C’est entendu : grâce au progrès technique, l’homme s’est libéré pratiquement des servitudes du milieu naturel ; et même, en parlant comme les romantiques, il asservit, à son tour, la nature, ce qui veut dire qu’il sait de plus en plus utiliser à son profit les forces naturelles. Mais il y a des gens qui, au milieu de notre civilisation, meurent de faim. Il y a des taudis infects dans Paris même et, dans ces taudis, la tuberculose règne en maîtresse. Si l’esclavage et le servage ont disparu, le salariat n’est pas une condition sociale bien supérieure. L’humanité continue à s’entretuer. Les peuples, pourvus d’une supériorité technique (mitrailleuses, etc.), s’en servent pour opprimer des peuples désarmés et les faire travailler à leur profit, car le travail colonial est vraiment fort peu payé [[Mal payé est un euphémisme. Voici un exemple. L’Afrique-Équatoriale française (Gabon et Congo) a été partagée entre des compagnies concessionnaires. Les concessions comprennent chacune un ou deux millions d’hectares. Soit la superficie de deux ou trois départements français. Sur ces territoires, les indigènes n’ont le droit de vendre qu’a la compagnie exclusivement, le caoutchouc qu’ils récoltent, l’ivoire des éléphants qu’ils tuent, etc. Officiellement, tous ces produits, tous les produits « naturels » appartiennent à la compagnie, qui paye simplement aux nègres, leur temps de travail, le temps de travail nécessaire à la récolte, et ne les nourrit pas. On a calculé que la journée de travail effectif rapportait à l’indigène, à peu près sept centimes. Ajoutez que la compagnie a le monopole, non seulement de l’achat, mais aussi de la vente, et qu’elle vend aux nègres les produits européens manufacturés (bassine, pagne, verroterie, etc.), à des prix exorbitants. Les indigènes adultes, hommes en femmes, sont frappés d’un impôt de capitation (5fr. 50 par an), pour participer aux frais de la civilisation dont ils reçoivent les bienfaits. Ainsi dépouillée par les compagnies, écrasée par la corvée des portages, décimée par la maladie du sommeil que le portage a disséminée, n’ayant qu’une nourriture tout à fait insuffisante, la population autochtone a diminué dans des proportions considérables.]]. Ces peuples asservis ne sont pas toujours inférieurs au point de vue moral. Où donc est le progrès, si la brutalité, l’hypocrisie, la paresse et le parasitisme continuent à régner dans la société moderne ?
Vous direz que, grâce au progrès social, c’est-à-dire grâce à de meilleurs arrangements sociaux, une harmonie s’établira entre les hommes. Permettez-moi d’en douter. L’homme est une vilaine bête ; et il y aura toujours des débrouillards et des menteurs, des autoritaires et des débiles. Les plus habiles, les plus dépourvus de scrupules s’arrangeront pour vivre aux dépens d’autrui.
Ainsi parlent les pessimistes. D’autres ajoutent : l’effort humain est vain. Nous admettons que les conditions de vie ont changé et se sont améliorées. Mais la vie s’est compliquée, des besoins artificiels se sont créés, et des souffrances nouvelles sont nées. Certes, le salarié dispose de son corps, il a droit à quelque liberté ; mais il faut le comparer non à l’esclave d’autrefois, mais au capitaliste actuel, dont il est plus loin que le fût jamais dans l’antiquité l’esclave de son maître.
Et puis, l’homme ne peut avoir de plaisirs sans que les souffrances ne viennent s’y ajouter, comme des ombres aux lumières d’un tableau. De son côté, l’homme le plus misérable a ses joies. Sont état qui parait si terrible à l’homme raffiné et renté est pour lui très supportable, car il n’a pas les mêmes besoins, et l’habitude a émoussé ses sensations. Au fond, l’homme le plus heureux est souvent celui qui n’a pas de chemise. La sagesse orientale l’a dit autrefois.
Avec de tels arguments, il est curieux que le pauvre diable ne veuille pas reconnaître son bonheur. Il ignore les souris du capitaliste qui le fait travailler et qui lui permet de vivre, soucis grandissants à l’époque actuelle, à cause des impôts qu’on s’efforce d’éluder et des placements d’argent qu’il faut surveiller. Heureux l’homme médiocre, s’il a la sagesse d’être content de son sort.
Constatons que cet amer pessimisme ne se rencontre guère que dans la classe privilégiée. La classe ouvrière a plus d’espoir. S’il existe des tirades révolutionnaires où le salariat est assimilé à l’esclavage ce n’est pas pour prêcher la résignation à un état qu’on accepterait comme inéluctable, c’est pour montrer d’une façon brutale que la bourgeoisie n’a pas tenu ses promesses d’émancipation humaine, et c’est un argument de combat. Personne ne prend cet argument au pied de la lettre et ne songe à rétablir la traite des esclaves.
La main-d’œuvre coloniale est exploitée cyniquement. Mais ces pratiques n’ont pas d’équivalent en Europe, même en France, où la main-d’œuvre polonaise est amenée dans des conditions qui, si elles étaient connues, provoqueraient l’indignation.
Quant à l’exploitation des colonies, cette constatation peut-elle amener à nier le progrès et à rester dans un pessimisme inactif ? Car cette exploitation ne durera pas toujours. Peut-on se désintéresser de l’émancipation des Égyptiens, des hindous, des Indo-Chinois, par exemple ? Le progrès technique a eu pour résultat de poser les problèmes d’émancipation, non plus comme des cas isolés, à solution particulière, mais comme des phénomènes mondiaux. Autrefois, il pouvait exister un peuple libre à côté de peuples asservis. Le progrès de l’un n’avait à peu près aucune influence sur la civilisation voisine. Ils vivaient séparés. Le progrès était précaire, et chaque civilisation était à la merci d’une destruction. Maintenant l’humanité tout entière s’efforce vers sa libération.
L’état social actuel est loin de la perfection. Il est donc facile de nier le progrès, en notant les tares et les crimes de la civilisation moderne. Si les conditions du travail sont mauvaises, est-il impossible de les transformer ?
[|* * * *|]
Je passe sur les réponses aux autres objections. J’y reviendrai sans doute en cours de route. D’ailleurs, je n’ai pas la prétention d’apporter ici une thèse complète, je n’ai pas le temps ; je me propose simplement de présenter aux lecteurs quelques sujets de réflexion.
Je me hâte de traiter rapidement la question du progrès moral, comme j’ai traité celle du progrès technique.
Dans la société moderne, encore terriblement arriérée, avec ses vestiges de cruauté, avec ses soubresauts de sauvagerie, avec ses pratiques d’injustice sociale, se manifeste pourtant une amélioration des rapports sociaux quand on la compare avec les sociétés du passé. Il y a moins de brutalité, un plus grand souci de la souffrance humaine un plus grand respect de la vie, du moins dans les conditions courantes de l’existence. Ces constatations apparaissent clairement quand on lit les mémoires ou la correspondance privée, les documents officiels, les relations historiques où l’écrivain d’autrefois note sèchement les faits de la vie ordinaire, sans y attacher d’importance. Je rappelle, en passant, la « question » appliquée aux accusés, les supplices et les tortures infligés aux coupables, les punitions corporelles exercées sur les enfants, etc.
Il est bien difficile, pour le grand public, de se faire une idée de la vie et des mœurs, véritablement sauvages, du temps passé. Mais nous avons comme témoin un peuple moderne, de race blanche, à civilisation retardée. Je veux parler de la Russie d’avant la révolution. Il faut lire les mémoires de Gorki : Ma vie d’enfant, en gagnant mon pain. Dans ces deux volumes, nous avons un tableau saisissant de la vie populaire, bourgeois et ouvriers mêlés, où Gorki dépeint la grossièreté, la violence, les brutalités contre les faibles, femmes ou enfants, non pas comme des faits exceptionnels, mais comme les manifestations de la vie de tous les jours. Après avoir lu ces mémoires, nous pouvons mieux comprendre le caractère et les modalités de ta révolution russe. Elle ne pouvait pas être autrement avec un peuple encore barbare, maintenir dans la barbarie par le régime tsariste.
Que des cas de brutalité se voient en Europe occidentale, cela ne fait pas de doute. Mais ils sont isolés et ils apparaissent comme des monstruosités.
On dira qu’autrefois on ne faisait pas attention à la brutalité. Tout le monde était brutal, et telle était la règle de vie. Oui, mais les faibles en pâtissaient. La faiblesse physique est-elle toujours dégénérescence ? Les femmes et les enfants sont des faibles. Ils souffraient dans une société où la force musculaire primait tout.
Actuellement, où le machinisme a fait disparaître la supériorité de la force musculaire, l’intelligence et la sensibilité ont pu s’épanouir plus facilement. Ce n’est pas au détriment de la force physique ; car la culture physique et les sports ont reconquis la vogue qu’ils avaient perdue depuis la civilisation grecque. On recherche un développement harmonieux du corps, tandis que, dans les sociétés barbares, la gaucherie allait souvent de pair avec la brutalité.
Ce sont ces conditions de la civilisation moderne qui ont rendu possible l’émancipation féminine. N’est-ce pas un progrès que la condition actuelle de la femme, comparée à ce qu’elle était, il y a seulement cinquante ans ?
En même temps, l’éducation s’est transformée. L’enfant n’a plus la terreur de l’école. Il n’a plus peur du maître, ni de ses camarades. Les féroces brimades de jadis se sont changées en farces.
[|* * * *|]
Comment s’est fait cet adoucissement des mœurs ? Sans doute avec l’apparition d’un certain degré de bien-être matériel. Le bien-être général comporte l’atténuation de toutes les souffrances, soit physiques, soit morales.
Aux époques de famine, au contraire, l’égoïsme brutal prédomine. Les rapports d’entr’aide disparaissent. Les préoccupations amoureuses s’effacent. Les liens affectifs se dissolvent. Des parents abandonnent leurs enfants. La conservation de l’individu prime la conservation de l’espèce.
Dans toute société où la lutte pour l’existence est âpre et dure, les mœurs sont dures aussi. Un certain bien-être moral accompagne le bien-être matériel. Un mufle lui-même est porté à la bienveillance après un bon dîner, tandis que celui qui est fatigué et affamé n’est plus maître de ses impulsions brutales, il devient méchant.
Dans une société prospère on a davantage de loisirs (et c’est là une question que je traiterai plus tard à propos du progrès social). On s’occupe davantage des enfants et de leur éducation. On leur inculque la politesse, c’est-à-dire qu’on leur apprend à ne pas heurter, ni incommoder autrui. On leur dit qu’ils ne doivent pas faire aux autres ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur fît. On leur enseigne à réfréner leurs impulsions, à acquérir la maîtrise de soi-même.
Cette éducation amène des relations plus agréables entre les hommes, tout au moins dans les conditions ordinaires de la vie courante. On le voit par l’exemple des parvenus, de ceux qu’on appelle aujourd’hui les nouveaux riches. N’ayant pas appris à masquer le cynisme de leurs appétits ou la satisfaction de leur vanité, ils font figure de malotrus.
Notons que la politesse ne s’exerce qu’à l’intérieur d’une classe ou d’une caste. Chaque classe a ses mœurs et son genre de politesse. Si la politesse est la partie principale de l’éducation pour l’enfant de la classe aisée, elle s’exerce vis-à-vis des individus de la même classe et n’empêche pas un mépris non dissimulé pour les pauvres mal habillés.
On a vanté la douceur de vivre en France au XVIIIe siècle. Cette douceur de vivre ne s’applique qu’aux aristocrates qui habitaient Paris et surtout Versailles. Ces gens de cour ne faisaient aucune attention à la misère terrible du paysan, taillable et corvéable à merci.
La prospérité d’une civilisation ne donne son plein effet que si elle s’étend à la population tout entière. La division des hommes en castes ou en classes s’oppose au progrès moral. Elle fait naître un égoïsme de caste ou de classe ; elle forme barrière à la bienveillance des hommes. Ceux qui se croient supérieurs ont du mépris pour leurs inférieurs ; dans l’âme de ceux-ci nait l’envie ou la haine. Même dans la classe ouvrière, il n’y a pas si longtemps que les membres des corporations à métier qualifié se désintéressaient des simples manœuvres.
Pourtant cette division sociale en classe n’arrive pas à former de cloisons étanches. Quand une classe est très policée, sa sensibilité se développe. Elle cherche à supprimer le spectacle public des souffrances d’autrui et les institutions officielles qui conservent les coutumes de brutalité d’un antre âge. Ce ne sont pas les pauvres diables qui ont fait disparaître le pilori. La suppression de la « question » a été obtenue grâce à la campagne des intellectuels (Voltaire), aidés par la « sensiblerie » du siècle. L’action de Dickens a contribué la fermeture de la prison pour dettes en Angleterre. L’abolition de l’esclavage aux États-Unis n’est pas due aux nègres eux-mêmes ; et Mme Beecher Stowe, en émouvant la sensibilité de la population blanche avec la Case de l’oncle Tom, a pris une grande part à leur affranchissement.
(À suivre.)
[/M. Pierrot/]