La Presse Anarchiste

le problème agraire en Russie

Il est évi­dem­ment trop tôt de par­ler des réa­li­sa­tions de la révo­lu­tion russe. L’é­bran­le­ment a été trop pro­fond pour qu’on puisse encore juger de ce que sera la vie en Rus­sie quand toutes les choses auront trou­vé leur place. Mais il est une conquête de la révo­lu­tion qui est défi­ni­tive et stable : c’est la prise de la terre par les pay­sans, l’ex­pro­pria­tion totale de tous les pro­prié­taires, grands ou petits, qui ne la culti­vaient pas de leurs mains. En réa­li­té, c’est en cela que se mani­feste le carac­tère social de la révo­lu­tion russe ; dans l’in­dus­trie, les ouvriers sont res­tés des sala­riés (dans la très grande majo­ri­té de l’É­tat, un peu des entre­pre­neurs par­ti­cu­liers) et ici tout reste encore à faire dans la voie du vrai socia­lisme. Mais, dans le domaine agraire, on peut consta­ter des chan­ge­ments pro­fonds, dont l’é­tude n’est pas sans inté­rêt pour l’a­ve­nir des autres pays.

Dès le début de la révo­lu­tion, aus­si­tôt le régime tsa­riste tom­bé, le vaste monde pay­san de la Rus­sie a com­pris qu’une nou­velle ère allait s’ou­vrir et qu’il lui sera pos­sible, enfin, de réa­li­ser son pro­fond et ancien espoir ; son mot d’ordre « terre et liber­té » allait pas­ser dans la pra­tique. Les pay­sans russes ont tou­jours vécu sur cette idée que la terre n’appartient à per­sonne, qu’elle est à Dieu, et que, par­mi les hommes, ceux-là seuls qui la tra­vaillent de leurs bras ont le droit d’en jouir. La grande pro­prié­té des anciens sei­gneurs et de l’É­tat avait beau régner au temps du tsa­risme, les pay­sans res­taient convain­cus qu’un temps vien­dra, avant peu, où un grand par­tage géné­ral don­ne­ra la terre aux seuls travailleurs.

Aus­si, dès le prin­temps 1917, les pay­sans ont com­men­cé, sans attendre quoi que ce soit, à s’emparer des terres des grands pro­prié­taires : c’é­tait, pour eux, la consé­quence natu­relle et immé­diate de la révo­lu­tion. Et dans la hâte avec laquelle, à cette époque, les sol­dats aban­don­naient le front, la las­si­tude de la guerre n’é­tait pas seule en jeu : les sol­dats, pour la plu­part pay­sans, étaient invin­ci­ble­ment atti­rés vers leurs vil­lages, où le grand par­tage devait com­men­cer… Le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire de Kerens­ky s’est oppo­sé à ces expro­pria­tions agraires : il comp­tait arri­ver jus­qu’à l’As­sem­blée Consti­tuante et, là, faire pas­ser une loi agraire orga­ni­sant pour toute la Rus­sie la pos­ses­sion du sol dans un esprit socia­liste. Il n’a pas com­pris que les évé­ne­ments n’at­tendent pas en temps de révo­lu­tion, que les pay­sans ne peuvent ni ne veulent lais­ser échap­per l’oc­ca­sion de réa­li­ser leur rêve sécu­laire. Les bol­che­viks se sont mon­trés plus habiles : ils ont fait leurs toutes les reven­di­ca­tions popu­laires ; ils ont pro­mis au peuple la paix et la terre ; c’est en sui­vant le cou­rant qu’ils ont conquis le succès.

L’un des pre­miers décrets de leur gou­ver­ne­ment (celui du 26 octobre 1917) allait au-devant des vœux pay­sans ; il a été sui­vi par un autre (du 19 février 1918), éta­blis­sant la pos­ses­sion col­lec­tive com­mu­nale du sol pour tous ceux, et ceux-là seuls, qui veulent le culti­ver. Ici, il y un petit point d’his­toire assez curieux. En leur qua­li­té de mar­xistes, les bol­che­viks n’a­vaient aucun pro­gramme agraire, tant soit peu adé­quat à la situa­tion des pay­sans russes ; force leur a été, par consé­quent, d’emprunter ce pro­gramme au seul par­ti qui, non seule­ment en avait un, mais s’é­tait pour ain­si dire spé­cia­li­sé dans la ques­tion : le par­ti socia­liste-révo­lu­tion­naire. À la base du pre­mier décret se trouve un résu­mé de 242 « cahiers » pay­sans, rédi­gé par les socia­listes révo­lu­tion­naires à l’oc­ca­sion du congrès des délé­gués pay­sans en août 1917 ; le second décret a été éla­bo­ré par un socia­liste révo­lu­tion­naire de gauche qui, à cette époque (où ce grou­pe­ment était allié du par­ti bol­che­viste), occu­pait le poste de com­mis­saire de l’agriculture.

Pra­ti­que­ment cepen­dant, le rôle de ces décrets a été nul : les pay­sans ne les ont pas atten­dues pour effec­tuer l’ex­pro­pria­tion géné­rale des terres, et le seul mérite des nou­velles lois a été de ne pas avoir cher­ché à entra­ver le mou­ve­ment. La fin de l’an­née 1917 et toute l’an­née 1918 ont été, sur toute la vaste éten­due de la Rus­sie, occu­pées par les expro­pria­tions et les par­tages. Les pro­prié­taires aban­don­naient faci­le­ment leurs terres, sans oppo­ser de résis­tance ; le gou­ver­ne­ment, occu­pé d’a­bord à liqui­der la guerre, ensuite à com­battre l’in­ter­ven­tion des Alliés et à lut­ter contre toute sorte de com­pli­ca­tions inté­rieures, n’in­ter­ve­nait guère dans ces opé­ra­tions agraires. Les pay­sans orga­ni­saient les par­tages à leur gré. Dans cer­taines régions, au centre de la Rus­sie sur­tout, où les tra­di­tions com­mu­nales res­taient par­ti­cu­liè­re­ment fortes, un par­tage géné­ral de toutes les terres, main­te­nant mises en com­mun, était effec­tué : terres ayant appar­te­nu aux grands pro­prié­taires, terres pay­sannes (aus­si bien celles pos­sé­dées en propre que les « lots » des terres com­mu­nales), tout était refon­du à nou­veau. Ailleurs, le par­tage ne por­tait que sur les terres, le bétail, les machines agri­coles, etc., des grands pro­prié­taires. Le gou­ver­ne­ment n’in­ter­ve­nait que sous deux formes : la fon­da­tion d’« exploi­ta­tions sovié­tiques » (grandes entre­prises agri­coles appar­te­nant à l’É­tat) et d’« exploi­ta­tions col­lec­tives » (colo­nies agri­coles, consti­tuées par des per­sonnes vou­lant culti­ver la terre, mais venues, le plus sou­vent, des villes). En 1920, sur 22.847.916 hec­tares qui, dans les 36 pro­vinces de la Rus­sie d’Eu­rope, avaient appar­te­nu à des pro­prié­taires non-tra­vailleurs, 21.407.152 hec­tares étaient pas­sés aux mains des pay­sans ; le reste était allé aux entre­prises fon­dées par l’État.

[|* * * *|]

En 1919, la vague des par­tages a pas­sé. Elle n’a cepen­dant pas appor­té aux pay­sans une orga­ni­sa­tion agraire abso­lu­ment satis­fai­sante pour eux. Les pre­miers par­tages ont exi­gé des rema­nie­ments : les sol­dats reve­nant du front, les ouvriers chas­sés des villes par le chô­mage venaient constam­ment récla­mer leur part ; le gou­ver­ne­ment, d’autre part, récla­mait de nou­velles terres pour les exploi­ta­tions col­lec­tives qu’il fon­dait. Cer­taines ten­dances indi­vi­dua­listes com­mencent à se faire jour : le pay­san, ayant conquis la terre, veut avoir son lot bien à lui, avec la cer­ti­tude que per­sonne ne le lui enlè­ve­ra. Il tend donc à se sépa­rer de la com­mune, et le fait que le gou­ver­ne­ment intro­duit la res­pon­sa­bi­li­té com­mu­nale col­lec­tive en matière d’im­pôt favo­rise cette ten­dance. Car, à par­tir de 1919, l’attitude du gou­ver­ne­ment à l’é­gard du monde pay­san change com­plè­te­ment : c’est main­te­nant l’in­ter­ven­tion active et conti­nuelle dans la vie des cam­pagnes, selon un pro­gramme arrê­té. La terre est pro­prié­té de l’É­tat ; les pay­sans n’en sont que les pos­ses­seurs sous cer­taines condi­tions. On vise main­te­nant à l’« orga­ni­sa­tion de l’a­gri­cul­ture pat l’É­tat » : les hommes, le bétail, l’ou­tillage, tout doit être inven­to­rié et répar­ti ; des « comi­tés d’en­se­men­ce­ment » doivent déci­der et pres­crire ce qu’il faut semer, en quelle quan­ti­té et à quel moment. Ce qu’on cherche sur­tout, c’est de grou­per, par ordre, les pay­sans en de vastes orga­ni­sa­tions col­lec­tives. En 1921, une loi oblige le pay­san à labou­rer au mini­mum une cer­taine éten­due de terre. C’est l’é­poque de ce qu’on devait appe­ler plus tard le « com­mu­nisme mili­taire ». Le com­merce étant le mono­pole de l’É­tat, le pay­san ne peut vendre sa récolte qu’à l’É­tat et au prix que celui-ci fixe­ra ; ce prix lui est payé d’ailleurs, en mon­naie si dépré­ciée qu’il lui est impos­sible d’ac­qué­rir, en échange de sa récolte, même les objets les plus néces­saires. Et il ne lui est même pas loi­sible de gar­der pour lui la par­tie de la récolte qu’il vou­dra : c’est l’É­tat qui est seul juge de ce qu’on doit lui lais­ser pour la consom­ma­tion fami­liale ; le reste est réqui­si­tion­né. Il est natu­rel que, dans ces condi­tions, le pay­san cache son blé ; pour le dépis­ter, pour l’en­le­ver de force, le gou­ver­ne­ment envoie des déta­che­ments mili­taires. Les consé­quences sont faciles à devi­ner : pillage des cam­pagnes, insur­rec­tions des pay­sans, répres­sion féroce, fusillades, incen­dies. Et la quan­ti­té de blé obte­nu dimi­nue de plus en plus, en dépit, où plu­tôt en rai­son de toutes ces mesures ; le pay­san, las de don­ner son tra­vail pour rien, réduit au strict néces­saire l’é­ten­due du champ labouré.

Pen­dant ce temps, les villes meurent de faim. Par­tout des déta­che­ments mili­taires « de bar­rage » empêchent les cita­dins d’ap­por­ter pour eux et leurs proches quelques den­rées des cam­pagnes ; pour un sac de farine ou de pommes de terre, on risque d’être fusillé. Les « déta­che­ments de bar­rage » sont à toutes les gares ; les trains sont fouillés en cours de route pour dépis­ter quelques « ven­deurs aux sacs » qui, au risque de leur vie, iraient por­ter dans les villes quelques pro­vi­sions qu’ils espèrent y vendre à un prix d’au­tant plus éle­vé que leurs risques sont plus grands.

[|* * * *|]

Une telle situa­tion ne pou­vait durer. La grande famine de 1921 a obli­gé de cher­cher une issue à la crise éco­no­mique per­ma­nente. Deux choses étaient pos­sibles : ou bien renon­cer au « com­mu­nisme mili­taire » en faveur d’un com­mu­nisme libre, lais­sant pleine ini­tia­tive à l’ac­ti­vi­té des grou­pe­ments pay­sans et ouvriers, ou bien reve­nir à la liber­té du com­merce, au sens des régimes bour­geois. Le gou­ver­ne­ment a pré­fé­ré cette der­nière solu­tion, en pro­cla­mant, en 1921, la « nou­velle poli­tique éco­no­mique » (la « nep »). Le com­merce du blé est deve­nu libre : le pay­san peut main­te­nant vendre le blé à qui bon lui semble, quitte à ver­ser à l’É­tat, en nature ou en espèce, un tant pour cent de la récolte ; les réqui­si­tions ont pris fin. Le but de la poli­tique gou­ver­ne­men­tale est main­te­nant non plus de favo­ri­ser la par­tie la plus pauvre de la popu­la­tion pay­sanne, en diri­geant toutes les foudres de la répres­sion contre la par­tie aisée, mais d’en­cou­ra­ger, au contraire, cette der­nière. En 1922, une loi est venue favo­ri­ser les ten­dances indi­vi­dua­listes dans les cam­pagnes, en inter­di­sant les par­tages géné­raux et en auto­ri­sant les par­tages par­tiels tous les 9 ans seule­ment. Et ces par­tages eux-mêmes ne doivent se faire que dans les limites d’une seule com­mune (qui devient le pos­ses­seur défi­ni­tif de la terre) et entre ceux-là seuls qui sont membres de cette com­mune ou, du moins, ont conser­vé des liens avec elle. Le mode de pos­ses­sion — com­mu­nal ou indi­vi­duel est déci­dé par la com­mune elle-même, à la majo­ri­té des voix de ses membres, des deux sexes, âgés de plus de 18 ans. La vente, l’a­chat, l’hy­po­thèque, le don de la terre res­tent inter­dits ; mais on auto­rise déjà le fer­mage et, dans cer­taines limites, le tra­vail salarié.

Tout fait, pré­voir que cette poli­tique conti­nue­ra et s’ac­cen­tue­ra encore. Les sphères diri­geantes russes s’oc­cupent, actuel­le­ment plus que jamais des cam­pagnes ; les hommes poli­tiques les plus en vue parlent sans cesse d’en­cou­ra­ger l’i­ni­tia­tive pri­vée éco­no­mique, de faci­li­ter l’exis­tence aux « exploi­ta­tions modèles » des pay­sans aisés, de pous­ser le pay­san à s’en­ri­chir autant qu’il peut… Peut-être cette nou­velle poli­tique réus­si­ra-t-elle à créer, dans les cam­pagnes, une nou­velle bour­geoi­sie pay­sanne comme il s’en est déjà créé une dans les villes. Et alors la lutte au nom des ten­dances éga­li­taires repren­dra dans les cam­pagnes. Il est pos­sible aus­si que la masse pay­sanne réus­si­ra à résis­ter à l’emprise de cette nou­velle bour­geoi­sie ; cer­tains faits nou­veaux sont, à cet égard, d’une grande signi­fi­ca­tion. Depuis quelques années déjà, une ten­dance se fait jour à consti­tuer des unions de petits pro­prié­taires (là même où la pos­ses­sion com­mu­nale n’a pas réus­si à pré­va­loir), des com­munes, pour ain­si dire, de for­ma­tion secon­daire. C’est là un phé­no­mène très inté­res­sant, dont nous espé­rons par­ler un jour aux lec­teurs de notre revue.

[/​M. Isidine/]

La Presse Anarchiste