France
Le magistrat à tout faire qui a instruit le procès des Trente vient de toucher la récompense de la répugnante besogne que bien à regret, n’en doutons pas, il accomplit l’an dernier. Il est de ces travaux malpropres et nauséabonds qui exigent une juste compensation aux haut-le-cœur qu’ils ont provoqués chez qui y fut astreint. Donc, Meyer a mérité de porter ce stigmate qui signale à la méfiance publique les principaux contaminés de la pourriture sociale. En incarcérant durant des mois sans interrogatoires de paisibles citoyens, soupçonnés simplement d’une trop expansive et trop franche honnêteté, en les salissant ensuite bassement, lâchement, et en affamant leurs familles sans autre motif que son bon plaisir, il a gagné le droit d’être admis à confraterniser avec les Eiffel, les Raynal et autres forbans, et à piquer sur son cœur le signe de l’honneur qu’auparavant il n’avait pas.
Qui donc prétend que la justice ne rend que des arrêts ? La nomination de Meyer ne porte-t-elle pas qu’il a rendu des services… exceptionnels ?
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Puisque nous en sommes sur la justice, parlons de celle que débitent. les arbitres en képi galonné, et faisons, pour n’en point perdre l’habitude, une petite comparaison, histoire de voir une fois de plus les plateaux de la balance gigoter à des hauteurs inégales, à la recherche d’un équilibre introuvable :
Le sergent Bourdeau du 6e de ligne en garnison à Sainte, accusé d’avoir, le 8 juin dernier, giflé un soldat de sa compagnie, nommé Dupont, passe au conseil de guerre. Le conseil, estimant que le sergent Bourdeau a obéi à un mouvement d’impatience, l’a acquitté à l’unanimité.
Le soldat Jolivet, du 36e d’artillerie, accusé d’avoir repoussé de la main son maréchal des logis qui lui intimait l’ordre de se rendre à la salle de police, passe également au conseil de guerre. Ce dernier l’a condamné à mort.
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Comme réconfortant, citons l’arrêt rendu par un juge de la province d’Ontario (Canada), à l’égard d’un journal poursuivi pour avoir violemment attaqué la décision d’un tribunal du pays. Le juge en question a renvoyé le prévenu, estimant que « s’il avait manqué de courtoisie, ce serait une faute dix fois plus grave de restreindre la liberté de la presse ».
O Denoix!…
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Un sous-préfet qui aspire sans doute, lui aussi, à la décoration, a adressé la lettre suivante à tous les conseillers de l’arrondissement :
« Monsieur le conseiller d’arrondissement,
« Je vous serais reconnaissant de vouloir bien me faire connaître d’urgence les intentions des agents de la Compagnie de chemins de fer de votre canton, dans le cas où la loi Trarieux, ayant pour but d’interdire les coalitions formées dans le but de suspendre ou de cesser le travail dans les services publics de l’État, serait votée.
« J’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien, à ce sujet, procéder à une enquête personnelle et très discrète ; le projet de loi dont il s’agit est inséré au Journal officiel du 5 mars 1895.
« Agréez, etc. »
Quand je vous disais qu’ils commençaient à être bien embarrassés de leur loi ! Malgré leurs airs de matamores, ils redoutent les conséquences de leur intolérance et font, avant d’agir, tâter en sous-main cette opinion publique pour laquelle ils affectent tant de dédain. Quelle pleutrerie basse et sournoise !
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Autre perle : L’Écho Soissonnais affirme qu’à la suite de décisions prises, il y a quelques jours seulement, par deux ministres spéciaux, toutes les correspondances, sans exception, venant de Madagascar seront surveillées administrativement. Ces gens-là ont des euphémismes d’une saveur incomparable ! « Surveillées administrativement » vaut son pesant de mastic. Cette surveillance aura-t-elle pour but de les faire parvenir plus sûrement à destination ou bien, au contraire, consiste-t-elle à violer le secret des lettres, crime prévu par le Code ? Ces deux ministres spéciaux seraient fort aimables de nous le faire savoir.
Mais alors, s’ils comptent que la vérité ne se fera pas jour, c’est qu’ils espèrent que pas un des malheureux que l’on a envoyés crever là-bas pour enrichir les Suberbie et Cie, n’en reviendra et ne pourra par conséquent raconter ce qu’il aura souffert ?
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Un différend assez ancien entre le syndicat des typographes de Lyon et le Peuple, journal socialiste de la région, s’est envenimé depuis quelque temps et donne lieu à une polémique très vive entre le syndicat et les rédacteurs de ce journal.
Le Peuple serait, parait-il, composé par des femmes et des ouvriers qui toucheraient un salaire inférieur au taux du syndicat.
Bien qu’ayant reçu de nombreuses correspondances à ce sujet, nous estimons que nous n’avons pas à prendre parti dans cette querelle ; car, si nous en croyons les renseignements qui nous ont été fournis, les typographes, d’une part, auraient compromis ou risqué de compromettre la propagande, à une époque où le journal était sincèrement socialiste, et cela dans un intérêt personnel, et, d’autre part, les rédacteurs du Peuple auraient accablé les syndiqués de basses injures et répondu à leurs réclamations par de mensongères insinuations.
Cependant nous n’avons qu’une très médiocre confiance dans le socialisme d’un journal dont le directeur est le baron Teillard, un riche banquier de Lyon. Quant aux syndiqués, il eût peut-être mieux valu pour eux de tâcher de faire comprendre à leurs camarades non syndiqués quel tort ils faisaient en acceptant de travailler au rabais.
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Le président et le secrétaire du syndicat des Omnibus, Proust et Deville, condamnés à six mois de prison pour avoir appuyé leurs camarades dans leur lutte contre l’exploitation effrénée de la Compagnie, viennent d’être libérés conditionnellement. Il faut noter à ce sujet le refus opposé quelques jours auparavant par le Président de la République à une proposition de grâce en faveur de ces deux travailleurs. Le Président aurait pu cependant se donner à bon marché le beau rôle d’un pacificateur et hausser d’un cran sa popularité, en graciant ces deux victimes du capitalisme, puisque quelques jours après elles devaient être libérées. Mais voilà ! M. Félix Faure est patron et voit d’un mauvais œil l’ouvrier qui le prend sur un pied d’égalité avec son employeur. C’est le capitaliste qui a parlé en lui, à ce moment.
S’il est patron, notre Président est patriote, aussi. Il vient de commuer en travaux forcés la peine de mort prononcée dernièrement contre le parricide Clabaud. Le motif de cette décision, c’est que cette condamnation capitale est la première prononcée dans le département d’origine du Président depuis son arrivée au pouvoir. Si Clabaud était né quelques kilomètres plus loin, il eût été guillotiné. Voilà à quoi tient la vie d’un homme.
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Nous avons reçu trop tard pour l’insérer dans notre dernier numéro l’avis du départ pour la Guyane de Courtois-Liard, condamné à quatre ans de travaux forcés pour avoir pris comme pseudonyme le nom d’un camarade décédé. Courtois a dû partir le 28 de ce mois.
André Girard
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Nous ne savons si nos lecteurs se souviennent d’un juge du nom de Rabaroust qui fut condamné, il y a quelques années, pour attentat à la pudeur sur de petits garçons, mais qui fut, ensuite, sur appel, acquitté de ce chef.
Était-il coupable ? était-il innocent ? Que nous importe, à nous, qui pensons que l’on a toujours le droit, d’écraser la bête venimeuse prise sur le fait, mais nions à la société le droit de récompense ou de châtiment ?
Mais, s’il fut acquitté, M. Rabaroust ne fut pas réintégré dans ses fonctions de juge, et il vient de faire ouvrir une campagne en sa faveur, pour qu’on lui rende sa toge. Dans une pétition qu’ont donnée beaucoup de journaux, il parle des « transes par lesquelles il a passé », des « souffrances morales endurées sous le coup d’un châtiment immérité ».
S’il fut innocent de ce dont on l’accusait, nous comprenons fort bien les angoisses subies par M. Rabaroust, angoisses cruelles qui durent lui être encore plus pénibles, car il dut penser certainement à ceux que, au long de sa carrière, il avait, innocents ou coupables, contribué à envoyer au bagne.
Le doute, le doute terrible, lorsqu’il s’agit de la liberté et de la vie d’êtres humains, a dit s’infiltrer dans son cerveau, s’il n’était déjà atrophié par l’exercice d’une profession si antinaturelle ; la légitimité de ce pouvoir discrétionnaire dont il avait été investi n’a plus dû lui sembler aussi évidente ! Quels remords n’ont pas dû l’assaillir, en pensant aux souffrances endurées de son fait ?
Et s’il demande à être réintégré dans ses fonctions, nul doute que ce ne soit pour faire amende honorable, au lieu même où il requit contre ses victimes pour y demander pardon « coram populo » à ceux que ses verdicts contribuèrent à envoyer au baigne, et y jeter, à la face de ses collègues, cette toge qui ne pourrait plus lui être, sur ses épaules, qu’une robe de Nessus.