La Presse Anarchiste

La fédération comme un moyen d’union

[[Au cours de l’hiver 1917 – 1918, P. Kro­pot­kine a créé, à Mos­cou, un grou­pe­ment qui avait pour but d’étudier l’organisation fédé­ra­tive pos­sible de la Rus­sie ; à la séance de cette « Ligue des fédé­ra­listes » du 7 jan­vier 1918, il a pro­non­cé un dis­cours que nous croyons inté­res­sant de faire connaître au public fran­çais, parce qu’il contient, en faveur de l’idée fédé­ra­liste, des argu­ments non seule­ment de prin­cipe, mais de fait. Cet article est « Voix du pas­sé » tra­duit de la revue russe Golos Minau­ve­ha­go.]]

L’idée de la néces­si­té pour la Rus­sie d’un régime fédé­ra­tif a, depuis long­temps, ger­mé dans l’es­prit de nos hommes avan­cés ; dès le début du XIXe siècle, un désir se fait jour de bâtir une Répu­blique fédé­ra­tive russe selon le modèle des États-Unis amé­ri­cains. Cette idée a été expri­mée, par­mi les décem­bristes [[Insur­gés de décembre 1825 ; pre­mière ten­ta­tive révo­lu­tion­naire en Rus­sie.]], par Mou­ra­vioff ; elle a pas­sé ensuite aux membres du groupe de Pétra­chevs­ky [[Grou­pe­ment socia­liste ayant exis­té en 1848.]] à Tcher­ny­chevs­ky [[Éco­no­miste socia­liste et révo­lu­tion­naire très connu, dont l’activité se place entre 1855 et 1861.]], à Bakou­nine et aux « popu­listes » de l’é­poque 1870 – 80. Mais, en même temps, comme on le sait, la ten­dance oppo­sée a éga­le­ment exis­té – ten­dance cen­tra­liste, qui a trou­vé son expres­sion chez le décem­briste Pes­tel et a été, depuis, défen­due par de nom­breux publi­cistes et aus­si, bien enten­du, par le gou­ver­ne­ment auto­crate et ses partisans.

Les résul­tats déplo­rables de cette ten­dance appa­raissent maintenant.

Dès l’é­poque où Alexandre III et son suc­ces­seur, qui, tous les deux, avaient juré fidé­li­té à la consti­tu­tion fin­lan­daise, ont com­men­cé à l’an­ni­hi­ler sys­té­ma­ti­que­ment ; ou, tous les deux, imi­tant la Prusse, ont fait subir à la popu­la­tion de la Pologne une oppres­sion sans cesse crois­sante, empê­chant même les prêtres catho­liques d’en­sei­gner leur reli­gion dans les écoles et char­geant de ce soin les pro­fes­seurs russes d’his­toire et de géo­gra­phie ; depuis que, sous Nico­las II, on s’est mis à anéan­tir les der­niers ves­tiges de l’autonomie en Géor­gie, de dévas­ter l’I­me­re­tie et la Gou­rie à la suite du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire de 1905 ; d’ex­ci­ter, en Trans­cau­ca­sie, les uns contre les autres Tar­tares et Armé­niens ; d’or­ga­ni­ser des « pogroms » contre les Juifs et de per­sé­cu­ter les Ukrai­niens – je me deman­dais avec ter­reur : « Que font-ils ? Quelle folie ! Vienne la guerre avec l’Al­le­magne, et, tous, la Fin­lande, la Pologne et peut-être le Cau­case devien­dront enne­mis de la Rus­sie et auxi­liaires de ses ennemis ! »

Hélas ! c’est ce qui est arri­vé. Et il est très natu­rel qu’actuellement l’i­dée naisse de la néces­si­té, pour le peuple russe, de renon­cer abso­lu­ment à vou­loir domi­ner les natio­na­li­tés qui l’en­tourent. On se rend compte de plus en plus clai­re­ment de l’im­pos­si­bi­li­té de gou­ver­ner d’un centre unique 180 mil­lions d’hommes peu­plant des ter­ri­toires extrê­me­ment variés et d’une éten­due dépas­sant de beau­coup celle de l’Eu­rope entière. On prend de plus en plus net­te­ment conscience de cette véri­té que la force créa­trice de ces mil­lions d’hommes ne pour­ra se mani­fes­ter plei­ne­ment que lors­qu’ils se sen­ti­ront com­plè­te­ment libres de déve­lop­per ce que leurs mœurs ont de par­ti­cu­lier et de bâtir leur exis­tence confor­mé­ment à leurs aspi­ra­tions, aux carac­tères phy­siques de leur ter­ri­toire et à leur pas­sé his­to­rique. Ain­si l’i­dée d’une union fédé­ra­tive entre les régions et les peuples qui fai­saient par­tie de l’an­cien Empire russe se déve­loppe rapi­de­ment par­mi les hommes qui pensent. Plus encore : on com­mence à com­prendre que seule une entente fédé­ra­tive peut éta­blir une union sans laquelle les plaines de la Rus­sie risquent de deve­nir la pomme de dis­corde entre ses voi­sins bel­li­queux, pré­sents et futurs.

Que c’est dans cette direc­tion que l’on doit cher­cher le vrai moyen d’u­nir les élé­ments hété­ro­gènes qui ont for­mé l’empire russe – toute l’his­toire des temps modernes le prouve. Elle abonde en exemples mon­trant que la fédé­ra­tion a tou­jours mené à l’u­nion, tan­dis que la méthode oppo­sée de la cen­tra­li­sa­tion a tou­jours entraî­né la dis­corde et la désa­gré­ga­tion. Voi­ci quelques-uns de ces exemples.

L’empire bri­tan­nique nous offre un exemple par­ti­cu­liè­re­ment frap­pant. Les deux méthodes : fédé­ra­tion et cen­tra­li­sa­tion, y ont été essayées, et les résul­tats, des deux sont patents. À ses colo­nies, au Cana­da, en Aus­tra­lie et en Afrique du Sud, le peuple anglais, sui­vant en cela l’im­pul­sion don­née par le par­ti libé­ral, a don­né la liber­té com­plète du self-govern­ment non seule­ment local, mais poli­tique : indé­pen­dance des chambres légis­la­tives, finances, trai­tés de com­merce et armées. Il en est résul­té un brillant essor éco­no­mique pour ces colo­nies ; plus encore : lorsque des temps dif­fi­ciles sont venus pour l’An­gle­terre, elles se sont empres­sées de faire de lourds sacri­fices pour venir en aide à la métro­pole, comme pour une sœur aînée ou une mère. Les mêmes sen­ti­ments ont ani­mé les petites îles auto­nomes : Jer­sey, Guer­ne­sey et Man, qui sont à tel point indé­pen­dantes dans leur vie inté­rieure qu’elles conservent, dans les rela­tions agraires, le droit cou­tu­mier des ancien, Nor­mands et, dans, leurs rap­ports avec les puis­sances étran­gères, n’ad­mettent pas ceux des droits d’en­trée qui se sont main­te­nus en Angleterre.

Et, à côté de cela, quel contraste en Irlande qui, pen­dant tout le XIXe siècle, est res­tée sous le « pou­voir fort » du « châ­teau de Dublin », c’est-à-dire sous la domi­na­tion de gou­ver­neurs géné­raux, au lieu d’a­voir un par­le­ment et une orga­ni­sa­tion inté­rieure à elle ! Pen­dant tout le XIXe siècle, c’é­tait l’ap­pau­vris­se­ment de la popu­la­tion, à laquelle on enle­vait ses terres com­mu­nales pour les don­ner aux pro­prié­taires « absen­téistes », c’est-à-dire à des gens qui n’ha­bitent même pas l’île, pré­fé­rant se glis­ser dans l’ad­mi­nis­tra­tion de l’É­tat, pen­dant que les pay­sans, rui­nés jus­qu’au bout, mou­raient de faim ou bien en arri­vaient, mal­gré tout leur tra­vail, à une misère dont je n’ai jamais vu de pareille nulle part, sauf en Rus­sie. Plus encore : les Anglais qui, comme l’a dit un jour l’é­di­teur bien connu, James Knowles, sont des hommes du droit romain, se montrent abso­lu­ment inca­pables de com­prendre et de gou­ver­ner les Irlan­dais, hommes du droit coutumier.

C’est pour­quoi l’An­gle­terre a, dans l’Ir­lande, tout le temps, depuis Napo­léon ier jus­qu’à la der­nière guerre, un enne­mi tou­jours prêt à s’u­nir à ses enne­mis à elle pour une insur­rec­tion armée.. Et s’il n’est pas arri­vé en Irlande ce qui est arri­vé chez nous, pour la Fin­lande et l’U­kraine, c’est uni­que­ment parce qu’il s’est trou­vé, en Angle­terre, depuis Glad­stone et le par­ti libé­ral, des hommes gagnés aux idées du « droit cou­tu­mier » qui ont com­pris que les lois agraires de l’Ir­lande deman­daient un chan­ge­ment radi­cal dans l’in­té­rêt des pay­sans et ont renon­cé au désir de gou­ver­ner ce pays, éveillant ain­si par­mi les Irlan­dais l’es­poir d’une libé­ra­tion proche.

Même phé­no­mène aux États-Unis, dans leur atti­tude, d’une part vis-à-vis de Cuba, d’autre part vis-à-vis des Phi­lip­pines. En 1898, les États-Unis ont aidé les Cubains à se libé­rer du joug, réel­le­ment insup­por­table, des Espa­gnols et, aus­si­tôt, ils ont pro­cla­mé l’île déli­vrée, répu­blique auto­nome, sous leur pro­tec­to­rat, Au début, l’île a été sou­mise à l’ad­mi­nis­tra­tion mili­taire des États-Unis ; mais depuis 1909, elle est deve­nue com­plè­te­ment indé­pen­dante, et des rap­ports très ami­caux se sont éta­blis entre elle et les États-Unis.

Au contraire, induit en erreur par le pre­mier gou­ver­neur amé­ri­cain envoyé aux Phi­lip­pines après leur libé­ra­tion (en 1898) de la domi­na­tion espa­gnole, le gou­ver­ne­ment des États-Unis n’a pu se déci­der à accor­der aux habi­tants de ces îles une auto­no­mie com­plète. Il les a lais­sées sous l’au­to­ri­té des moines catho­liques et a sou­te­nu par la force le gou­ver­ne­ment de ces der­niers. De là, un mécon­ten­te­ment, abou­tis­sant à l’in­sur­rec­tion d’A­gui­nal­do. Actuel­le­ment, les États-Unis ont recon­nu leur erreur. Les Phi­lip­pines ont obte­nu une auto­no­mie com­plète ; l’œuvre de l’ins­truc­tion, publique y a été lar­ge­ment déve­lop­pée. Depuis ce temps, les rap­ports entre la popu­la­tion des îles et les États-Unis sont deve­nus si ami­caux que les Phi­lip­pins ont for­mé une armée de volon­taires de 25.000 hommes qui feront par­tie de l’ar­mée amé­ri­caine, et qu’A­gui­nal­do, ancien chef insur­rec­tion­nel, a envoyé son fils dans un camp pour faire l’ins­truc­tion mili­taire des offi­ciers de cette armée.

Mais ce n’est pas tout. Les rap­ports fédé­ra­tifs créés entre l’An­gle­terre et ses colo­nies ont per­mis à celle-ci de réunir en fédé­ra­tions puis­santes les pro­vinces iso­lées qui, aupa­ra­vant, n’a­vaient et ne vou­laient avoir aucun lien entre elles. C’est ain­si que s’est consti­tuée la Fédé­ra­tion cana­dienne, grou­pant des élé­ments aus­si dif­fé­rents que le Cana­da fran­çais, avec une popu­la­tion se trou­vant au niveau des pay­sans fran­çais d’a­vant la Révo­lu­tion ; le Cana­da cen­tral, indus­triel, peu­plé sur­tout d’É­cos­sais ; le Cana­da occi­den­tal, pays des steppes, avec une popu­la­tion mélan­gée com­pre­nant des Amé­ri­cains, des Dou­kho­bors russes, des Méno­nites, des Sué­dois, des Gali­ciens, etc., et, enfin, le Cana­da du Paci­fique, d’o­ri­gine sur­tout anglaise. Et tout le monde sait au Cana­da que, si cette Fédé­ra­tion ne s’é­tait pas for­mée le frac­tion­ne­ment du pays en mor­ceaux et la guerre civile entre eux auraient été inévi­tables. La même chose est arri­vée en Aus­tra­lie et même en Afrique du Sud, mal­gré la guerre absurde et bar­bare contre les Boers.

Chez nous, en Rus­sie, nous avons les exemples de la Sibé­rie, de la Fin­lande et de la Géorgie.

Lors de mon séjour en Sibé­rie, de 1862 à 1867, j’ai eu l’oc­ca­sion de voir de près les consé­quences du gou­ver­ne­ment de la Sibé­rie en par­tant du centre de Péters­bourg. L’i­dée de Spe­rans­ky, lors­qu’il éla­bo­rait son pro­jet d’or­ga­ni­sa­tion admi­nis­tra­tive de la Sibé­rie, était de don­ner à chaque pro­vince et à chaque région admi­nis­trée par un gou­ver­neur géné­ral, des Conseils com­pre­nant des repré­sen­tants de toutes les admi­nis­tra­tions : jus­tice, finances ins­truc­tion publique, affaires mili­taires, etc. Ces Conseils, devaient gérer les affaires locales et, seules, les déci­sions les plus impor­tantes devaient être envoyées par le gou­ver­neur géné­ral, avec son avis, à Péters­bourg pour y être rati­fiées. Ain­si des rudi­ments d’au­to­no­mie fai­saient leur appa­ri­tion. Mais, bien enten­du, les bonnes inten­tions de Spe­rans­ky n’ont abou­ti à rien. Lui-même est bien­tôt tom­bé en dis­grâce et les fonc­tion­naires péters­bour­geois n’ont vou­lu, comme cela arrive tou­jours, rien aban­don­ner de leur pou­voir. Et on a fini par tout régler dans les bureaux de Péters­bourg. Inutile de racon­ter com­ment, dans ces condi­tions, était admi­nis­trée la Sibé­rie et com­ment toutes les réformes qui n’in­té­res­saient pas les fonc­tion­naires péters­bour­geois res­taient à dor­mir dans les car­tons pen­dant des dizaines d’années.

Il en a été ain­si jus­qu’à l’é­poque la plus récente. Il en est de même main­te­nant. La cen­tra­li­sa­tion n’est pas la plaie de la seule auto­cra­tie. Elle a per­du et elle perd les colo­nies fran­çaises et alle­mandes ; tan­dis qu’à côté d’elles, les colo­nies anglaises pros­pèrent, parce qu’elles jouissent d’une large auto­no­mie se trans­for­mant peu à peu en fédération.

La Fin­lande, enfin, nous offre l’exemple le plus ter­rible. J’ai, en 1871, beau­coup voya­gé en Fin­lande, sou­vent à pied, en ma qua­li­té de géo­logue, et je me suis trou­vé en rap­port, pour mes tra­vaux géo­lo­giques, avec ses diverses admi­nis­tra­tions : des che­mins de fer, des canaux, de l’arpentage ; je ne pou­vais pas admi­rer assez le tra­vail accom­pli dans tous ces domaines par ce pays à la nature pauvre, avec son bud­get modeste et les trai­te­ments plus que modestes payés à ses fonc­tion­naires. Et je ne pou­vais me réjouir assez de l’a­mour pour le pays qui ins­pi­rait tous ces travaux.

À cette époque, la Fin­lande pos­sé­dait ses propres che­mins de fer, qu’elle avait construits elle-même depuis fort long­temps, ses postes et ses télé­graphes à elle, ses propres finances (en excellent état), sa dette publique (très petite), ses droits d’im­por­ta­tion et son armée.

Les Russes ne jouis­saient pas d’une grande sym­pa­thie en Fin­lande, sur­tout dans sa par­tie orien­tale : le sou­ve­nir des guerres avec la Rus­sie au début du XIXe siècle et du refus de Nico­las II de recon­naître la consti­tu­tion fin­lan­daise était encore pré­sent dans les mémoires ; mais Alexandre II était aimé, à Hel­sing­fors sur­tout, et lorsque la guerre avec la Tur­quie a com­men­cé, en 1878, l’ar­mée fin­lan­daise (huit bataillons de tirailleurs) est allée à la bataille avec enthou­siasme et s’est tou­jours dis­tin­guée dans les com­bats. Rien de tout cela n’a sub­sis­té après qu’A­lexandre III, encou­ra­gé par le par­ti de Kats­coff — celui des usi­niers mos­co­vites — et Nico­las II, pous­sé par le jésuite Pobe­do­nost­zeff, eurent sup­pri­mé l’au­to­no­mie fin­lan­daise et mis la main jusque sur l’en­sei­gne­ment dans ses universités.

Ce n’est pas tout. Les mesures oppres­sives à l’é­gard des uni­ver­si­tés ont fait que des mil­liers de jeunes gens fin­lan­dais sont allés faire leurs études dans les uni­ver­si­tés alle­mandes, et nous en voyons main­te­nant le résul­tat : ils sont en train, dans les rangs des gardes blancs, de conqué­rir la Fin­lande pour l’Allemagne !
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Pierre Kropotkine/]

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