­li­té de l’individu. Il n’est pas le seul.

Cer­tains hommes ont trou­vé dans l’art le moyen de se réa­li­ser, de vaincre le temps et de sur­mon­ter la mort. Bee­tho­ven est bio­lo­gi­que­ment mort, mais il ne se passe pas de semaine, de jour même, sans que son esprit emplisse des salles de concerts à tra­vers l’interprétation de ses œuvres. Seule­ment pour un Bee­tho­ven des dizaines de mil­liers d’hommes, hap­pés par la vie quo­ti­dienne, n’ont pas le temps de cam­per en quelques lignes, notes, coups de crayon ou de pin­ceau leurs impres­sions d’un moment. Bien sou­vent même, haras­sés par 45 heures ou plus de tra­vail érein­tants, ils finissent par ne plus connaître d’autre sen­sa­tion qu’une très grande fatigue phy­sique, laquelle bloque toutes les connexions de l’intellect. Pour ceux-là, dor­mir devient une obses­sion, et après quelques heures de som­meil ils ne choi­sissent que des loi­sirs qui n’exigent pas une très grande agi­li­té d’esprit. Pour­tant, par­mi eux, il y en a qui rêvent, à temps per­du, au film, au roman, à la sym­pho­nie, au tableau qu’ils ont besoin de réa­li­ser, d’écrire, de com­po­ser ou de peindre pour se libé­rer d’un poids qui les oppresse. En fonc­tion de cela qu’il soit néces­saire dans une socié­té ration­nelle et huma­niste de réduire les normes et la durée du tra­vail, pour réta­blir un équi­libre entre les dif­fé­rentes acti­vi­tés humaines : tra­vail, repos, étude, vie amou­reuse et fami­liale, créa­tion artis­tique, sport et autres loi­sirs, etc., voi­là ce que nous ne contes­te­rons pas ! Mais pour nous le plus impor­tant n’est pas encore la dimi­nu­tion du temps de tra­vail, l’essentiel est en effet que celui-ci devienne poé­sie au lieu de signi­fier asservissement.

Ne nous fai­sons pas d’illusions, si le com­mu­nisme liber­taire implique l’existence de la liber­té totale, par­tout, tout le temps, ce ne sera pas facile à réa­li­ser. La dif­fi­cul­té la plus ardue que ren­con­tre­ra l’édification d’un monde socia­liste, sera de par­ve­nir, sans recours à une forme quel­conque d’autorité à conci­lier la néces­si­té de la vie indus­trielle col­lec­tive moderne et la non moins indis­pen­sable inté­gri­té de l’homme en tant que tel.

Prat-Cot­ter

La Presse Anarchiste