V. Mitrovitza
Dimanche, 7 novembre, lundi, mardi. — La grande caserne, où nous avons passé la nuit, est occupée par des recrues de la classe 1916, qu’on vient seulement d’appeler et qui ne sont encore ni armées, ni habillées. Beaucoup sont pieds nus, comme le sont souvent les paysans serbes. Ils circulent, un peu ahuris, sous les aboiements des sous-officiers. Un de ceux-ci, mi-bellâtre, gifle un conscrit à tour de bras ; l’autre se laisse faire ; les châtiments corporels sont habituels en Serbie.
Je les revois dans la matinée, tous réunis en carré par bataillons et compagnies, dans l’immense espace qui s’étend entre l’hôpital et la caserne ; au centre du carré, un pope célèbre la messe.
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Mitrovitza est une ville turque et ne rappelle en rien les villes serbes. Le centre est occupé par des rues de maisons sans étage, simples baraques de bois, avec un auvent de tuiles qui protège un banc ou une étagère de planches. Ces maisons de bois sont des boutiques, et sur l’étagère du dehors se tiennent assez souvent, accroupis en tailleur, les marchands costumés à la turque : fez rouge ou blanc, boléro broché, culotte bouffante et babouches ; ils fument paresseusement des cigarettes, en buvant de petites tasses de café.
Il y a des boutiques d’orfèvrerie ou de bric-à-brac, des ferronniers, des coiffeurs, des tailleurs et des marchands de tissus, des artisans en ouvrages de cuir, des épiciers-merciers vendant des comestibles (olives, pommes, chapelets de noix enfilés dans une ficelle), et quelques rares produits industriels, des rôtisseurs qui offrent à toute heure du jour des saucisses chaudes et des grillades de viande de mouton en petites rondelles, etc.
Au-dessous des auvents sont parfois suspendus des paniers qui sont des nids à pigeons. Dans les rues plus retirées sont des maisons à un étage, lequel fait d’ordinaire saillie au-dessus du rez-de-chaussée, et dont les fenêtres et les balcons sont fermés de grilles de bois, quelquefois de grilles en ferronnerie.
Les habitants sont des Bosniaques et des Arnautes, reconnaissables à leur costume. À vrai dire, cette distinction est peut-être plus apparente que réelle, car j’ai remarqué que les citadins sont habillés à la turque et les paysans à l’albanaise.
Le costume des uns et des autres est de couleur voyante. Les Arnautes, autrement dit les Albanais, ont la petite calotte de clown en feutre blanc, le boléro court en même tissu avec des passementeries violettes, le pantalon également de feutre, attaché au-dessous des hanches, une large ceinture entre le boléro et le pantalon. Ce sont de grands diables dégingandés, à la démarche souple.
Les femmes albanaises ont un costume similaire en trois pièces : boléro court, jupon-tablier s’attachant très bas au-dessous, des hanches, et recouvert au niveau des fesses d’une petite garniture plissée ; entre le boléro et le jupon s’étale une large ceinture de tissu colorié, de laine ou de soie, par-dessus laquelle les femmes sanglent une autre ceinture, composée de pièces, de cuivre rectangulaires, plus ou moins ciselées, et montées sur une bande de cuir.
Les Bosniaques sont les Serbes musulmanisés, non qu’ils soient tous mahométans, et cette remarque vaut aussi pour les Albanais ; mais ils ont adopté tout au moins les mœurs et le costume turcs. Les femmes ont la culotte bouffante attachée aux chevilles, les babouches, un petit mouchoir sur la tête ; les fillettes aussi. Les vraies musulmanes sont vêtues d’étoffe de couleur plus sombre, et strictement voilées, ordinairement de noir. En tout cas, c’est une impression bizarre de croiser dans les rues, ou de voir sur le pas de leur porte, de braves ménagères avec des oripeaux d’opéra-comique : culotte groseille, parfois avec un tablier à fond rouge, le mouchoir rose et la ceinture rose, et un boléro vert ou bleu.
On n’a certainement plus le sentiment d’être en Serbie, bien que ce territoire ait été annexé au royaume depuis la guerre de 1913.
La ville est envahie par les fugitifs, et les rues sont pleines de monde. On coudoie incessamment des soldats en corvée, en flânerie, ou en quête de nourriture. Des attroupements se forment autour des marchands ambulants ; les uns, accroupis sur une natte, vendent de la limonade qu’ils ont apportée dans des sortes d’arrosoirs de bois cerclés de cuivre, ou bien du salep, potage chaud, qui bout dans un vase de cuivre en forme de samovar et qu’on débite dans des tasses ; d’autres offrent des tranches de potiron cuit, dont les soldats serbes paraissent très friands.
En dehors de la cohue, les Albanais se chauffent au soleil et soulèvent leurs loques pour faire la chasse aux poux.
La foule s’écarte lentement devant les voitures de fugitifs ou les chariots albanais aux roues non encerclées et que traînent des bœufs beaucoup plus petits que ceux de Serbie, ou bien des buffles au long poil noir et aux cornes gaufrées, rabattues en arrière.
Nous flânons, nous aussi, dans la foule. Il s’agit de trouver à manger. Pour le coucher, il faut se contenter de ce qu’on a. Les deux hôtels de la localité, qui ont chacun quatre ou cinq chambres, sont combles. Je me souviens du nom de l’un d’eux — l’hôtel Bristol — dont l’appellation ne répond guère au confort ; c’est une pauvre auberge de dixième ordre où actuellement les diplomates alliés prennent leurs repas.
Pour manger, il faut donc se rabattre sur Kosovo. Mais la salle est accaparée par les Serbes et les Anglais. Nous réussissons cependant deux ou trois fois à nous faire servir, après de longues disputes ; ensuite on nous refuse carrément. Et puis, il y a la difficulté de la monnaie. Les Serbes qui tiennent le restaurant, refusent les billets serbes ; les commerçants de la ville aussi. L’argent seul a cours, et l’or fait prime. Mais il y a longtemps que nous n’avons plus de pièces de monnaie. Depuis le début d’octobre, en Serbie même, les banks (billets de 10 dinars), n’étaient acceptés nulle part.
S’il n’y avait cette question de monnaie, nous pourrions faire comme quelques-uns de nos camarades : acheter des grillades de mouton et des saucisses à un coin de rue, et manger en plein air ou dans un café.
Cependant, j’ai changé de dortoir. Des camarades arrivés avant nous couchent à l’hôpital, dans un couloir du premier étage, qui sert de réfectoire aux médecins serbes et au personnel administratif. J’ai trouvé un lit avec un seul drap, et ce drap de dessous est douteux ; j’en suis quitte pour coucher à peu près tout habillé. Mais le lendemain, lundi, j’ai des démangeaisons ; je ne m’aperçois pas tout de suite que j’ai des poux. Les ai-je attrapés dans la rue en frôlant les Albanais, ou bien viennent-ils de la couverture de mon lit d’hôpital ? Or, je n’ai pas de linge pour changer ; il faudra les garder.
La question principale, la seule question importante, est d’avoir à manger. La vue des Serbes qui se calent les joues devant nous, quand nous rentrons le soir nous coucher, nous suggère l’idée d’organiser nos repas à l’hôpital. Mais nous nous heurtons à l’apathie et au mauvais vouloir des autorités. Nos démarches et notre insistance finissent par triompher. Nous y mangeons ce soir mardi.
Il me reste du temps pour aller aux bains turcs, car il y a des bains turcs à Mitrovitza. J’y vais avec un camarade qui parle turc ; on nous introduit dans le salon de déshabillage réservé aux gens cossus ; il est extrêmement tapissé, et les sofas sont garnis de coussins de soie. Je me dévêts sans vergogne de mon linge pouilleux que je laisse sur une couchette ; mais j’ai quelque honte à traverser la grande salle. Mes pieds et mes jambes sont enduits de la boue jaunâtre des gorges de l’lbar. Il y a douze jours que je ne me suis lavé et que je n’ai changé de linge.
Les salles de tepidarium sont dallées de marbre blanc, leurs voûtes sont en rotonde. L’eau est brûlante. Il est agréable de se décrasser, agréable aussi d’être massé. Si je pouvais changer de chemise, mon bonheur serait parfait. Mais il faut que je remette sur mon corps celle que j’ai quittée ; le peu de linge que j’ai sauvé, est resté dans un sac que j’ai laissé dans les chariots avant d’arriver à Rachka, et ces chariots ne nous ont pas encore rejoints.
Mercredi. — Nous nous lavons le matin en plein air dans la grande cour de l’hôpital, à une fontaine de marbre blanc, bâtie par les Turcs. II fait froid ; on se débarbouille à la hâte.
On déambule ensuite par les rues à la recherche des nouvelles. Nous avons pris l’habitude d’aller à un petit café turc au delà du pont de bois qui traverse l’Ibar. Les mahométans qui y fréquentent nous accueillent avec politesse ; le café est bon. La petite salle, toute vitrée, fait l’angle entre la route de Novi-Bazar et une ruelle ; par sa disposition elle ressemble à la salle à manger de l’avant d’un paquebot ; de là on voit admirablement les passants et la vie de la rue.
Ce matin, nous n’y séjournons pas, nous nous dirigeons vers le piton qui, au nord, domine Mitrovitza et est surmonté des ruines d’un château fort. Nous grimpons lentement par des sentiers de chèvre au milieu des broussailles : ronces, chênes nains, genévriers, etc.; certains arbres sont tourmentés et rabougris comme les petits arbres japonais. Le niveau de l’Ibar est à cet endroit de 499 mètres au-dessus de la mer, le sommet de la montagne est à 797 mètres, c’est-à-dire qu’elle s’élève de 300 mètres environ au-dessus de la rivière. Le château fort qui couronne le haut et dont il reste en grande partie le mur d’enceinte et des substructions intérieures, a été construit par le père du célèbre Douchan, celui qui avait réussi à étendre la domination serbe sur presque tous les Balkans.
Au Nord, à l’Est et à l’Ouest, la vue s’étend au loin sur des montagnes pierreuses et dénudées ou recouvertes de broussailles de chênes. C’est un paysage désolé, expression qui reviendra souvent dans ce journal de route. À nos pieds, du côté oriental, coule l’lbar, du Sud au Nord. Deux routes longent ses bords : celle qui est de l’autre côté de l’autre côté de l’eau, sur la rive droite, vient de Rachka ; nous l’avons suivie samedi dernier dans la nuit, et le piton que j’avais vu si longtemps à ma droite, est la montagne sur laquelle je suis en ce moment ; l’autre route, celle de la rive gauche, qui passe au pied même du piton, se dirige vers Novi-Bazar ; je la suis jusque dans le lointain du Nord-Ouest, où elle quitte l’Ibar pour s’engager dans la montagne.
À ce moment, notre attention est attirée par le ronflement d’un moteur. C’est un avion français qui apparaît au-dessus de la montagne, venant du Nord, c’est-à-dire de Rachka. Une deuxième se montre, puis un troisième, puis un quatrième. Ils vont à Mitrovitza – mauvais signe, car l’arrivée l’escadrille indique probablement que l’armée serbe se replie encore.
Notre vue au Sud sur Mitrovitza est masquée en partie par un mamelon intermédiaire. Pour nous rendre compte de la situation de la ville, il vaut mieux, dans une autre promenade, monter sur le plateau qui la domine au Sud et sur le bord duquel est construit l’hôpital.
J’y vais l’après-midi. La ville s’étale devant moi avec ses toits rouges et ses minarets blancs. Elle est bâtie en contre-bas, au confluent de l’Ibar et de la Sitnitza. L’Ibar supérieur vient de l’Ouest, et c’est à Mitrovitza qu’il fait un coude brusque et prend définitivement la direction du Nord. La Sinitza vient du Sud-Ouest, elle parcourt la longue et large vallée de Kosovo, célèbre par la bataille du Champ des Merles, où, au XIVe siècle, les Serbes perdirent leur indépendance. Cette plaine vient se terminer à Mitrovitza. Je contemple un moment sa monotonie sans arbres jusqu’aux lointains de l’horizon.
Au nord, au contraire, ce sont les montagnes du sandjak ; le château fort domine le faubourg qui continue Mitrovitza sur la rive gauche de l’Ibar, car Mitrovitza est sur la rive droite ; le pont de bois que nous avons traversé samedi dernier dans la nuit, croyant passer au-dessus de l’Ibar, est, en réalité, sur la Sitnitza.
M. Pierrot
(à suivre)