La Presse Anarchiste

Le rôle de l’Italie et la paix mondiale

Ces jours-ci, un philosophe français, bon con­nais­seur de l’his­toire ital­i­enne, fai­sait remar­quer que le Gou­verne­ment de Rome court le dan­ger d’avoir bien­tôt le sort du fameux Machi­av­el, qui finit ses jours dans un faubourg de Flo­rence, aban­don­né de tous et dans la plus grande mis­ère, — non pas parce qu’il n’avait plus d’in­tel­li­gence, mais parce que per­son­ne n’o­sait plus lui don­ner la main : il était trop rusé.

Pen­dant toute la durée de la guerre et jusqu’à aujour­d’hui, ceux qui ont présidé aux des­tinées du peu­ple ital­ien, ont été trop rusés, doués d’une habileté pro­fes­sion­nelle qui gêna leurs col­lègues d’autres nation­al­ités et les mit en garde con­tre eux.

C’est au nom du principe de « l’é­goïsme sacré » que le gou­verne­ment Salan­dra a décidé l’en­trée en guerre, en 1915. Mais l’I­tal­ie s’est bien gardée de rompre tout de suite et défini­tive­ment avec l’Alle­magne. Ayant déclaré tout d’abord la guerre unique­ment à l’Autriche, à laque­lle elle désir­ait arracher des régions de langue et de civil­i­sa­tion incon­testable­ment ital­i­ennes, ce n’est que peu à peu et dans le courant des mois que l’I­tal­ie a pu être amenée à entr­er ouverte­ment en guerre aus­si avec l’Em­pire alle­mand. Elle a fait plan­er ain­si trop longtemps sur l’Eu­rope une équiv­oque gênante.

Puis, l’I­tal­ie a con­stam­ment fait sa petite guerre à elle ; et « la guer­ra nos­tra », comme on l’ap­pelait là-bas avec tant d’en­t­hou­si­asme, restait tou­jours la guerre des petites opéra­tions d’à côté dirigées sur les points où l’I­tal­ie esti­mait utile de met­tre les mains.

L’ex­pédi­tion de Salonique n’a eu aucune faveur auprès du Gou­verne­ment de Rome, mal­gré l’im­por­tance qu’elle a eue pour la chute de l’Autriche. Salonique parais­sait déjà trop loin pour l’I­tal­ie, sinon au point de vue de ses appétits, du moins au point de vue des opéra­tions de guerre. Même au moment cri­tique où, en sep­tem­bre 1918, l’ac­tion de trois divi­sions français­es et d’une divi­sion serbe por­tait le coup de grâce aux Bul­gares et où les con­tin­gents serbes allaient envahir bien­tôt les régions situées à l’ar­rière du front autrichien, les troupes ital­i­ennes mar­chaient à leur aise. « Où restent les Ital­iens ? » demandait-on de nou­veau, à l’heure déci­sive pour l’Europe.

L’I­tal­ie n’au­rait jamais dû oubli­er les bons ser­vices ren­dus alors par l’ar­mée serbe à sa cause. En coupant les com­mu­ni­ca­tions des Autrichiens, c’est cette armée qui a pré­paré et ren­du pos­si­ble la vic­toire italienne.

Dans la lutte mon­di­ale de la démoc­ra­tie con­tre l’ab­so­lutisme, les buts trop intéressés de l’I­tal­ie se sont révélés au Monde éton­né avec plus de net­teté encore après l’armistice qu’a­vant : ce sont encore les You­go-Slaves qui en ont été les pre­miers les victimes.

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Quand aujour­d’hui l’I­tal­ie entend recevoir, en récom­pense de son appui à la cause com­mune des Alliés, des ter­ri­toires dépas­sant large­ment le plus vaste pro­gramme irré­den­tiste d’a­vant la guerre, et situés en plein domaine yougoslave, elle appuie d’or­di­naire ses pré­ten­tions sur le « Traité de Lon­dres ». Mais lorsque ce Traité ne par­le pas des régions dis­putées, ou même attribue ces régions à la You­go-Slavie, — comme c’est le cas pour la ville de Fiume — alors les Ital­iens invo­quent des raisons par­ti­c­ulières et en appel­lent aux principes du Prési­dent Wilson.

Or, deux argu­ments, bien loin de se com­pléter, se con­tre­dis­ent : Le Traité de Lon­dres est une con­ven­tion secrète, con­clue par l’I­tal­ie avec d’autres grandes puis­sances dans l’ob­scu­rité et qui dis­pose des pop­u­la­tions sans tenir compte de leur volon­té. Se référ­er à une con­ven­tion pareille, après avoir accep­té la paix, d’ac­cord avec les autres nations de l’En­tente, sur la base du droit des peu­ples de dis­pos­er de leur pro­pre sort est, de la part du Gou­verne­ment ital­ien, un acte pro­fondé­ment immoral [[Voir cette immoral­ité net­te­ment exposée dans l’intéressante brochure du Dr Ivan Mar­i­ja-Cok, Le Pacte de Rose. L’I­tal­ie et sa Morale, Paris, juin 1919.]] et tout aus­si maladroit !

Puis, il faut pren­dre en con­sid­éra­tion que, dans une con­ven­tion comme le pacte de Lon­dres, il y a tou­jours un cer­tain con­tre­poids entre les par­ties du butin que s’at­tribuent les com­pères réu­nis, et même au point de vue matériel il ne saurait plus être ques­tion de prêter quelque atten­tion à un Traité qui attribuait Con­stan­tino­ple à la Russie ! Enfin, le pacte de Lon­dres est con­clu à l’in­su des Yougoslaves ! Et comme ces derniers, par leurs ser­vices, ont été recon­nus ouverte­ment comme des Alliés au même titre que les Ital­iens, l’En­tente ne saurait pas faire val­oir con­tre eux le Traité secret de Londres.

Mais on doit d’au­tant plus sévère­ment juger la con­duite de l’I­tal­ie envers sa sœur plus faible la You­go-Slavie, qu’il existe un pacte ital­ien yougoslave ; non pas secret, mais publique­ment dis­cuté celui-là, le pacte con­clu au Con­grès de Rome tenu par les « peu­ples opprimés », du 8 au 10 avril 1918 [[Voir sur le Pacte de Rome la même brochure]].

Nous nous rap­pelons tous comme le jour d’hi­er la joie avec laque­lle nous reçûmes à Paris la nou­velle que l’I­tal­ie prendrait la tête de l’al­liance des nation­al­ités opprimées par l’Autriche : Ital­iens, Roumains, Polon­ais, You­go-Slaves et Tchéco-Slovaques.

Le pacte ita­lo-yougoslave, en par­ti­c­uli­er, rédigé d’un com­mun accord entre le doc­teur Andrea Torre, député ital­ien, et le doc­teur Ante Trumbic, du côté yougoslave, ne lais­sait aucun doute sur la largeur d’e­sprit de part et d’autre :

…§ 6. Ils (les représen­tants des deux peu­ples) s’en­ga­gent à régler à l’ami­able, égale­ment dans l’in­térêt des bonnes et sincères rela­tions futures entre les deux peu­ples, les ques­tions ter­ri­to­ri­ales pen­dantes sur la base du principe des nation­al­ités et du droit des peu­ples à dis­pos­er de leurs pro­pres des­tinées, et cela de façon à ne porter préju­dice aux intérêts vitaux des deux nations, qui seront défi­nis au moment de la paix ;

§ 7. Aux noy­aux de l’un des peu­ples qui devraient se trou­ver inclus dans les fron­tières de l’autre, sera recon­nu et garan­ti le droit de voir respec­tés leur langue, leur cul­ture et leurs intérêts moraux et économiques.

Les autorités ital­i­ennes se trou­vant actuelle­ment en pleine lutte dans les régions yougoslaves occupées par leurs armées, parce qu’elles sup­pri­ment la langue yougoslave et inter­dis­ent son emploi dans les écoles et les églis­es, se jus­ti­fient volon­tiers en dis­ant que le pacte de Rome n’a jamais été « offi­cielle­ment recon­nu par l’I­tal­ie. » Ce raison­nement est, lui aus­si, sin­gulière­ment machi­avélique et ne saurait être admis par le monde civilisé.

Si le pacte de Rome n’a jamais été offi­cielle­ment recon­nu, c’est qu’on était en guerre en 1918 et qu’une des deux par­ties con­trac­tantes était for­mée par des nations vivant sous la dom­i­na­tion autrichi­enne. Mais tous, nous nous référons à l’ap­pro­ba­tion générale que le pacte de Rome avait trou­vé en Ital­ie, autant de la part des représen­tants du Gou­verne­ment que dans les réu­nions pop­u­laires. Il suf­fit de rap­pel­er les déc­la­ra­tions au début de 1918, du Prési­dent du Con­seil, ital­ien, Orlan­do, et du Min­istre des Affaires Étrangères, Sonnino.

Le Prési­dent du Con­seil rece­vant, le lende­main du Con­grès de Rome, une délé­ga­tion du Con­grès, lui a exprimé les sym­pa­thies du Gou­verne­ment ital­ien, en même temps que son accord avec les réso­lu­tions pris­es, — ce qui reve­nait à don­ner une sanc­tion offi­cielle aux délibéra­tions du Con­grès de Rome. Si par force majeure, la sanc­tion en opti­ma for­ma ne s’est pas réal­isée, en quoi cela touche-t-il au car­ac­tère essen­tiel du pacte ?

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Soyons pru­dents dans nos con­clu­sions lorsqu’il s’ag­it de juger les dif­férends entre nation­al­ités. Dans ces cas, sou­vent « tout savoir est tout com­pren­dre ». Il est extrême­ment dif­fi­cile d’établir à Paris ce qui est au juste exact dans les accu­sa­tions sans fin que, faits à l’ap­pui, lance chaque semaine, con­tre les autorités ital­i­ennes de la côte dal­ma­ti­enne occupée par les armées ital­i­ennes, le Bureau de Presse You­go-Slave de Paris. Mais une chose se dégage de toutes ces accu­sa­tions : la sit­u­a­tion qu’a créée l’I­tal­ie ne peut pas rester telle quelle à notre époque.

Les faits sont trop nom­breux, trop généraux et trop pré­cis qui prou­vent que l’Italie non seule­ment vio­le les stip­u­la­tions du pacte de Rome en inter­dis­ant la langue you­go-slave, les signes extérieurs de la nation­al­ité you­go-slave, mais qu’elle a la main dans de nom­breux com­plots con­tre les intérêts des peu­ples slaves, de la façon exacte­ment que fai­sait la diplo­matie austro-allemande.

Les dépor­ta­tions des you­go-slaves en Ital­ie se sont con­fir­mées, comme fait his­torique, par la pub­li­ca­tion des noms de cen­taines des vic­times et le Gou­verne­ment n’a pas pu infirmer jusqu’à présent les faits apportés à ce sujet par l’accusation.

On voit claire­ment que l’I­tal­ie n’éprou­ve pas beau­coup de scrupules dans l’œu­vre de la déna­tion­al­i­sa­tion entre­prise en Istrie et en Dalmatie !

Tout nous fait croire que les inci­dents du Mon­téné­gro ont été dus aux machi­na­tions des agents de l’ex-roi du Mon­téné­gro, Nico­las, et que ses agents ont agi « avec le con­cours ital­ien ». Et ain­si de suite.

Si l’I­tal­ie n’é­tait pas l’I­tal­ie, une des grandes puis­sances alliées qu’on doit ménag­er, nous auri­ons eu depuis longtemps un Comité inter­al­lié d’en­quête dans toutes ces affaires-la !

Partout où nous avons des rela­tions directes avec nos cama­rades ital­iens, nous pou­vons tach­er de les con­va­in­cre de faire con­tre-poids à la pro­pa­gande chau­vin­iste sys­té­ma­tique que fait la presse nation­al­iste ital­i­enne, tou­jours prête à chauf­fer à blanc l’en­t­hou­si­asme des foules.

La déci­sion à pren­dre par le Con­seil Suprême de l’En­tente con­cer­nant la ville de Fiume, est un point des plus déli­cats. S’il arrive que cette déci­sion ne réponde pas aux reven­di­ca­tions des chau­vins ital­iens, faisons com­pren­dre aux mass­es du peu­ple ital­ien, par la presse ouvrière, qu’on ne saurait laiss­er tout le hin­ter­land hon­grois, you­go-slave, roumain et tché­co-slo­vaque de Fiume sans accès direct et indépen­dant avec la mer. Rap­pelons au peu­ple ital­ien que le fait seul que l’Autriche refu­sait à la Ser­bie l’ac­cès à la mer Adri­a­tique pour la tenir sous sa tutelle économique, a sen­si­ble­ment aggravé les rap­ports entre les deux pays… jusqu’à la guerre qui a été le germe du cat­a­clysme universel.

Récem­ment, une inter­view prise à Schei­de­mann, a fait savoir au monde qu’on suit avec atten­tion, en Alle­magne, le développe­ment des con­flits sur la côte dal­ma­ti­enne et dans les Balka­ns. Beau­coup d’Alle­mands espèrent une guerre entre la Yougoslavie, seule ou soutenue par d’autres, et l’Italie.

Est-ce ain­si qu’on obtien­dra le bien-être des peuples ?

Assuré­ment non, et c’est pourquoi l’opin­ion publique ital­i­enne doit être ramenée dans une direc­tion moins égoïste, plus large et plus généreuse.

La presse ouvrière ital­i­enne a donc un rôle impor­tant à jouer ; elle doit influer sur l’opin­ion ital­i­enne générale, au prof­it de la paci­fi­ca­tion du monde entier.

Chris­t­ian Cornelissen


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