La Presse Anarchiste

Le progrès moral (2)

C’est enten­du : grâce au pro­grès tech­nique, l’homme s’est libéré pra­tique­ment des servi­tudes du milieu naturel ; et même, en par­lant comme les roman­tiques, il asservit, à son tour, la nature, ce qui veut dire qu’il sait de plus en plus utilis­er à son prof­it les forces naturelles. Mais il y a des gens qui, au milieu de notre civil­i­sa­tion, meurent de faim. Il y a des taud­is infects dans Paris même et, dans ces taud­is, la tuber­cu­lose règne en maîtresse. Si l’esclavage et le ser­vage ont dis­paru, le salari­at n’est pas une con­di­tion sociale bien supérieure. L’humanité con­tin­ue à s’en­tretuer. Les peu­ples, pourvus d’une supéri­or­ité tech­nique (mitrailleuses, etc.), s’en ser­vent pour opprimer des peu­ples désar­més et les faire tra­vailler à leur prof­it, car le tra­vail colo­nial est vrai­ment fort peu payé [[Mal payé est un euphémisme. Voici un exem­ple. L’Afrique-Équa­to­ri­ale française (Gabon et Con­go) a été partagée entre des com­pag­nies con­ces­sion­naires. Les con­ces­sions com­pren­nent cha­cune un ou deux mil­lions d’hectares. Soit la super­fi­cie de deux ou trois départe­ments français. Sur ces ter­ri­toires, les indigènes n’ont le droit de ven­dre qu’a la com­pag­nie exclu­sive­ment, le caoutchouc qu’ils récoltent, l’ivoire des éléphants qu’ils tuent, etc. Offi­cielle­ment, tous ces pro­duits, tous les pro­duits « naturels » appar­ti­en­nent à la com­pag­nie, qui paye sim­ple­ment aux nègres, leur temps de tra­vail, le temps de tra­vail néces­saire à la récolte, et ne les nour­rit pas. On a cal­culé que la journée de tra­vail effec­tif rap­por­tait à l’indigène, à peu près sept cen­times. Ajoutez que la com­pag­nie a le mono­pole, non seule­ment de l’achat, mais aus­si de la vente, et qu’elle vend aux nègres les pro­duits européens man­u­fac­turés (bas­sine, pagne, ver­ro­terie, etc.), à des prix exor­bi­tants. Les indigènes adultes, hommes en femmes, sont frap­pés d’un impôt de cap­i­ta­tion (5fr. 50 par an), pour par­ticiper aux frais de la civil­i­sa­tion dont ils reçoivent les bien­faits. Ain­si dépouil­lée par les com­pag­nies, écrasée par la corvée des portages, décimée par la mal­adie du som­meil que le portage a dis­séminée, n’ayant qu’une nour­ri­t­ure tout à fait insuff­isante, la pop­u­la­tion autochtone a dimin­ué dans des pro­por­tions con­sid­érables.]]. Ces peu­ples asservis ne sont pas tou­jours inférieurs au point de vue moral. Où donc est le pro­grès, si la bru­tal­ité, l’hypocrisie, la paresse et le par­a­sitisme con­tin­u­ent à régn­er dans la société moderne ?

Vous direz que, grâce au pro­grès social, c’est-à-dire grâce à de meilleurs arrange­ments soci­aux, une har­monie s’établi­ra entre les hommes. Per­me­t­tez-moi d’en douter. L’homme est une vilaine bête ; et il y aura tou­jours des débrouil­lards et des menteurs, des autori­taires et des débiles. Les plus habiles, les plus dépourvus de scrupules s’arrangeront pour vivre aux dépens d’autrui.

Ain­si par­lent les pes­simistes. D’autres ajoutent : l’ef­fort humain est vain. Nous admet­tons que les con­di­tions de vie ont changé et se sont améliorées. Mais la vie s’est com­pliquée, des besoins arti­fi­ciels se sont créés, et des souf­frances nou­velles sont nées. Certes, le salarié dis­pose de son corps, il a droit à quelque lib­erté ; mais il faut le com­par­er non à l’esclave d’autre­fois, mais au cap­i­tal­iste actuel, dont il est plus loin que le fût jamais dans l’an­tiq­ui­té l’esclave de son maître.

Et puis, l’homme ne peut avoir de plaisirs sans que les souf­frances ne vien­nent s’y ajouter, comme des ombres aux lumières d’un tableau. De son côté, l’homme le plus mis­érable a ses joies. Sont état qui parait si ter­ri­ble à l’homme raf­finé et ren­té est pour lui très sup­port­able, car il n’a pas les mêmes besoins, et l’habi­tude a émoussé ses sen­sa­tions. Au fond, l’homme le plus heureux est sou­vent celui qui n’a pas de chemise. La sagesse ori­en­tale l’a dit autrefois.

Avec de tels argu­ments, il est curieux que le pau­vre dia­ble ne veuille pas recon­naître son bon­heur. Il ignore les souris du cap­i­tal­iste qui le fait tra­vailler et qui lui per­met de vivre, soucis gran­dis­sants à l’époque actuelle, à cause des impôts qu’on s’ef­force d’élud­er et des place­ments d’ar­gent qu’il faut sur­veiller. Heureux l’homme médiocre, s’il a la sagesse d’être con­tent de son sort.

Con­sta­tons que cet amer pes­simisme ne se ren­con­tre guère que dans la classe priv­ilégiée. La classe ouvrière a plus d’e­spoir. S’il existe des tirades révo­lu­tion­naires où le salari­at est assim­ilé à l’esclavage ce n’est pas pour prêch­er la résig­na­tion à un état qu’on accepterait comme inéluctable, c’est pour mon­tr­er d’une façon bru­tale que la bour­geoisie n’a pas tenu ses promess­es d’é­man­ci­pa­tion humaine, et c’est un argu­ment de com­bat. Per­son­ne ne prend cet argu­ment au pied de la let­tre et ne songe à rétablir la traite des esclaves.

La main-d’œu­vre colo­niale est exploitée cynique­ment. Mais ces pra­tiques n’ont pas d’équiv­a­lent en Europe, même en France, où la main-d’œu­vre polon­aise est amenée dans des con­di­tions qui, si elles étaient con­nues, provo­queraient l’indignation.

Quant à l’ex­ploita­tion des colonies, cette con­stata­tion peut-elle amen­er à nier le pro­grès et à rester dans un pes­simisme inac­t­if ? Car cette exploita­tion ne dur­era pas tou­jours. Peut-on se dés­in­téress­er de l’é­man­ci­pa­tion des Égyp­tiens, des hin­dous, des Indo-Chi­nois, par exem­ple ? Le pro­grès tech­nique a eu pour résul­tat de pos­er les prob­lèmes d’é­man­ci­pa­tion, non plus comme des cas isolés, à solu­tion par­ti­c­ulière, mais comme des phénomènes mon­di­aux. Autre­fois, il pou­vait exis­ter un peu­ple libre à côté de peu­ples asservis. Le pro­grès de l’un n’avait à peu près aucune influ­ence sur la civil­i­sa­tion voi­sine. Ils vivaient séparés. Le pro­grès était pré­caire, et chaque civil­i­sa­tion était à la mer­ci d’une destruc­tion. Main­tenant l’hu­man­ité tout entière s’ef­force vers sa libération.

L’é­tat social actuel est loin de la per­fec­tion. Il est donc facile de nier le pro­grès, en notant les tares et les crimes de la civil­i­sa­tion mod­erne. Si les con­di­tions du tra­vail sont mau­vais­es, est-il impos­si­ble de les transformer ?

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Je passe sur les répons­es aux autres objec­tions. J’y reviendrai sans doute en cours de route. D’ailleurs, je n’ai pas la pré­ten­tion d’ap­porter ici une thèse com­plète, je n’ai pas le temps ; je me pro­pose sim­ple­ment de présen­ter aux lecteurs quelques sujets de réflexion.

Je me hâte de traiter rapi­de­ment la ques­tion du pro­grès moral, comme j’ai traité celle du pro­grès technique.

Dans la société mod­erne, encore ter­ri­ble­ment arriérée, avec ses ves­tiges de cru­auté, avec ses soubre­sauts de sauvagerie, avec ses pra­tiques d’in­jus­tice sociale, se man­i­feste pour­tant une amélio­ra­tion des rap­ports soci­aux quand on la com­pare avec les sociétés du passé. Il y a moins de bru­tal­ité, un plus grand souci de la souf­france humaine un plus grand respect de la vie, du moins dans les con­di­tions courantes de l’ex­is­tence. Ces con­stata­tions appa­rais­sent claire­ment quand on lit les mémoires ou la cor­re­spon­dance privée, les doc­u­ments offi­ciels, les rela­tions his­toriques où l’écrivain d’autre­fois note sèche­ment les faits de la vie ordi­naire, sans y attach­er d’im­por­tance. Je rap­pelle, en pas­sant, la « ques­tion » appliquée aux accusés, les sup­plices et les tor­tures infligés aux coupables, les puni­tions cor­porelles exer­cées sur les enfants, etc.

Il est bien dif­fi­cile, pour le grand pub­lic, de se faire une idée de la vie et des mœurs, véri­ta­ble­ment sauvages, du temps passé. Mais nous avons comme témoin un peu­ple mod­erne, de race blanche, à civil­i­sa­tion retardée. Je veux par­ler de la Russie d’a­vant la révo­lu­tion. Il faut lire les mémoires de Gor­ki : Ma vie d’en­fant, en gag­nant mon pain. Dans ces deux vol­umes, nous avons un tableau sai­sis­sant de la vie pop­u­laire, bour­geois et ouvri­ers mêlés, où Gor­ki dépeint la grossièreté, la vio­lence, les bru­tal­ités con­tre les faibles, femmes ou enfants, non pas comme des faits excep­tion­nels, mais comme les man­i­fes­ta­tions de la vie de tous les jours. Après avoir lu ces mémoires, nous pou­vons mieux com­pren­dre le car­ac­tère et les modal­ités de ta révo­lu­tion russe. Elle ne pou­vait pas être autrement avec un peu­ple encore bar­bare, main­tenir dans la bar­barie par le régime tsariste.

Que des cas de bru­tal­ité se voient en Europe occi­den­tale, cela ne fait pas de doute. Mais ils sont isolés et ils appa­rais­sent comme des monstruosités.

On dira qu’autre­fois on ne fai­sait pas atten­tion à la bru­tal­ité. Tout le monde était bru­tal, et telle était la règle de vie. Oui, mais les faibles en pâtis­saient. La faib­lesse physique est-elle tou­jours dégénéres­cence ? Les femmes et les enfants sont des faibles. Ils souf­fraient dans une société où la force mus­cu­laire pri­mait tout.

Actuelle­ment, où le machin­isme a fait dis­paraître la supéri­or­ité de la force mus­cu­laire, l’in­tel­li­gence et la sen­si­bil­ité ont pu s’é­panouir plus facile­ment. Ce n’est pas au détri­ment de la force physique ; car la cul­ture physique et les sports ont recon­quis la vogue qu’ils avaient per­due depuis la civil­i­sa­tion grecque. On recherche un développe­ment har­monieux du corps, tan­dis que, dans les sociétés bar­bares, la gaucherie allait sou­vent de pair avec la brutalité.

Ce sont ces con­di­tions de la civil­i­sa­tion mod­erne qui ont ren­du pos­si­ble l’é­man­ci­pa­tion fémi­nine. N’est-ce pas un pro­grès que la con­di­tion actuelle de la femme, com­parée à ce qu’elle était, il y a seule­ment cinquante ans ?

En même temps, l’é­d­u­ca­tion s’est trans­for­mée. L’en­fant n’a plus la ter­reur de l’é­cole. Il n’a plus peur du maître, ni de ses cama­rades. Les féro­ces brimades de jadis se sont changées en farces.

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Com­ment s’est fait cet adoucisse­ment des mœurs ? Sans doute avec l’ap­pari­tion d’un cer­tain degré de bien-être matériel. Le bien-être général com­porte l’at­ténu­a­tion de toutes les souf­frances, soit physiques, soit morales.

Aux épo­ques de famine, au con­traire, l’égoïsme bru­tal pré­domine. Les rap­ports d’en­tr’aide dis­parais­sent. Les préoc­cu­pa­tions amoureuses s’ef­facent. Les liens affec­tifs se dis­sol­vent. Des par­ents aban­don­nent leurs enfants. La con­ser­va­tion de l’in­di­vidu prime la con­ser­va­tion de l’espèce.

Dans toute société où la lutte pour l’ex­is­tence est âpre et dure, les mœurs sont dures aus­si. Un cer­tain bien-être moral accom­pa­gne le bien-être matériel. Un mufle lui-même est porté à la bien­veil­lance après un bon dîn­er, tan­dis que celui qui est fatigué et affamé n’est plus maître de ses impul­sions bru­tales, il devient méchant.

Dans une société prospère on a davan­tage de loisirs (et c’est là une ques­tion que je trait­erai plus tard à pro­pos du pro­grès social). On s’oc­cupe davan­tage des enfants et de leur édu­ca­tion. On leur inculque la politesse, c’est-à-dire qu’on leur apprend à ne pas heurter, ni incom­mod­er autrui. On leur dit qu’ils ne doivent pas faire aux autres ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur fît. On leur enseigne à réfrén­er leurs impul­sions, à acquérir la maîtrise de soi-même.

Cette édu­ca­tion amène des rela­tions plus agréables entre les hommes, tout au moins dans les con­di­tions ordi­naires de la vie courante. On le voit par l’ex­em­ple des par­venus, de ceux qu’on appelle aujour­d’hui les nou­veaux rich­es. N’ayant pas appris à mas­quer le cynisme de leurs appétits ou la sat­is­fac­tion de leur van­ité, ils font fig­ure de malotrus.

Notons que la politesse ne s’ex­erce qu’à l’in­térieur d’une classe ou d’une caste. Chaque classe a ses mœurs et son genre de politesse. Si la politesse est la par­tie prin­ci­pale de l’é­d­u­ca­tion pour l’en­fant de la classe aisée, elle s’ex­erce vis-à-vis des indi­vidus de la même classe et n’empêche pas un mépris non dis­simulé pour les pau­vres mal habillés.

On a van­té la douceur de vivre en France au XVIIIe siè­cle. Cette douceur de vivre ne s’ap­plique qu’aux aris­to­crates qui habitaient Paris et surtout Ver­sailles. Ces gens de cour ne fai­saient aucune atten­tion à la mis­ère ter­ri­ble du paysan, tail­l­able et corvéable à merci.

La prospérité d’une civil­i­sa­tion ne donne son plein effet que si elle s’é­tend à la pop­u­la­tion tout entière. La divi­sion des hommes en castes ou en class­es s’op­pose au pro­grès moral. Elle fait naître un égoïsme de caste ou de classe ; elle forme bar­rière à la bien­veil­lance des hommes. Ceux qui se croient supérieurs ont du mépris pour leurs inférieurs ; dans l’âme de ceux-ci nait l’en­vie ou la haine. Même dans la classe ouvrière, il n’y a pas si longtemps que les mem­bres des cor­po­ra­tions à méti­er qual­i­fié se dés­in­téres­saient des sim­ples manœuvres.

Pour­tant cette divi­sion sociale en classe n’ar­rive pas à for­mer de cloi­sons étanch­es. Quand une classe est très policée, sa sen­si­bil­ité se développe. Elle cherche à sup­primer le spec­ta­cle pub­lic des souf­frances d’autrui et les insti­tu­tions offi­cielles qui con­ser­vent les cou­tumes de bru­tal­ité d’un antre âge. Ce ne sont pas les pau­vres dia­bles qui ont fait dis­paraître le pilori. La sup­pres­sion de la « ques­tion » a été obtenue grâce à la cam­pagne des intel­lectuels (Voltaire), aidés par la « sen­si­b­lerie » du siè­cle. L’ac­tion de Dick­ens a con­tribué la fer­me­ture de la prison pour dettes en Angleterre. L’abo­li­tion de l’esclavage aux États-Unis n’est pas due aux nègres eux-mêmes ; et Mme Beech­er Stowe, en émou­vant la sen­si­bil­ité de la pop­u­la­tion blanche avec la Case de l’on­cle Tom, a pris une grande part à leur affranchissement.

(À suiv­re.)

[/M. Pierrot/]


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