La Presse Anarchiste

Les faits du mois

La vie chère. – Le mois passé a été mar­qué par quelques inci­dents, par­fois vio­lents, au sujet de la vie chère.

Le bon pub­lic, le peu­ple, autrement dit les con­som­ma­teurs, ou, en argot théâ­tral, les cochons de payants, se sont regim­bés con­tre la hausse du prix des pro­duits maraîch­ers. Il en est résulté quelques bagar­res, puis l’idée de s’or­gan­is­er. Des comités de vig­i­lants ont été créés, par exem­ple à Paris, dans le des­sein de se ren­seign­er sur les prix de gros pra­tiqués aux Halles et de con­trôler dans chaque quarti­er le prix de vente au détails.

Cette ingérence des con­som­ma­teurs provo­qua une con­tre-man­i­fes­ta­tion des détail­lants, qui, le 12 août, réus­sirent en par­tie à empêch­er la vente aux Halles et allèrent jusqu’à détru­ire tout ce qu’ils purent des marchan­dis­es de consommation.

Pour mar­quer l’é­tat d’e­sprit des détail­lants, voici les paroles d’un épici­er à une réu­nion de com­merçants (d’après le Temps du 14 août):

« Il faut que M. Clemenceau nous reçoive. Il faut qu’il entende nos doléances et qu’il prenne par­ti ! Ou bien, le gou­verne­ment nous défendra, ou bien nous nous défendrons nous-mêmes. Nous serons assez forts. Nous avons deux armes à notre dis­po­si­tion : d’abord cette arme red­outable qu’est la grève. Nous fer­merons nos portes huit jours, quinze jours, un mois s’il le faut ! À ce moment nous ver­rons les con­som­ma­teurs deman­der à M. Clemenceau de les nour­rir ! Ensuite, nous retirerons à l’É­tat tout l’ar­gent que nous lui avons prêté ; nous liq­uiderons tout : emprunts nationaux, bons de la Défense Nationale, etc. »

Un autre fait à not­er, c’est l’ini­tia­tive prise par les fonc­tion­naires sub­al­ternes des postes et télé­graphes (c’est-à-dire par les fonc­tion­naires besog­nant) au Cen­tral télé­graphique. Ils prirent sur eux d’ar­rêter les télé­grammes envoyés aux pro­duc­teurs ou aux com­mis­sion­naires de province par les man­dataires ou les marchands en gros ; ces dépêch­es avaient pour but de sus­pendre toute expédi­tion des den­rées ali­men­taires sur Paris.

À la vérité, après une baisse pas­sagère, les prix se sont relevés et ont quelque­fois dépassé ceux d’a­vant la révolte des consommateurs.

Faut-il attribuer ce relève­ment à la sécher­esse qui nuit à la cul­ture des légumes ? Ou bien au relâche­ment de vig­i­lance des comités de con­som­ma­teurs ? Ou bien aux mesures pris­es par le Gou­verne­ment pour pro­téger le com­merce sous pré­texte de le con­trôler ? Ou bien à la dis­pari­tion de la frousse chez les détail­lants ? Ou encore à l’ex­pédi­tion des den­rées ali­men­taires sur les marchés de province où afflue, en cette péri­ode de vacances, la clien­tèle de luxe ?

Il faut d’abord dire que l’ac­tion des con­som­ma­teurs ne s’est exer­cée que sur les marchands de détail. Si l’ap­pétit de gros béné­fices les a atteints eux aus­si, au point que toute marchan­dise achetée aux Halles devait dou­bler de prix [[Il en est de même pour le marché de la Vil­lette. Marchands de bes­ti­aux, chevil­lards, bouch­ers en gros prélèvent un béné­fice énorme sur la viande, ce qui n’empêche pas le bouch­er détail­lant de se faire en moyenne, dit-on, un béné­fice de 14,000 francs par mois. Aus­si cer­tains appren­tis bouch­ers (16 à 18 ans) gag­naient il y a six mois, 800 francs par mois.]], il paraît vraisem­blable que la hausse la plus impor­tante a lieu avant l’ar­rivée des den­rées chez le man­dataire. Des inter­mé­di­aires ont déjà opéré un prélève­ment exor­bi­tant. Et si l’on fait baiss­er le béné­fice du détail­lant, ils aug­mentent leurs pré­ten­tions ; ils sont sûrs de vendre.

Il sem­ble donc que la solu­tion raisonnable serait que les con­som­ma­teurs, rassem­blés en coopéra­tives, se mis­sent en rap­port direct avec les producteurs.

Mais il faudrait aus­si que le pro­duc­teur n’eût pas l’oc­ca­sion de ven­dre à d’autres et plus cher. Or, actuelle­ment, tout se vend et à n’im­porte quel prix. La région du Nord, la mieux cul­tivée de France, était autre­fois le grand four­nisseur du marché des Halles ; aujour­d’hui, mise, à mal par l’in­va­sion et la guerre, elle vient s’ap­pro­vi­sion­ner à Paris.

La cause prin­ci­pale de la vie chère est que la pro­duc­tion est sinon défici­taire pour toutes les den­rées, du moins loin d’être surabon­dante. Au lieu que le pro­duc­teur coure après le con­som­ma­teur, c’est ce dernier qui court après la marchan­dise. L’in­ter­mé­di­aire a beau jeu, car il n’a aucun risque ; son seul rôle est d’a­cheter, peu lui importe à quel taux. Et dans son désir de faire des affaires, il n’hésite à faire mon­ter les prix d’achat. Il acca­pare tout ce qu’il peut pour être maitre du marché.

Pour qu’il y ait rap­ports directs entre les pro­duc­teurs et les con­som­ma­teurs, il faudrait que les uns et les autres soient groupés : les pre­miers pour con­stituer des stocks réguliers d’ap­pro­vi­sion­nement, les autres pour recevoir la marchan­dise. Et ain­si on arrive à con­cevoir une société où les rap­ports économiques auraient lieu entre associations.

Dans la société actuelle, le prob­lème paraît presque insol­u­ble, car notre régime économique est fondé sur la con­cur­rence ; et celle-ci ne joue que lorsque les pro­duits sont surabondants.

Je par­le, bien enten­du, en général ; car si quelques con­som­ma­teurs, plus malins que les autres, savent se grouper pour s’abouch­er directe­ment avec les pro­duc­teurs, ils prof­iteront des béné­fices prélevés indû­ment par les inter­mé­di­aires, ils prof­iteront donc de l’ex­is­tence même de ces intermédiaires.

Mais, dans la société présente, une telle organ­i­sa­tion reste excep­tion­nelle. En s’é­ten­dant, elle provo­querait l’élé­va­tion du prix chez les pro­duc­teurs, par suite de l’in­ter­ven­tion des inter­mé­di­aires, impos­si­bles à débus­quer, puisqu’il reste et restera un grand nom­bre de con­som­ma­teurs isolés, et que les pro­duits sont en quan­tité restreinte.

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Les attaques con­tre la journée de huit heures. – Les grandes sec­ouss­es sociales lais­sent tou­jours après elles un besoin de relâche­ment, dis­ons même un besoin de jouis­sance. La bour­geoisie donne l’ex­em­ple. Les plus lux­ueux étab­lisse­ments de plaisir font salle comble.

Mais, en même temps, on prêche le tra­vail aux tra­vailleurs. Les jour­nal­istes font de la morale ; ils invi­tent les ouvri­ers à inten­si­fi­er la pro­duc­tion. Les patrons se plaig­nent de la main-d’œu­vre et de son peu d’empressement à la besogne.

« Les ouvri­ers français ne veu­lent rien faire. On a réduit la journée à huit heures, alors qu’il eut fal­lu l’al­longer. Et, au lieu d’ac­tiv­er la besogne, il sem­ble que les salariés n’ont qu’un but : en faire le moins pos­si­ble. Dans les autres pays, il en est tout autrement. Com­ment lut­ter con­tre la con­cur­rence étrangère ? »

Et on donne l’ex­em­ple de l’Alle­magne où les ouvri­ers ont fait aban­don du « priv­ilège » des huit heures pour sauver la patrie, et où tous s’achar­nent au travail.

Déjà la con­férence de Lucerne nous a appris que les tra­vailleurs alle­mands enten­dent bien ne pas renon­cer à la journée de huit heures.

À la vérité, les récrim­i­na­tions patronales sont les mêmes dans tous les pays.

En Angleterre, M. Lloyd George dans son grand dis­cours du 18 août se plaint de con­stater une grande baisse dans la pro­duc­tion de toutes les branch­es industrielles.

En Alle­magne, les doléances sont toutes pareilles. « La con­signe, dit le Temps, est de tra­vailler le moins pos­si­ble et d’ex­iger des salaires tou­jours plus élevés… L’Alle­magne va au devant d’une catastrophe. »

Eh ! oui, il s’ag­it pour tous les gou­verne­ments de pay­er les frais de la guerre, c’est-à-dire les intérêts énormes des emprunts ; il s’agit pour la bour­geoisie de con­courir à la richesse nationale, c’est-à-dire de s’en­richir ; il s’ag­it donc de faire tra­vailler les ouvri­ers au plus vite et au plus fort.

Recon­nais­sons pour­tant que d’aug­menter la pro­duc­tion est le seul moyen de faire baiss­er le coût de la vie. Il faut observ­er aus­si que le per­fec­tion­nement du machin­isme, l’amélio­ra­tion de l’outil­lage sont des fac­teurs de pre­mière impor­tance pour l’aug­men­ta­tion du rendement.

Tout de même il faut que les hommes tra­vail­lent. Mais la guerre est passée par là.

Pour repren­dre le col­lier, pour se remet­tre au tra­vail inten­sif de l’u­sine mod­erne, où la tay­lori­sa­tion des actes ne per­met plus à l’ou­vri­er de per­dre une minute et d’où au bout de huit heures d’une atten­tion soutenue il sort le cerveau vide et hébété, pour accepter un tel régime de tra­vail, accou­tu­mance ; il faut une longue hérédité asservie d’un bout de l’an­née à l’autre, il faut une longue et une habi­tude accep­tée depuis l’en­fance. Le labeur d’au­jour­d’hui ne ressem­ble en rien à celui de l’ar­ti­san d’autrefois.

Les habi­tants des pays neufs, c’est-à-dire des pays dépourvus encore de civil­i­sa­tion indus­trielle, répug­nent à l’embrigadement pas­sif et à l’ef­fort soutenu.

Est-ce un bien d’ailleurs que cet abrutisse­ment lent (et alcoolisé) de généra­tions suc­ces­sives ? Ne faut-il pas laiss­er aux hommes quelque lib­erté et quelque fantaisie ?

Le développe­ment intel­lectuel et surtout la puis­sance d’imag­in­er, d’émet­tre des hypothès­es, de créer, sont à ce prix. Le génie n’a jamais été une longue patience.

On ne fait rien non plus avec la paresse. Mais ce n’est pas une rai­son pour réclamer l’ab­ro­ga­tion de la journée de huit heures. On com­prend par­faite­ment la répug­nance des ouvri­ers à repren­dre la chaîne pour le prof­it et la jouis­sance d’autrui, dans une société où le par­a­sitisme est con­sid­éré comme un hon­neur, et le tra­vail comme une puni­tion et un oppro­bre. Toute­fois, on peut s’é­ton­ner que quelques-uns aient érigé le par­a­sitisme social en idéal révo­lu­tion­naire, sans vouloir réfléchir que ce sera tou­jours aux dépens d’autrui.

Peut-être, si un change­ment social ne se pro­dui­sait pas de sitôt, pour­rait-on con­cevoir un régime où le patron tra­vaillerait davan­tage que ses ouvri­ers — ce qui serait de toute jus­tice puisqu’il tra­vaille pour lui.

Ou alors il faudrait que tous fussent intéressés à leur pro­pre tra­vail. Mais ne con­fon­dons pas cette vue utopique — utopique actuelle­ment — avec la par­tic­i­pa­tion aux béné­fices, qui n’est sou­vent qu’un moyen de faire tra­vailler les salariés à bon compte.

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Petits faits. – Le social­iste Sudekum pro­pose au Con­seil des min­istres alle­mands de faire à l’ex-empereur Guil­laume II don de 170 mil­lions de marks pour com­penser la sup­pres­sion de la liste civile.

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La police française inter­dit de jouer la musique de Wag­n­er aux Con­certs des Tuileries.

M. Pier­rot


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