La Presse Anarchiste

Sur la dialectique de l’Individu

Avant propos

Si la dialec­tique des objets, des phénomènes, est déjà très dif­fi­cile­ment sai­siss­able (que ceux qui en douteraient fassent donc le bilan de toutes les erreurs com­mis­es dans ce domaine!), la dialec­tique de l’Homme n’a pas encore été com­prise com­plète­ment. Même en s’appuyant sur la seule forme exis­tante de la pen­sée réal­iste et con­crète : le matérialisme.

Dans la société mod­erne, plus que jamais, on s’oriente vers un développe­ment des tech­niques les plus révo­lu­tion­naires, une recherche tou­jours plus poussée du con­fort matériel max­i­mum, la con­quête de l’espace cos­mique et autres man­i­fes­ta­tions d’une ten­dance chez l’homme à domin­er la nature et l’univers. Par­al­lèle­ment cette ten­ta­tive de dom­i­na­tion sur la nature et l’espace risque de n’être que la dom­i­na­tion d’une minorité d’individus, ce nou­veau pou­voir absolu sur les objets et les phénomènes viendrait com­pléter celui qu’exerce déjà cette même minorité sur la majorité de l’espèce humaine.

Nous ne nions pas la néces­sité du bon­heur matériel du genre humain. Nous n’ignorons pas non plus la valeur de l’œuvre accom­plie par les tra­vailleurs sci­en­tifiques dans cette per­spec­tive. Pour­tant nous ne pour­rons par­ler de social­isme que si ce bon­heur matériel s’accompagne de la lib­erté de l’esprit humain, et que si ces deux aspects, entre autres, du social­isme se con­juguent avec une équitable répar­ti­tion des tâch­es et des jouis­sances matérielles et intellectuelles.

Il ne sem­ble pas que l’évolution actuelle s’oriente dans ce sens. Les tra­vailleurs sci­en­tifiques qui tour­nent autour de ce prob­lème à tra­vers leur activ­ité pro­fes­sion­nelle restent très sou­vent coupés de la réal­ité sociale. Or, com­ment saisir le com­porte­ment de l’individu si l’on ignore le con­texte social dans lequel il évolue. Ou si l’on ne « con­nait » ce con­texte qu’à tra­vers le prisme défor­mant du par­ti, des sta­tis­tiques ou des sondages d’opinion, qui même sincères, n’ont, qu’une valeur rel­a­tive et indica­tive. Ils n’ont pas de valeur absolue, ne serait-ce que parce qu’ils ne par­lent que chiffres et pour­cent­ages, sans pour autant traduire des sen­ti­ments pré­cis ou con­fus. Ce n’est pas par hasard que les marx­istes ou cryp­to-Marx­istes pul­lu­lent par­mi les intel­lectuels qui s’attaquent à ce prob­lème de l’Homme, mais ils ne le font qu’à tra­vers les « enseigne­ments » du par­ti, les sta­tis­tiques, les sondages d’opinion, plus pour jus­ti­fi­er le sys­tème et la doc­trine pré­con­isés par le par­ti que dans un but de pure recherche sci­en­tifique et human­iste. Que l’on ne s’y méprenne pas, les marx­istes et assim­ilés ne sont pas seuls en cause, nous y revien­drons. D’autres, notam­ment encore beau­coup de marx­istes, qual­i­fient nos préoc­cu­pa­tions de pure­ment sen­ti­men­tales, ils élu­dent, eux, sim­ple­ment, l’aspect stricte­ment humain du prob­lème de la révo­lu­tion et du social­isme, ils se bor­nent à l’aspect « admin­is­tratif des choses ». Le « poli­tique » et 1’«économique » seuls comptent, lais­sons l’«humain » aux doux poètes anar­chistes et aux autres rêveurs.

Il n’en reste pas moins que pour des matéri­al­istes, de sur­croît lib­er­taires, le com­porte­ment et le sort, l’épanouissement ou l’asphyxie de l’individu restent au cen­tre, et con­stituent l’aspect fon­da­men­tal, du prob­lème de la révo­lu­tion et de la société social­iste. Tout ce qui nous sépare, non seule­ment des marx­istes, mais aus­si de tous ceux qui véhic­u­lant la pen­sée bour­geoise ou bureau­cra­tique sous toutes ses formes (social-démoc­rates, jacobains, chré­tiens, nation­al­istes, libéraux, francs-maçons, etc.) découle de cette dif­férence essen­tielle : tan­dis qu’ils s’efforcent par toutes sortes de coerci­tions d’enfermer l’Individu dans un sys­tème ou une doc­trine, nous nous obsti­nons a sub­or­don­ner à l’Homme la per­spec­tive d’une société élaborée par lui, pour lui.

I. – Peut-on mettre l’homme en équation ?

Le mou­ve­ment est un phénomène qui part d’un point don­né et se dirige, à tra­vers des con­vul­sions mul­ti­ples, et le plus sou­vent mal­gré des con­tra­dic­tions inhérentes à sa pro­pre logique et à ses rap­ports internes ou externes, vers un point dif­férent Ceci pour­rait con­stituer une déf­i­ni­tion som­maire du terne « dialec­tique » que nous employons.

Mais en ce qui con­cerne l’homme, le mou­ve­ment est à peine esquis­sé, qu’il décrit un cer­cle et tel un boomerang revient à son point de départ. Puis le mou­ve­ment se repro­duit indéfin­i­ment, aboutis­sant invari­able­ment au même résul­tat. On tourne en rond, nerveuse­ment, comme un pris­on­nier dans sa cellule.

Tourn­er, tourn­er encore, tourn­er tou­jours finit par écœur­er. Et cet écœure­ment est celui que peut con­naître l’homme qui sem­ble inex­orable­ment con­damné à tourn­er pour l’éternité dans le cadre de ce cer­cle vicieux dans lequel nous sommes pour le moment enfer­més. Assur­er « la matérielle » pour vivre et vivre pour « assur­er la matérielle ». C’est apparem­ment un dilemme.

En fait cela nous paraît être un dilemme, parce que notre pro­pre dialec­tique est très dif­fi­cile­ment sai­siss­able. Seul l’aspect social de 1’être peut être com­plète­ment com­pris. Mais si l’homme est aus­si un « être social », il n’est pas que cela. C’est seule­ment en s’organisant en société que l’homme a déter­miné l’homme social et le besoin de vie sociale.

« L’homme pos­sède, comme pro­priété fon­da­men­tale, néces­saire, l’instinct de sa pro­pre con­ser­va­tion », sans lequel aucun être vivant ne pour­rait exis­ter, et « l’instinct de la con­ser­va­tion de l’espèce », sans lequel aucune espèce n’eût pu se for­mer ni dur­er. Il est naturelle­ment porté à défendre son exis­tence et son bien-être ain­si que celui de sa progéni­ture con­tre tout et tous.

« Les êtres vivants ont, dans la nature, deux manières de s’assurer l’existence et de la ren­dre plus pais­i­ble, d’un côté la lutte indi­vidu­elle con­tre les élé­ments et con­tre les autres indi­vidus de la même espèce ou d’espèce dif­férente ; de l’autre l’appui mutuel, la coopéra­tion, qui peut être appelée « l’association pour la lutte » con­tre tous les fac­teurs naturels con­traire à l’existence, au développe­ment et au bien être des associés (…)

«(…) L’expérience, accu­mulée et trans­mise par des généra­tions suc­ces­sives, a enseigné à l’homme qu’en s’unissant à d’autres hommes sa con­ser­va­tion est plus sûre et son bien-être plus grand. Ain­si, con­séquence de la lutte même pour l’existence, engagée con­tre la nature ambiante et con­tre les indi­vidus de son espèce, s’est dévelop­pé chez l’homme l’instinct social, qui a com­plète­ment trans­for­mé les con­di­tions de son exis­tence. Par la force de cet instinct, l’homme put sor­tir de l’animalité, mon­ter à une très grande puis­sance et s’élever si haut au-dessus des autres ani­maux que les philosophes spir­i­tu­al­istes ont cru néces­saire d’inventer pour lui l’âme immatérielle et immortelle.

« De nom­breuses caus­es con­cur­rentes ont con­tribué à la for­ma­tion de cet instinct social, qui, par­tant de la base ani­male de l’instinct de la con­ser­va­tion de l’espèce – qui est l’instinct social restreint à la famille naturelle – est arrivé à un degré émi­nent d’intensité et d’extension, pour con­stituer désor­mais le fond même de la nature morale de l’homme. (…)

« Enfin, la capac­ité, acquise par 1’homme, grâce à ses qual­ités prim­i­tives appliquées, en coopéra­tion avec un nom­bre plus ou moins grand d’associés, de mod­i­fi­er le milieu ambiant et de l’adapter à ses besoins ; la mul­ti­pli­ca­tion de ses désirs qui crois­sent avec les moyens de les sat­is­faire et devi­en­nent des besoins ; la divi­sion du tra­vail, qui est la con­séquence de l’exploitation méthodique de la nature au prof­it de l’homme, ont fait de la vie sociale le milieu ambiant néces­saire à l’homme, hors duquel il ne peut vivre sans tomber dans un état bestial.

« Et par le raf­fine­ment de la sen­si­bil­ité, con­séquence de la mul­ti­plic­ité des rap­ports, par l’habitude prise dans l’espèce grâce à la trans­mis­sion hérédi­taire pen­dant des mil­liers d’années, ce besoin de vie sociale, d’échange de pen­sées et d’affections entre les hommes, est devenu un mode d’être néces­saire à notre organ­isme. Il s’est trans­for­mé, en sym­pa­thie, en ami­tié, en amour et sub­siste indépen­dam­ment des avan­tages matériels que l’association pro­duit, à tel point que, pour les sat­is­faire, on affronte toutes sortes de souf­frances et même la mort.

« En somme, les énormes avan­tages que l’association apporte à l’homme ; l’état d’infériorité physique (non pro­por­tion­né à sa supéri­or­ité intel­lectuelle) dans lequel il se trou­ve vis-à-vis de la bête, s’il reste isolé ; la pos­si­bil­ité pour l’homme de s’associer à un nom­bre tou­jours crois­sant d’individus, en rap­ports tou­jours plus intimes et com­plex­es, jusqu’à éten­dre l’association à toute l’humanité, à toute vie ; surtout la pos­si­bil­ité pour l’homme de pro­duire, en tra­vail­lant en coopéra­tion avec les autres, plus qu’il n’est néces­saire pour vivre ; les sen­ti­ments affec­tifs enfin qui découlent de tout cela, ont don­né à la lutte pour l’existence chez l’homme un car­ac­tère tout dif­férent de celui de la lutte qui existe chez les autres animaux.

« Quoi qu’il en soit, aujourd’hui on sait – les recherch­es des nat­u­ral­istes con­tem­po­rains nous en appor­tent chaque jour de nou­velles preuves – que la coopéra­tion a eu et a, dans le développe­ment du monde organique, une part très impor­tante, que ne soupçon­naient pas ceux qui voulaient jus­ti­fi­er, bien à tort du reste, le règne du la bour­geoisie par des théories dar­wini­ennes, car la dis­tance entre la lutte humaine et la lutte ani­male reste énorme et pro­por­tion­nelle à la dis­tance qui sépare l’homme des autres animaux.

« Les autres ani­maux com­bat­tent, soit indi­vidu­elle­ment, soit plutôt en petits groupes durables ou tran­si­toires, con­tre toute la nature, y com­pris les autres indi­vidus de leur pro­pre espèce. Les ani­maux les plus socia­bles même, comme les four­mis, les abeilles, etc., sont sol­idaires entre indi­vidus de le même four­mil­ière ou de la même ruche, mais sont indif­férents envers les autres com­mu­nautés de leur espèce (quand ils ne les com­bat­tent pas). La lutte humaine, au con­traire, tend à élargir tou­jours plus l’association par­mi les hommes, à sol­i­daris­er leurs intérêts, à dévelop­per le sen­ti­ment d’amour de chaque homme pour tous les hommes, à vain­cre et à domin­er la nature extérieure avec l’humanité et pour l’humanité. Toute lutte directe pour con­quérir des avan­tages, indépen­dam­ment des autres hommes ou con­tre eux, con­tred­it la nature sociale de l’homme mod­erne et tend à le repouss­er vers l’animalité. »

(Erri­co Malat­es­ta, « L’Anarchie », La brochure men­su­elle, n°79/80. Juil­let-août 1929, pages 22 à 26).

Mais pourquoi donc s’obstiner à per­pétuer l’existence de l’espèce humaine ? Exis­ter serait-il un objec­tif suff­isant à l’existence même ? C’est pré­cisé­ment là que la boucle men­ace de se boucler !

Les reli­gions depuis des mil­lé­naires, annon­cent à l’homme « une autre vie » suc­cé­dant à la vie ter­restre, qui peut être faite de tour­ments ou de félic­ité éter­nels suiv­ant que l’homme aura été mau­vais ou bon de sa nais­sance à sa mort ter­restres. Il nous faut bien recon­naître que la reli­gion sur ce ter­rain répond à un besoin qu’éprouvent presque tous les hommes d’échapper au malaise que pro­cure l’idée de la mort, la fin absolue, le retour au néant pour l’éternité. C’est ce qui explique leur emprise tenace, à peine usée par le temps. La reli­gion n’est pas une expli­ca­tion rationnelle, basée sur des faits con­crets, c’est pourquoi, indépen­dam­ment du rôle joué par les églis­es, nous ne la prenons en con­sid­éra­tion que pour la dénon­cer comme mystification.

Mais les reli­gions ne sont pas seules mys­ti­fi­ca­tions. Des philosophes affir­ment que l’homme ne se réalise que dans sa mort, dans le néant. Ils pré­conisent le sui­cide indi­vidu­el ou col­lec­tif. Dans tout ceci le vrai prob­lème est éludé. Or, pré­cisé­ment, c’est à sa vie que l’homme cherche vaine­ment à don­ner un sens. Et dans ce cas la mort ne saurait être une rai­son de… vivre.

Même lorsque l’homme jouit du max­i­mum de con­fort matériel et surtout dans ce cas, il est saisi d’horreur par la vision de la mort. Tout cela : cette douce quié­tude d’un estom­ac qui ne con­naît pas ou plus la faim, les joies physiques (télévi­sion, salle de bains, pra­tique d’un sport, etc.) et sen­ti­men­tales (amour avec une com­pagne dont on est aimé et com­pris, que l’on aime et com­prend, amour mater­nel ou pater­nel pen­dant de l’amour fil­ial, cama­raderie mul­ti­ple, etc…), tout cela pourquoi ? pour finir stu­pide­ment un jour dans la mort. Ce n’est d’ailleurs pas seule­ment d’horreur que l’on est saisi devant une telle vision, mais aus­si d’une très grande las­si­tude, née d’un sen­ti­ment d’impuissance, de décourage­ment face à un néant qui paraît insur­montable, invincible.

Par un réflexe naturel l’homme tente d’échapper à son pro­pre dilemme, en s’efforçant de meubler le vide devant lequel il se trou­ve. Et pour la plu­part, c’est l’amour à la sauvette, le plaisir vio­lent, une « cul­ture » à bon marché, moyens d’évasions que la société actuelle lais­sa à la dis­po­si­tion des foules parce qu’ils con­tribuent à l’abrutissement général.

Chez cer­tains jeunes, il y a aus­si 1’explosion qui est à la fois vio­lente et néga­tive, cette révolte met en cause tant le société dans laque­lle ils étouf­fent, que l’absurdité d’une vie sans objet. (Ce sujet est traité plus longue­ment dans « Noir et Rouge » n°13 – « La révolte et la jeunesse »).

Peut-on met­tre l’homme en équa­tion, pour décou­vrir le sens de son exis­tence ? Non, car pour qu’une équa­tion soit sol­u­ble, elle ne peut com­porter qu’une « incon­nue ». Si elle en com­porte plusieurs, elle néces­site autant d’autres équa­tions qu’il y a d’inconnues. Or, dans la dialec­tique de l’individu, les « incon­nues » s’étendent jusqu’à l’infini ! Il n’y a de solu­tion algébrique pos­si­ble que pour ceux qui résu­ment l’être dans le seul « être social ». Et ceux-là bran­dis­sent des « solu­tions » que l’histoire refuse de pren­dre en con­sid­éra­tion depuis un siècle.

II. – L’homme se réalise-t-il dans l’amour ?

Ce que nous con­sta­tons, sous des formes var­iées dans tout le règne ani­mal, c’est le phénomène de la repro­duc­tion de l’individu et, à tra­vers lui de l’espèce elle-même. Bien qu’il ait dépassé le stade de l’animalité pour se hiss­er à celui de l’humanité, l’homme dans son com­porte­ment reste pro­fondé­ment mar­qué par ce phénomène ani­mal et l’acte sex­uel tient une très grande place dans son existence.

Aujourd’hui, toutes les formes d’autorité, des églis­es aux États, con­damnent la polyg­a­mie. Dans les pays où elle existe ou exis­tait encore récem­ment (Tunisie, par exem­ple) elle tend à dis­paraître. La monogamie est de plus en plus présen­tée comme le comble de la ver­tu. La pros­ti­tu­tion, qui ne s’en porte d’ailleurs pas plus mal, est vive­ment com­bat­tue et présen­tée comme une honte de la société. La morale en vigueur dénonce tout accou­ple­ment qui ne serait pas sanc­tion­né d’un acte offi­ciel, voire même religieux. Dans cer­tains pays le mariage offi­ciel est défini­tif, l’acte de divorce (con­traire aux principes de l’Église catholique, apos­tolique et romaine) étant ignoré par le Droit civ­il (et canon­ique!). C’est, par exem­ple, le cas de l’Italie. De là une con­tra­dic­tion : cette notion de le famille monogame est une pièce maîtresse de 1a morale et de la société bour­geoise, 1a pros­ti­tu­tion est une con­séquence de cette monogamie et de l’officialisation de l’accouplement avec toutes les lim­i­ta­tions juridiques qu’elle com­porte, mais par­al­lèle­ment, elle met en cause la notion bour­geoise et religieuse de la famille car elle cor­re­spond à une néces­sité sociale.

Bien que toutes les formes de pou­voir, tem­porels et spir­ituels, fassent le plus grand silence sur ce com­merce sex­uel sans entrav­es de l’homme primitif,

« en fait, que ren­con­trons-nous comme la forme la plus anci­enne, la plus prim­i­tive de la famille, celle que nous trou­vons incon­testable­ment attestée dans l’histoire, et qu’encore aujourd’hui nous pou­vons étudi­er ça et là ? Le mariage en groupe, la forme où des groupes entiers d’hommes et des groupes entiers de femmes se pos­sè­dent récipro­que­ment, et qui ne laisse que peu de place à la jalousie. Et de plus, nous trou­vons, à un stade postérieur de développe­ment, la forme excep­tion­nelle de la polyan­drie, qui pour le coup exclut tous les sen­ti­ments de jalousie et, par­tant, est incon­nue des ani­maux. Mais comme les formes à nous con­nues du mariage en groupe sont accom­pa­g­nées de con­di­tions d’une com­plex­ité si par­ti­c­ulière qu’elles ramè­nent néces­saire­ment à des fores antérieures plus sim­ples de l’union sex­uelle, et, en dernier ressort à une péri­ode de promis­cuité cor­re­spon­dant au pas­sage de l’animalité à l’humanité, les références aux unions ani­males nous recon­duisent exacte­ment au point qu’elles pré­tendaient nous faire franchir une fois pour toutes.

« Qu’est-ce donc à dire, com­merce sex­uel sans entrav­es ? Que les inter­dic­tions lim­i­ta­tives en vigueur aujourd’hui ou à une époque antérieure n’y exis­taient pas ». (L’origine de la famille, de la pro­priété privée, de l’É­tat – F. Engels. pages 21 et 22 – édi­tions Costes, Paris 1948).

Tout ce qui est con­nu de nos jours, donne à penser qu’à l’origine, chez l’homme prim­i­tif, il n’y avait pas davan­tage de règles dans les rap­ports sex­uels qu’il n’y en a aujourd’hui dans l’espèce canine par exem­ple. C’est de l’évolution de l’espèce, que naquirent des règles régis­sant le com­merce sex­uel et ce sont ces règles qui, dans leur pra­tique quo­ti­di­enne, déter­minèrent pro­gres­sive­ment la famille moderne.

L’an des aspects par­ti­c­uliers de ces mariages de groupe à groupe, de tribu à tribu fut qu’il était impos­si­ble de suiv­ra la fil­i­a­tion par la ligne pater­nelle, celle-ci étant indéter­minable, la seule fil­i­a­tion sûre était la fil­i­a­tion mater­nelle. L’héritage de la pro­priété suiv­ait cette ligne et ce droit matri­ar­cal fai­sait jouer à la femme un rôle dom­i­nant dans cette forme rudi­men­taire de la famille. Mais le développe­ment de la pro­priété par­al­lèle­ment à celui des instru­ments de pro­duc­tion, devait entraîn­er la nais­sance de l’armée et de l’É­tat et aus­si un ren­verse­ment du droit famil­ial. Le droit matri­ar­cal cédait la place au droit patri­ar­cal. Pour don­ner à ce dernier force et autorité, la femme fut non seule­ment dépos­sédée de ses droits antérieurs mais asservie, ravalée au rang de domes­tique dans le mai­son, d’instrument de plaisir de l’homme et de sa reproduction.

Notre époque est cer­taine­ment celle d’un tour­nant décisif dans les rap­ports entre la femme et l’homme. Tan­dis que dans cer­tains pays on recon­naît à la femme le droit de domin­er sa pro­créa­tion, dans d’autres (en France notam­ment), en inter­dis­ant l’emploi des moyens con­tra­ceptuels et l’avortement, en pré­ten­dant faire cess­er la pros­ti­tu­tion (en ne faisant d’ailleurs cess­er que les sur­veil­lances médi­cales dont elle pou­vait être entourées), en essayant d’encourager par dif­férents moyens la natal­ité et « la femme au foy­er », on con­tribue à main­tenir la femme dans un mode de vie médié­val, essen­tielle­ment dans le domaine sex­uel, mais aus­si dans ses rap­ports soci­aux avec l’homme. [[La femme ouvrière ou employée, en par­ti­c­uli­er, parvient en tant que pro­lé­taire à être exploitée à l’atelier ou au bureau et à subir une sec­onde exploita­tion en accom­plis­sant les tâch­es domes­tiques inhérentes au cou­ple tan­dis que l’homme y par­ticipe très rarement.]]

Mais la femme mod­erne oppose une grande résis­tance aux ten­ta­tives de main­tien de sa con­di­tion d’un autre âge. Elle tend par une lutte sourde mais réelle à se hiss­er à un niveau d’égalité par rap­port à l’homme. Non seule­ment on tra­vail­lant dans des pro­por­tions de plus en plus grandes dans l’industrie, mais en par­tic­i­pant à toutes les activ­ités humaines. Et, enfin, pour pren­dre un exem­ple, 600.000 avorte­ments clan­des­tins chaque année, en France, témoignent, du refus farouche de la femme de se pli­er aux ukas­es d’une société qui la nie comme être humain.

Si, au début de ce siè­cle, la vie en cou­ple con­sis­tait encore en une sub­or­di­na­tion économique, sociale, poli­tique et cul­turelle de la femme à l’homme, il n’en est plus de même aujourd’hui. Même si l’homme con­tem­po­rain ne com­prend pas que sa femme veut être son égale et non sa « chose », alors que sa mère, elle, s’effaçait docile­ment devant le « chef de famille ».

Cette incom­préhen­sion résulte d’une con­tra­dic­tion : il y a chez l’homme le besoin physique de l’acte sex­uel et le besoin social d’une présence, d’une col­lab­o­ra­tion face à l’adversité. Sans par­ler des milieux bour­geois, aris­to­cra­tiques, etc., mais pour se borner aux milieux»populaires », de nos jours encore, c’est essen­tielle­ment l’attrait physique réciproque qui entraîne la for­ma­tion du cou­ple. Et comme le plus sou­vent le cou­ple engen­dre une progéni­ture celle-ci devient très fréquem­ment et très rapi­de­ment le seul lien entre deux indi­vidus qui sont par­faite­ment étrangers l’un à l’autre.

« Dans bien des cas l’enfant con­stitue le lien le plus solide du cou­ple ; il en con­stitue même trop sou­vent l’unique lien, tous les autres relâchés ou n’ayant jamais existé. Et alors je n’appelle plus cela couple (…)

(…) Entre un homme et une femme, il doit y avoir des liens et des échanges qui ne dépen­dent pas de quelqu’un d’autre, fut-ce de l’enfant. Cha­cun doit être par lui-même une source d’enrichissement et de joie pour l’autre (…)

(…) N’y a‑t-il pas un cer­tain mépris pour le parte­naire, dans le fait de se mari­er « pour avoir des enfants » ?

(…) Mais la vie en cou­ple répond aus­si à un besoin pro­fond : le besoin de com­pag­nie ; le besoin d’avoir auprès de soi quelqu’un qui soit, à la fois, miroir et source.

Et quelle présence mutuelle peut-être plus com­plète que celle de l’homme et de la femme, avec leurs dif­férences qui se com­plè­tent et l’épanouissement entre eux des joies physiques ?

(Révoltes n°11, juin 1959, fich­es 8–9 « Unions libres ? » – Luci­enne Bloch).

Le drame intime des cou­ples le plus répan­du , c’est que ses deux com­posants se con­tentent de se sup­port­er d’une façon per­ma­nente et de se désir­er physique­ment d’une manière épisodique, et même, très sou­vent, les rap­ports sex­uels devi­en­nent une corvée à laque­lle on se plie par « devoir conjugal ».

« L’accord sex­uel est essen­tiel dans l’amour, mais il ne suf­fit ni à le fonder ni à l’entretenir. « je m’entends bien au lit avec elle, me dit un copain, seule­ment, qu’est-ce que tu veux après avoir tiré un coup, j’aimerais bien par­ler avec quelqu’un qui me com­prenne… et nous n’avons rien à nous dire ! »
(Révoltes, n°11, juin 1959, fiche 5 « L’amour mécon­nu » – P. Closedel).

Ce qui nous sem­ble indis­pens­able dans une réal­i­sa­tion par­tielle de l’être dans l’amour c’est l’extension des man­i­fes­ta­tions de celui-ci à tous les domaines de la vie et de la pen­sée et de ce fait un dépasse­ment de l’acte sex­uel seul.

Si presque tous les cou­ples qui nous entourent offrent le pénible spec­ta­cle dont il est ques­tion plus haut, il n’en est pas de même dans d’autres très rares, mais que l’on ren­con­tre le plus sou­vent dans des milieux révo­lu­tion­naires, lib­er­taires. (Chez les marx­istes et les syn­di­cal­istes aus­si, mais moins fréquem­ment). Ce qui ne sig­ni­fie nulle­ment que c’est unique­ment dans ces milieux que nous les rencontrons.

Pour ces cou­ples, générale­ment for­més à rude école, l’amour est une com­mu­nion totale de deux êtres, et non la sub­or­di­na­tion de l’un à l’autre. Peu importe de savoir com­ment, en quelles cir­con­stances « ils » se sont con­nus ; ce qui est impor­tant, c’est de not­er qu’ils se con­nais­sent, au sens absolu du terme. Com­pagnon et com­pagne ne sont pas absol­u­ment iden­tiques, leur com­porte­ment est l’expression de deux expéri­ences dis­tinctes, de deux car­ac­tères dif­férents, de deux per­son­nal­ités affir­mées. Il y a entre eux bien sûr le préal­able de l’attrait physique, une unité qui n’est pas seule­ment sociale, juridique et économique, mais aus­si philosophique et cul­turelle. De plus il y a un « cli­mat ». Un cli­mat de fran­chise, de con­fi­ance, de loy­auté, de respect au sens humain, de com­préhen­sion mutuelle, de sol­i­dar­ité matérielle et intel­lectuelle, de partage dus joies et des tâch­es dans l’égalité des sex­es (nous ne par­lons pas d’un partage ni d’une égal­ité cal­culé math­é­ma­tique­ment en vue d’un résul­tat aus­si absolu qu’imbécile, mais d’une notion d’équité qui ne peut être que rel­a­tive). En fait, ces dif­férents aspects de leur amour, ne font que quo­ti­di­en­nement ren­forcer celui-ci, à tra­vers une redé­cou­verte et un renou­veau per­ma­nents chez les deux parte­naires. L’amour qui unit de tels cou­ples est inaltérable, quelles que soient les cir­con­stances de la vie et les épreuves tra­ver­sées ensemble,ou séparément.

Les cou­ples d’une façon générale éprou­vent le besoin d’engendrer. Mais chez ceux que nous venons de décrire ce désir cor­re­spond non seule­ment à une volon­té sourde et incon­sciente du se per­pétuer dans le temps et dans l’espace mais aus­si au besoin vio­lent morne, de repro­duire la race, le car­ac­tère, les traits de 1’être qui est le plus cher au monde. De laiss­er, non seule­ment de soi, mais aus­si de sa com­pagne ou de son com­pagnon, une trace vivante et pen­sante lui ressem­blant. Laiss­er une telle trace de son ou sa parte­naire et de soi-même, et surtout une trace indélé­bile de l’union de deux êtres peut provo­quer une joie, une sat­is­fac­tion pro­fonde, rien qu’à l’idée d’avoir pu don­ner, soi, un sens à sa vie et d’avoir du même coup vain­cu indi­recte­ment le mort. La mort peut en effet met­tre un terme à l’existence d’un être (et c’est même unique­ment ce qu’elle fait!), mais elle ne peut pas l’empêcher de se sur­vivre dans sa progéniture.

L’homme se réalise-t-il dans l’amour ? D’une façon générale : non ! Des cas par­ti­c­uliers, par con­tre, attes­tent l’existence d’une très large pos­si­bil­ité de réal­i­sa­tion à laque­lle quelques-uns parvi­en­nent. Mais l’amour n’est pas tout et il peut même favoris­er d’autres moyens de se réalis­er, comme nous le dis­ait récem­ment un cama­rade : « Ma com­pagne me pousse à écrire un roman, qui serait une sorte d’autobiographie romancée ». Comme on le con­state, l’amour, loin d’être stérile, peut engen­dr­er des enfants inat­ten­dus et ouvrir bien des perspectives !

III. – L’homme et ses capacités créatrices bafouées !

Lorsque l’on abor­de le prob­lème de la crise de la société et des con­vul­sions péri­odiques qui en découlent, lorsque l’on tente à l’aide de la pen­sée matéri­al­iste de saisir le mécan­isme de cette crise, de ces con­vul­sions, on est amené a embrass­er la dialec­tique de la société, c’est-à-dire à en décel­er toutes les com­posantes, leurs rap­ports intimes, leur mou­ve­ment. Cet exa­m­en de l’évolution his­torique, entre­coupée de révo­lu­tions, con­duit à con­stater l’existence d’une divi­sion, plusieurs fois mil­lé­naire, de la société en class­es sociales, et la réal­ité pro­fonde de la lutte entre ces class­es, lutte non moins anci­enne que la divi­sion sociale qui l’a engendrée.

Il est exact que la lutte des class­es joue un rôle essen­tiel dans la crise que con­naît la société depuis l’antiquité. Cette lutte provient, disions-nous, de la scis­sion de la société en class­es dis­tinctes, mais cette scis­sion est plus pro­fonde que ne le pen­sait Marx et que con­tin­u­ent à le penser ses dis­ci­ples, elle ne se lim­ite pas à la divi­sion de fait de l’organisation sociale en class­es antag­o­nistes dans leurs intérêts économiques, mais s’étend à la sépa­ra­tion entre les fonc­tions de direc­tion de con­cep­tion, d’organisation et celles d’exécution, de production.

Sur la masse des indi­vidus par­tic­i­pant d’une manière quel­conque, directe ou indi­recte, à la pro­duc­tion, seule une très faible minorité, dirige, conçoit, organ­ise. Les autres, c’est-à-dire l’écrasante majorité, exé­cute, pro­duit ou se livre à des activ­ités aux­il­i­aires de la pro­duc­tion. Si le corps des dirigeants pos­sé­dait à lui seul toutes les capac­ités de con­cep­tion du pro­duit et celles con­sis­tant à organ­is­er la pro­duc­tion, les autres ne pos­sé­dant pas ces capac­ités, le prob­lème serait résolu depuis fort longtemps. Il n’y aurait plus de crise per­ma­nente dans la société bour­geoise ou bureau­cra­tique. L’ennui c’est qu’il n’y a pas deux caté­gories d’hommes : les hommes-génies et les hommes-robots, nés les uns et les autres comme tels. Il y a plus sim­ple­ment des hommes qui, sauf des cas pathologiques cer­tains, dis­posent de la pléni­tude de leurs moyens physiques et intel­lectuels, qu’ils soient, dans l’organisation sociale actuelle, dirigeants ou exécutants.

Les hommes ten­tent de don­ner un sens à leur exis­tence. Il découle naturelle­ment de cette ten­dance qu’ils éprou­vent le besoin de par­ticiper totale­ment à ce qu’ils font, et à ce qui les occupe le plus longtemps, c’est-à-dire leur tra­vail, essayant par là, entre autres voies, de jus­ti­fi­er leur présence dans la vie, qu’ils veu­lent non seule­ment active mais aus­si consciente.

Seule­ment, l’organisation, bour­geoise ou bureau­cra­tique, de la société n’a pas pour objet d’aider les hommes à être eux-mêmes, elle vise à exploiter la grande majorité d’entre eux comme pro­duc­teurs, et le pro­duit, le proces­sus de pro­duc­tion ne sont finale­ment dans le cadre actuel que les instru­ments et moyens à par­tir desquels se réalise l’exploitation elle-même. Dans ce cadre la sépa­ra­tion entre les fonc­tions de direc­tion et d’exécution est indis­pens­able pour jus­ti­fi­er l’exploitation. Mais tout ceci aboutit à une mon­stru­osité, divi­sion en class­es, sépa­ra­tion rad­i­cale des fonc­tions qu’elle entraîne, con­duisent naturelle­ment à une hos­til­ité entre, d’une part, pro­duit et proces­sus de pro­duc­tion et d’autre part producteurs.

« Au cours des dernières années on a bien sen­ti qu’en fait les ouvri­ers d’usine sont en quelque sorte dérac­inés, exilés sur la terre de leur pro­pre pays. Mais on ne sait pas pourquoi. Se promen­er dans les faubourgs, apercevoir les cham­bres tristes et som­bres, les maisons, les rues, n’aide pas beau­coup à com­pren­dre quelle vie on y mène. Le mal­heur de l’ouvrier à l’ usine est encore plus mys­térieux. Les ouvri­ers eux-mêmes peu­vent très dif­fi­cile­ment écrire, par­ler ou même réfléchir à ce sujet, car le pre­mier effet du mal­heur est que la pen­sée veut s’évader ; elle ne veut pas con­sid­ér­er le mal­heur qui la blesse. Aus­si les ouvri­ers quand ils par­lent de leur pro­pre sort, répè­tent-ils le plus sou­vent des mots de pro­pa­gande faits par des gens qui ne sont pas des ouvriers.

(« La con­di­tion ouvrière » – pages 240–241. Simone Weil).

Or, le mal­heur qui frappe l’ouvrier, et qui n’est plus mys­térieux, c’est que non seule­ment il est exploité économique­ment, qu’il ne jouit pas du niveau de vie auquel il pré­tend, mais c’est surtout le fait d’être, dans l’exécution même du tra­vail, con­sid­éré davan­tage comme un com­plé­ment néces­saire de la machine que comme un être humain. C’est ain­si que dans n’importe quel type d’activité on ne donne au tra­vailleur que le strict néces­saire des con­nais­sances tech­niques req­ui­s­es ain­si que le min­i­mum d’informations, pour que le tra­vail (et à tra­vers lui l’exploitation) soit pos­si­ble et rentable pour les exploiteurs. Toute ini­tia­tive est retirée au tra­vailleur et une sin­istre com­péti­tion sem­ble engagée entre les entre­pris­es cap­i­tal­istes de type « fordiste » et les entre­pris­es de struc­ture et d’essence bureau­cra­tiques, com­péti­tion dans laque­lle cha­cun entend dépass­er l’autre en capac­ité de déper­son­al­i­sa­tion de l’individu. Cela va de la ratio­nal­i­sa­tion des gestes et la sup­pres­sion des temps morts dans le tra­vail à la chaîne au stakanovisme, dont les normes ne pou­vaient plus être sup­port­ées par les ouvri­ers hon­grois et polon­ais, sans par­ler des autres qui l’on mon­tré d’une manière moins spectaculaire.

« Il est dif­fi­cile d’avoir une vue d’ensemble des choses dans notre société. C’est encore plus dif­fi­cile pour un ouvri­er à qui l’organisation du monde reste cachée comme une chose mys­térieuse obéis­sant à des lois mag­iques et incon­nues. Notre hori­zon se trou­ve lim­ité à la par­celle de tra­vail qu’on nous com­mande. Même notre tra­vail, nous ne savons plus ce qu’il devient. Nous ne le ver­rons plus à moins d’un hasard. L’organisation du monde sem­ble être l’organisation de notre ignorance…

(…) On peut voir dans la « Vie Ouvrière », le jour­nal de la C.G.T., des images représen­tant le pro­lé­taire français affamé, devant un morceau de pain inac­ces­si­ble, tan­dis que les jour­naux bour­geois tireront les con­clu­sions les plus opti­mistes du nom­bre de voitures et de postes de télévi­sion que pos­sède la classe ouvrière. Les syn­di­cats reprochent aux patrons de faire des super­béné­fices, « d’y aller un peu fort », les patrons répon­dent que les ouvri­ers ont plus de richesse qu’il y a cinquante ans (…)

(…) Mais l’ouvrier a beau manger des biftecks et même avoir la télévi­sion et son auto­mo­bile, il reste dans la société une machine pro­duc­tive, rien de plus. Et c’est là sa vraie misère.

(Jour­nal d’un ouvri­er – Pages 7 à 9 – Daniel Mothé).

Le développe­ment prodigieux de l’industrie, la nais­sance et l’épanouissement d’une indus­trie très poussée là où il n’y avait rien, font que des activ­ités sociales ont con­sid­érable­ment changé. Au cours des pre­mières années de sa péri­ode ascen­dante la société cap­i­tal­iste pou­vait se per­me­t­tre (notam­ment vu leur nom­bre restreint à l’époque) d’accorder à ceux que l’on n’appelle plus les « pro­lé­taires en faux-cols » de sen­si­bles priv­ilèges matériels (les « appointe­ments » d’un employé étaient fréquem­ment plus élevés que le « salaire » d’un ouvri­er). Aujourd’hui, en fonc­tion d’une part de la masse qu’ils représen­tent, et d’autre part de la mécan­i­sa­tion très poussée, depuis quelques années surtout, du tra­vail de bureau, les employés ne sont plus les « col­lab­o­ra­teurs » du patron, ils sont sociale­ment pro­lé­tarisés. Si dans la même entre­prise l’hostilité entre ouvri­ers et employés est loin d’avoir dis­paru et se main­tient, ves­tige du passé, la mécan­i­sa­tion du tra­vail des employés (aux­quels on sem­ble vouloir faire rat­trap­er en dix ans, un demi-siè­cle de mécan­i­sa­tion du tra­vail d’usine), en rivant l’employé à sa machine, en fera le sem­blable de 1’ouvrier.

Ce n’est donc pas seule­ment l’ouvrier, mais aus­si l’employé et le fonc­tion­naire qui se trou­vent déper­son­nal­isés dans l’accomplissement même du tra­vail mod­erne, et l’hostilité entre tra­vailleurs et tra­vail si elle se traduit en usine par une oppo­si­tion farouche entre pro­duit-pro­duc­tion et pro­duc­teur, n’en existe pas moins là où il n’y a pas ces trois élé­ments liés directe­ment à la production.

Toute l’organisation du tra­vail est théorique­ment des­tinée à con­cevoir puis à coor­don­ner son exé­cu­tion. En pra­tique c’est très dif­férent. En fait les « organ­isa­teurs », en mul­ti­pli­ant le plus pos­si­ble con­trôles et sur­veil­lances de toutes sortes, cherchent à aug­menter les cadences et aus­si veil­lent à ce que l’initiative ouvrière ne se man­i­feste pas. Le pre­mier aspect de ce type d’organisation est que les dirigeants n’ont qu’une vue très générale de ce qu’il faut faire et leurs direc­tives sont incom­plètes, de plus, sec­ond aspect, les con­trôles, out­re qu’ils sont presque tou­jours faussés par les tra­vailleurs en réac­tion con­tre eux, finis­sent par frein­er l’exécution de l’ouvrage, sans pro­duire les effets recher­chés, freinage pré­cisé­ment dû à la lutte con­tre ces effets.

Lorsqu’il tra­vaille à l’entreprise, l’individu fait très générale­ment preuve d’une cer­taine con­science pro­fes­sion­nelle. Le per­son­nel qual­i­fié est le plus sou­vent fier de sa qual­i­fi­ca­tion pro­fes­sion­nelle. Tout ceci fait que les direc­tives, qui si elles étaient appliquées à la let­tre rendraient tout tra­vail impos­si­ble, sont tout naturelle­ment com­plétées par l’initiative de la base. C’est sans nul doute grâce à cette ini­tia­tive per­ma­nente que la société civil­isée peut se sur­vivre mal­gré toutes les entrav­es nées de l’exploitation. Mais ce faisant le tra­vailleur démon­tre son goût pour le tra­vail, qu’il con­firme lorsqu’il tra­vaille à l’usine ou chez lui pour son pro­pre compte. Et, chez lui comme à l’entreprise, il four­nit la preuve de ses capac­ités d’organisation. S’il en était besoin, d’ailleurs, l’artiste aus­si bien que le paysan four­nissent les mêmes preuves depuis bien des siècles !

Nous par­lions d’une scis­sion per­ma­nente entre tra­vail et tra­vailleur. Ce qui précède ne con­tred­it nulle­ment cette con­stata­tion. Mal­gré son goût du tra­vail, le tra­vailleur déper­son­nal­isé par la société, « attend 6 heures depuis 8 heures et quart » et « same­di depuis lun­di matin », son tra­vail, lui étant finale­ment par­faite­ment étranger.

Pour Marx et ses dis­ci­ples, il n’y a pas de lib­erté dans le tra­vail, et pour que l’homme jouisse du max­i­mum de lib­erté, il con­vient de réduire le plus pos­si­ble le temps de tra­vail en aug­men­tant par­al­lèle­ment la durée de lib­erté, celle-ci se situ­ant unique­ment hors du tra­vail. Il va sans dire que nous con­te­stons ce raison­nement pour plusieurs raisons : la pre­mière est qu’il est impos­si­ble de sup­primer com­plète­ment la durée du tra­vail, ensuite, dans la société d’exploitation il n’y a pas davan­tage de lib­erté hors du tra­vail que pen­dant celui-ci, enfin nous agis­sons, en tant que révo­lu­tion­naires, pour que l’homme soit absol­u­ment libre, tout le temps, y com­pris pen­dant les heures de tra­vail. Si les marx­istes accueil­lant toute annonce de réduc­tion de la durée des horaires dans les usines tchèques ou russ­es. comme une aug­men­ta­tion de la lib­erté des ouvri­ers tchèques ou russ­es, nous savons, nous, qu’ils n’ont fait que tro­quer un peu moins d’oppression dans l’usine con­tra un peu plus hors de celle-ci (quan­ti­ta­tive­ment parlant).

Si la plu­part du temps les tra­vailleurs acceptent leur sort, ou du moins sem­blent l’accepter, il arrive épisodique­ment qu’ils agis­sent dans des mou­ve­ments spec­tac­u­laires et provo­quent une rup­ture dans l’équilibre de la société en ren­ver­sant les rap­ports de force entre les class­es. Toutes ces ten­ta­tives, de la Com­mune à la Révo­lu­tion hon­groise, s’ouvraient sur la per­spec­tive d’une société social­iste. Toutes avaient un dénom­i­na­teur com­mun : les con­seils (sovi­ets russ­es, col­lec­tiv­ités en Aragon et en Cat­a­logne), expres­sion con­struc­tive de la reven­di­ca­tion de la ges­tion des usines par les ouvri­ers, de la terre par les paysans, de l’auto-organisation de toute la société, à com­mencer par les activ­ités économiques.

À n’importe quel moment, en n’importe quel endroit une grève, même timide­ment reven­dica­tive au départ, peut subite­ment à par­tir d’un inci­dent quel­conque pren­dre un car­ac­tère révo­lu­tion­naire et met­tre en cause tous les principes de fonc­tion­nement d’une société d’exploitation. Ce fut le cas en 1936 à Mar­cq-en-Bareuil, aux étab­lisse­ments Delespaul-Havez. Les patrons refu­saient de céder à la grève des ouvri­ers de l’usine, les matières pre­mières ser­vant à la fab­ri­ca­tion du choco­lat menaçaient de se détéri­or­er si elles n’étaient pas util­isées dans les plus brefs délais. Les ouvri­ers entre­prirent alors de faire tourn­er l’usine et ils y parv­in­rent très facile­ment. Il fal­lu couper l’alimentation de l’usine en élec­tric­ité pour inter­rompre la fab­ri­ca­tion que le per­son­nel voulait par ailleurs dis­tribuer gra­tu­ite­ment à la pop­u­la­tion, plutôt que de voir le pro­duit s’avarier.

Le social­isme peut résoudre dans les pays indus­tri­al­isés les ques­tions poli­tiques, sociales, économiques, et ceci mal­gré les gigan­tesques dif­fi­cultés qu’il ren­con­tr­era et les tâton­nements aux­quels il sera con­traint. Mais il butera dure­ment sur cette insai­siss­able dialec­tique de l’individu.

L’objet du tra­vail dans une société social­iste est la sat­is­fac­tion des besoins matériels et intel­lectuels de la com­mu­nauté prise dans son ensem­ble. Mais l’homme a aus­si besoin de pou­voir don­ner libre cours à son ini­tia­tive créa­trice. Le tra­vail peut être un moyen d’affirmer la per­son­nal­ité de l’individu. Il n’est pas le seul.

Cer­tains hommes ont trou­vé dans l’art le moyen de se réalis­er, de vain­cre le temps et de sur­mon­ter la mort. Beethoven est biologique­ment mort, mais il ne se passe pas de semaine, de jour même, sans que son esprit emplisse des salles de con­certs à tra­vers l’interprétation de ses œuvres. Seule­ment pour un Beethoven des dizaines de mil­liers d’hommes, hap­pés par la vie quo­ti­di­enne, n’ont pas le temps de camper en quelques lignes, notes, coups de cray­on ou de pinceau leurs impres­sions d’un moment. Bien sou­vent même, harassés par 45 heures ou plus de tra­vail érein­tants, ils finis­sent par ne plus con­naître d’autre sen­sa­tion qu’une très grande fatigue physique, laque­lle bloque toutes les con­nex­ions de l’intellect. Pour ceux-là, dormir devient une obses­sion, et après quelques heures de som­meil ils ne choi­sis­sent que des loisirs qui n’exigent pas une très grande agilité d’esprit. Pour­tant, par­mi eux, il y en a qui rêvent, à temps per­du, au film, au roman, à la sym­phonie, au tableau qu’ils ont besoin de réalis­er, d’écrire, de com­pos­er ou de pein­dre pour se libér­er d’un poids qui les oppresse. En fonc­tion de cela qu’il soit néces­saire dans une société rationnelle et human­iste de réduire les normes et la durée du tra­vail, pour rétablir un équili­bre entre les dif­férentes activ­ités humaines : tra­vail, repos, étude, vie amoureuse et famil­iale, créa­tion artis­tique, sport et autres loisirs, etc., voilà ce que nous ne con­tes­terons pas ! Mais pour nous le plus impor­tant n’est pas encore la diminu­tion du temps de tra­vail, l’essentiel est en effet que celui-ci devi­enne poésie au lieu de sig­ni­fi­er asservissement.

Ne nous faisons pas d’illusions, si le com­mu­nisme lib­er­taire implique l’existence de la lib­erté totale, partout, tout le temps, ce ne sera pas facile à réalis­er. La dif­fi­culté la plus ardue que ren­con­tr­era l’édification d’un monde social­iste, sera de par­venir, sans recours à une forme quel­conque d’autorité à con­cili­er la néces­sité de la vie indus­trielle col­lec­tive mod­erne et la non moins indis­pens­able intégrité de l’homme en tant que tel.

Prat-Cot­ter


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