Nous avons peu de nouvelles du Japon. Les mouvements d’émancipation sociale y sont réprimés durement, témoin le martyre de Kotoku et de ses compagnons. La censure ne laisse guère filtrer de renseignements. Pourtant, dans le dernier numéro, nous citions les déclarations du Ministre anglais du Ravitaillement, lesquelles laissaient entendre que des revendications ouvrières commençaient à se faire jour. Ces déclarations sont corroborées par la dépêche ci-dessous parue dans le Times, et qui date du mois dernier :
« Un malaise industriel se fait sentir dans tout le Japon, causé par la hausse des prix et les mesures gouvernementales contre la spéculation. Pour la première fois depuis que la presse japonaise existe, les journaux n’ont pas paru le 1er août, à la suite d’un lock-out des propriétaires contre les typographes qui demandaient une élévation de salaires et une diminution des heures de travail. Dans tout le Japon, les ouvriers demandent une élévation de salaires et une diminution des heures de travail. Le Gouvernement continue à refuser de reconnaître les syndicats, qui n’ont pas d’existence légale au Japon.»
En outre, une lettre de Tokyo, datée du 30 juin et parue le 29 août dans le Journal des Débats, donne des détails intéressants.
La lettre dit que des scandales ont montré la complicité de fonctionnaires avec de grands spéculateurs. Bien mieux ! certains de ces derniers étaient (en tout désintéressement), membres d’une Commission officielle de répartition des riz importés par l’État.
Tout ceci n’améliore pas la situation intérieure mauvaise. Il est évident qu’une tranchée morale se creuse de plus en plus entre les appétits des uns et la faim des autres, entre les intérêts du grand nombre et ceux du petit. Elle se creuse – ce qui est plus grave – entre le sens d’idéal, traditionnel, de ce pays, et cette forme d’illusion propre, d’aptitude à l’erreur, que les gouvernants nomment « le sens des réalités» ;
« À quoi peut aboutir ce divorce croissant, entre l’âme vraie, profonde, d’une peuple et l’esprit de ses dirigeants ? On le sait très bien. Mais on n’y croit jamais que trop tard.
En attendant mieux, de petites grèves, légères mais répétées comme les pluies du « nyubai », perlent çà et là. Et le phénomène tout nouveau et jusque à présent tout exceptionnel, tend à devenir comme partout permanent.
Les grèves, toutefois, ne sont pas le pire présage… Le plus mauvais symptôme n’est pas l’éclosion des groupements ouvriers, mais bien plutôt celle de multiples petites sociétés fort paisibles, d’intellectuels, par exemple, ou d’étudiants, auxquels se mêlent pas mal de nobles et de bourgeois, et qui toutes, tranquillement, se mettent à l’étude — pour ne pas dire à la préparation — de la grande éventualité pressentie, et peut-être proche. Il semble même que pour la plupart la seule question qui se pose soit de savoir si une nouvelle « Restauration » peut encore venir d’en haut comme l’autre, ou bien s’il faut se résigner à l’attendre, sous une autre forme, d’en bas…
Mais il ne faudrait pas se méprendre : rien de tout cela n’ébranle ou n’affecte d’aucune manière le loyalisme du peuple envers la famille de ses souverains. Le procès est économique ; il n’est pas constitutionnel. Et le Japon conçoit très bien la possibilité d’un syndicalisme, même communiste, s’organisant sans affaiblir l’institution centrale, religieuse plus encore que politique, du vrai « tennoïsme ».