L’encombrement du début se fait un peu moins lourd et je pourrai désormais signaler, parfois analyser avec plus de méthode les articles ou les publications des revues qui luttent contre les traditions sociales, intellectuelles, artistiques et qui collaborent à l’éducation révolutionnaire des contemporains.
Les gains
En Belgique, le Coq Rouge a été fondé en mai par plusieurs écrivains et penseurs qui se sont séparés de la Jeune Belgique. Le Comité de rédaction est composé de Louis Delattre, Eugène Demolder, Georges Eekhoud, Hubert. Krains, Maurice Maëterlinck, Francis Nautet, Émile Verhaeren (Secrétaire : Longüs, 6, Montagne-aux-Herbes-Potagères, Bruxelles). À noter, dans le nO2 : « La patrie des intellectuels ». déclaration internationaliste publiée à propos de la récente enquête du Mercure de France. J’y relève l’affirmation suivante : « Pas plus que les conventions religieuses et sociales, les convenances politiques ne sont faites pour asservir les artistes et entraver les mouvements de l’art. Nous dirons même que de toutes ces conventions surannées, celles-ci nous paraissent destinées à être balayées les premières. »
Dans le nO1, « Au village » par Émile Verhaeren, est un petit tableau ou l’on guette la représentation nette du monde extérieur et où l’on reconnaît sous les images le symbole de la tradition. L’imagination concrète et la réflexion émue caractérisent tout ce que Verhaeren publie dans le Coq Rouge, dans la Société Nouvelle, dans le Réveil ; cet article est d’un Théophile Gautier pensant.
À Paris, l’Enclos, dirigé par Louis Lumet, paraît depuis le mois de mars (7, rue de l’Annonciation, Paris). C’est une revue à la fois littéraire et sociale. Nos amis René Ghil, Hamon, Fernand Pelloutier collaborent à l’Enclos. Les articles y sont courts et précis, deux qualités.
La Revue Blanche, devenue bimensuelle en février, a des chroniques nouvelles dont l’une, intitulée « Mouvements politiques », par Georges Dalbert, est une critique libertaire des faits gouvernementaux et des événements de partis.
Le premier article de cette série (numéro du 15 juin), sous le titre : « Éloquence révolutionnaire » compare Guesde, Jaurès et Sébastien Faure ; le dernier montre que les krachs successifs des libéraux dans les pays scandinaves, en Belgique, en Angleterre, débarrassent le terrain pour la lutte prochaine « des conservateurs qui, sans phrases, défendent leurs propriétés et des révolutionnaires qui croient que la société sera mieux assise sur l’égalité matérielle que sur les principes tout purs ». Paul Adam continue sa « Critique des mœurs » » dans la Revue Blanche ; « De l’Anglais », son dernier morceau, est une évocation de Londres sincère et tout originale, même pour ceux qui connaissent « La rue à Londres » de Vallès.
La revue agrandit son champ, qui comprend maintenant l’histoire et les questions sociales. Les articles de Victor Barrucand sur le pain gratuit ont été discutés ici même. Je dois dire que je considère la proposition de Barrucand comme un excellent moyeu d’agitation matérielle : je reconnais qu’elle ne renferme qu’une très petite partie de l’idéal communiste, mais anarchiste, je repousse toute servitude, y compris l’orthodoxie révolutionnaire, je m’occupe moins à conserver un dogme qu’à remuer les camarades ; et la gratuité du pain me parait une des voies pour les amener à réclamer l’égalité matérielle immédiate. Je ne veux pas d’intermédiaires tels que les parlements ou les communes élues ; je n’accepte qu’une coopération libre en dehors de tout pouvoirs publics : sur ce point, je m’associe aux critiques de Grave et d’André Girard ; quant au fond de l’idée de Barrucand, je l’accepte, non comme réforme satisfaisante, mais comme moyen d’agitation. Dans la Revue Banche encore, Barrucand s’est fait l’éditeur des mémoires du général Rossignol, chef de l’armée de Vendée, en 1793. De la même revue, un grand nombre d’autres publications ou articles, intéressant nos amis, ont déjà été signalés dans ce journal ; le supplément littéraire en a reproduit quelques-uns.
Les pertes
Nous avons reçu beaucoup de périodiques, fondés pour défendre le fédéralisme. Quand je vois le sens qu’attribuent à ce mot des artistes comme Jean Baffier, rédacteur en chef du Réveil de la Gaule, je pense que lui et ses amis perdent leurs efforts et même qu’ils les emploient contre nous. Décentralisation peut être un moyeu de propager l’anarchie, comme pain gratuit est un procédé d’éducation communiste. Mais il ne faut prendre à la lettre ni l’une ni l’autre de ces formules. Encore, si vous réalisiez la gratuité du pain, feriez-vous un petit progrès matériel qui aiderait à la révolution. Mais rétablissez les provinces, ou instituez des régions nouvelles avec des pouvoirs locaux et vous aurez pourvu la société capitaliste d’un nombre plus grand d’organisations de résistance ! Contre le gouvernement central, tant que vous voudrez, mais en même temps contre tous les autres, fédéraux ou provinciaux, voilà notre programme. À ce sujet, on peut lire l’article « Fédéralisme et provincialisme » dans la Revue Blanche, du 15 juillet.
Des faits
Je rappelle une fois pour toutes que l’on peut consulter avec fruit, dans la Société Nouvelle, le « Mois » (anonyme), et « la Vie mentale », par Gustave Kahn, critiques des événements et des publications faites à un point de vue très voisin du nôtre ; dans la Revue Socialiste, le « Mouvement social », par Adrien Veber, exposé très net de l’orientation politique et de l’organisation corporative des partis ouvriers de tous les pays ; dans le Journal des économistes, la Revue du mois où M. A. Molinari mélange, à l’apologie naïve de la spéculation et a l’expression d’une indignation vieillotte contre les socialistes, une bonne critique de la colonisation, du protectionnisme et, en général, de toutes les interventions de l’État dans le domaine économique. Nous aurons souvent à signaler d’excellentes expositions de faits dans ces revues, surtout dans les deux premières.
Pour l’histoire, la Société Nouvelle vient de terminer la publication des Notes sur la Sibérie, écrites il y a dix ans par le journaliste américain Kennan ; ce livre est la première exposition sincère des traitements qu’on inflige aux prisonniers politiques russes : l’édition américaine avait soulevé une grande émotion que l’édition française vient de réveiller. La Société Nouvelle a encore publié l’«Entente en Sicile », d’Antonio Agresti, tableau de l’organisation des faisceaux des travailleurs (fasci dei lavoratori), de leur soulèvement en 1893, et la répression qui suivit. Enfin, les Lettres de Bakounine à Herzen et à Ogareff, dans le dernier numéro de la Société Nouvelle, donnent la version du révolutionnaire lui-même sur son exil en Sibérie et son évasion par le Japon et San Francisco.
Sur les questions économiques et sociales, on peut comparer les articles de la Revue Socialiste intitulés : « la Dépression économique et sociale et l’histoire des prix », par Rouanet (avril-juin), « le Péril bimétalliste », par Léon Walras (juillet), avec les discussions des collaborateurs du Journal des Économistes sur les mêmes sujets.
Pour l’étude et la critique des organisations politiques, parcourez, dans le numéro de juillet de la Revue SocialisteO à l’Assemblée fédérale ; 2O a cinquante mille citoyens qui peuvent demander, soit la révision totale, soit une révision partielle, et, dans ce dernier cas, peuvent formuler le texte, le projet d’article constitutionnel, sur lequel le peuple et les cantons sont appelés à se prononcer. » Évidemment, en Suisse, le Parlement n’a pas tout à fait le dernier mot : c’est pour le peuple une satisfaction d’amour-propre ; mais nous voulons lui donner la souveraineté sans limites en fait comme en principe, et nous ne saurions nous contenter de ce qui paraît le terme de la démocratie aux radicaux helvétiques.
Législation directe et parlementarisme, tel est le sujet d’une brochure récente de notre ami Charnay. L’auteur fait surtout l’historique de la question ; mais, dans la conclusion, il se prononce contre le parlementarisme dans les termes suivants : « Certains docteurs en socialisme, écrit-il, pédants de cabinet ou de réunion publique, s’accordent avec les gouvernements pour entraver l’affranchissement des travailleurs par le moyen de l’association ; pleins de respect et d’admiration pour les syndicats, tant qu’ils peuvent les diriger, mais, par-derrière, jésuitiquement, s’efforçant d’y introduire le découragement, la division, applaudissant à la fermeture des Bourses du travail, attisant les haines politiques… Ils ne veulent pas de la législation directe « par la même raison, dirait Considérant, que les conducteurs des messageries sont opposés à tout système de locomotion qui les met à pied ». Dans la future société égalitaire, leur fonction à eux, c’est d’être pape, directeur ou général ; autrement ils n’en sont plus. »
On ne saurait mieux dire. Mais pourquoi garder ce mot de législation qui n’a de sens qu’avec des juges et des gendarmes ? Dans la société communiste égalitaire, le libre accord remplacera les lois. Je le pense et je trouve un peu équivoque le titre de la « Ligue pour la révision par le peuple » que vient de fonder le Comité révolutionnaire central, c’est-à- dire le ministère du parti blanquiste. J’attends pour porter un jugement définitif que les blanquistes, c’est-à-dire Vaillant et ses amis, se soient nettement prononcés contre le parlementarisme et aient renoncé à profiter de la « conquête des pouvoirs publics ». En attendant, je signale la revue la Question Sociale, éditée par Argyriadès et Paule Minck, blanquistes tous deux : elle contient un « Mouvement international » qui serait très bon s’il n’était un peu bref. Le Parti Ouvrier, hebdomadaire, dirigé par Jean Allemane, est l’organe des communistes révolutionnaires qui veulent faire la révolution par la grève générale. Il est plein de faits sur l’agitation et les organisations ouvrières. J’en recommande la lecture aux camarades. Il est bon de suivre ce que font les gens sincères, actifs et intelligents des autres partis, surtout quand ils sont tout voisins de nous.
(à suivre)
Camarade CX