La Presse Anarchiste

La question indochinoise au point de vue moral

[( Dans l’ar­ticle que j’ai écrit pour ce numé­ro, j’ai don­né, d’a­près une confé­rence toute récente (mars) d’Au­ga­gneur, ancien ministre, ancien gou­ver­neur de la colo­nie, le tableau suc­cinct de l’ex­ploi­ta­tion de la popu­la­tion noire en Afrique-Équa­to­riale française.

Un de nos amis nous com­mu­nique une bro­chure sur l’In­do­chine, écrite en décembre 1924, où l’au­teur, qui a vécu là-bas, com­bat le mépris des colons et fonc­tion­naires fran­çais envers les mal­heu­reux Anna­mites, mépris qui sert de pré­texte à une exploi­ta­tion éhon­tée. Nous ne repro­dui­sons pas les pas­sages où l’auteur montre l’in­tel­li­gence, les dons artis­tiques et l’es­prit d’as­si­mi­la­tion des Anna­mites, même pour les sciences exactes et les appli­ca­tions industrielles.

M. P.)]

Vivant en contact conti­nuel avec l’in­di­gène, nous connais­sons bien ses défauts. Ils s’ex­pliquent presque tous par ce seul fait que l’An­na­mite a tou­jours été un peuple d’op­pri­més, sou­mis depuis de longues géné­ra­tions à la domi­na­tion des Chi­nois, puis de ses propres man­da­rins qui l’ex­ploi­taient. — et conti­nuent trop sou­vent à l’ex­ploi­ter sous le cou­vert de la France — sans ver­gogne. Il a le carac­tère et les allures du chien bat­tu qui se retire l’o­reille basse et prêt à mordre lorsque la main s’é­tend vers lui pour une caresse. De là pro­vient ce défaut de sin­cé­ri­té qui lui fait don­ner 1a réponse sup­po­sée agréable à l’in­ter­lo­cu­teur et nul­le­ment celle qu’il peut juger le mieux conforme à la véri­té ; de là, la dis­si­mu­la­tion, l’hy­po­cri­sie, le men­songe sous toutes ses formes ; de là aus­si ce manque d’i­ni­tia­tive et de pré­voyance, toutes qua­li­tés qui n’ont pu, faute d’exer­cice, se déve­lop­per chez un éter­nel mineur ; de là encore, cette ten­dance natu­relle chez tout oppri­mé à se trans­for­mer en oppres­seur dès que l’oc­ca­sion favo­rable se pré­sente ; de là ces bri­mades, voire ces exac­tions, envers son congé­nère, de l’An­na­mite qui détient une par­celle d’au­to­ri­té ; et de là aus­si, en grande par­tie cette vani­té pué­rile qui ins­pire à la plu­part d’entre eux une opi­nion déme­su­rée de leurs capa­ci­tés et de leurs mérites : celui qui se sait mépri­sé et domi­né éprouve une ten­dance natu­relle, par réac­tion, à se sur­es­ti­mer et à exa­gé­rer son propre éloge. Si l’on joint à cela quelques défauts qui tiennent à la race même et sont com­muns à tous les Orien­taux ; tels que, le manque com­plet d’es­prit pra­tique, de pré­ci­sion, chez un peuple, qui a été nour­ri de spé­cu­la­tions phi­lo­so­phiques, de dis­ser­ta­tions lit­té­raires, plus que de sciences exactes, on com­prend aisé­ment que la vie au contact jour­na­lier de tels col­la­bo­ra­teurs, avec la néces­si­té impé­rieuse de la tâche qui nous presse, peut ame­ner un cer­tain aga­ce­ment, qui, le cli­mat aidant, ne tarde pas à dégé­né­rer en éner­ve­ment, puis en état d’hos­ti­li­té sourde ou décla­rée… C’est cet état d’es­prit, agré­men­té de quelques vieilles opi­nions tra­di­tion­nelles sur l’in­di­gène, trans­mises de géné­ra­tions en géné­ra­tions de colo­niaux qui, il faut bien l’a­vouer, consti­tuent toute la doc­trine, déter­mine tonte l’at­ti­tude envers l’indigène de la plu­part de nos com­pa­triotes éta­blis en ce pays.

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Le par­ti réac­tion­naire, repré­sen­té ici l’ai­dant plus for­te­ment qu’il com­prend une grosse majo­ri­té de gens sans convic­tions ni carac­tère qui se portent, par un tro­pisme natu­rel, du côté où leur parait la force, le par­ti réac­tion­naire a trou­vé, pour­rait-on dire, d’ins­tinct la poli­tique indi­gène qui résulte natu­rel­le­ment de sa poli­tique géné­rale et qui la com­plète par­fai­te­ment ; c’est celle qu’on peut résu­mer en deux mots bien usés, mais tou­jours vrais : la domi­na­tion par tous les moyens et notam­ment par ce qu’il est conve­nu d’ap­pe­ler l’obscurantisme.

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On com­mence par asser­vir les esprits, et l’on en vient tout natu­rel­le­ment à domi­ner les indi­vi­dus ; puis les inté­rêts maté­riels se mani­festent cyni­que­ment, et l’on pos­sède les biens, on acca­pare les terres, on draine les capi­taux, après avoir asser­vi les hommes.

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Il est assez curieux de noter que la poli­tique pré­co­ni­sée et sui­vie par ce par­ti vis-à-vis de l’élé­ment indi­gène est exac­te­ment la même que celle pré­co­ni­sée et sui­vie en France à l’é­gard du pro­lé­ta­riat. Mêmes consta­ta­tions sévères quant aux défauts, aux vices de ceux qu’on pré­tend diri­ger, mêmes opi­nions pes­si­mistes quant à l’im­pos­si­bi­li­té d’un pro­grès à réa­li­ser en eux, mêmes conclu­sions cyniques quant à la néces­si­té de main­te­nir défi­ni­ti­ve­ment un état de domi­na­tion où la classe dite supé­rieure trouve la satis­fac­tion de ses plus chers inté­rêts. Les mêmes causes pro­duisent les mêmes effets, les mêmes pen­sées déter­minent les mêmes atti­tudes et le paral­lé­lisme est abso­lu entre les deux pro­blèmes des évo­lu­tions du peuple aux mains cal­leuses et des peuples à la peau colo­rée. Mêmes dif­fi­cul­tés, mêmes devoirs de longue patience volon­taire et de sacri­fice à tout ins­tant consen­ti pour ceux qui, de tout leur cœur, veulent s’ef­for­cer à l’en­tr’aide pour une élé­va­tion pro­gres­sive qui est le seul vrai but de notre huma­ni­té. Et mêmes mani­fes­ta­tions de des­po­tisme auto­cra­tique pour ceux que leur esprit auto­ri­taire et le ser­vice de leurs inté­rêts égoïstes a fait, de tout temps, avec une obs­ti­na­tion têtue, s’op­po­ser au progrès.

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L’An­na­mite a ses défauts, c’est enten­du (et nous, qui nous dira quelle poutre loge sous notre pau­pière ?) mais il pos­sède aus­si de belles et solides qua­li­tés que mal­heu­reu­se­ment nous igno­rons presque tou­jours. L’An­na­mite, éter­nel oppri­mé, est essen­tiel­le­ment méfiant ; un mur de méfiance sépare chaque indi­vi­du non seule­ment des étran­gers, mais même de ses propres com­pa­triotes. Un des résul­tats mal­heu­reux de cette méfiance, c’est que l’An­na­mite ne se livre que très dif­fi­ci­le­ment ; il cache soi­gneu­se­ment à tous les recoins de son cœur, même les meilleurs ; et de belles, de nobles qua­li­tés, nous ne crai­gnons pas de le dire, peuvent être décou­vertes, toute méfiance tom­bée, chez beau­coup d’entre eux qui les cachaient presque honteusement.

Com­bien connais­sons-nous de ces Anna­mites, timides et presque hon­teux, ne par­lant jamais d’eux-mêmes, ni de leurs actions, qui ne vivent que pour faire du bien ! Tout leur avoir y passe ; et leur pré­oc­cu­pa­tion conti­nuelle est de sou­la­ger l’in­for­tune et de contri­buer au déve­lop­pe­ment de leur pays. Chez ces modestes, chez ces silen­cieux, le mobile direc­teur n’est pas l’am­bi­tion ni la recherche de récom­penses éter­nelles. Vieux let­trés confu­cia­nistes, le plus sou­vent, ils savent que le bien doit être fait pour lui-même ; ils appliquent ces pré­ceptes de morale éle­vée dont fut ber­cée leur enfance, mais sur­tout – et voi­là ce qui est tou­chant, ce qui nous conquiert lorsque nous l’a­vons vrai­ment com­pris, – mais sur­tout ils écoutent par­ler leur cœur, ce cœur humain qui est le même, bien que nous en ayons, sous toutes les lati­tudes et tous les cli­mats, ce cœur qui contient des tré­sors qu’il appar­tient à cha­cun de nous de savoir décou­vrir et exploi­ter. Que de choses pro­fon­dé­ment émou­vantes n’a­vons-nous pas vues de tout près — et à de tels traits menus où il ne sau­rait plus être ques­tion d’as­tuce et de dupli­ci­té, tou­chant l’a­mour fami­lial, le dévoue­ment, l’ab­né­ga­tion véri­table de cer­tains pour leurs ascen­dants ou pour la grande famille dont ils por­taient cou­ra­geu­se­ment le faix ? Et il ne s’a­git pas seule­ment là de l’exé­cu­tion for­melle de cer­tains prin­cipes reli­gieux rigides ou de la crainte des repré­sailles de l’au-delà ; les mobiles effec­tifs les plus tou­chants se mani­festent, au contraire de façon incon­tes­table dans ces actes de sacri­fice muet de toute une vie aux­quels nous avons assis­té fré­quem­ment. Et s’il est vrai que le plus sou­vent cette sym­pa­thie est limi­tée au cercle trop étroit de la famille, nous savons, par les exemples que nous avons cité plus haut et par de nom­breux cas aus­si de noble et fidèle ami­tié, qu’il n’en est pas néces­sai­re­ment ain­si et que, la confiance aidant, tous les espoirs sont autorisés.

P.M.

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