La Presse Anarchiste

Polémique entre le conseil Général de Londres et le Conseil fédéral Américain

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Le Conseil fédé­ral amé­ri­cain (Spring Street, New York) nous com­mu­nique la lettre sui­vante, qu’il a fait adres­ser par son secré­taire, le citoyen Lan­grand, au cor­res­pon­dant du Conseil géné­ral de Londres pour les États-Unis, le citoyen Le Mous­su. Nous insé­rons cette lettre à titre de ren­sei­gne­ment, dési­rant qu’une enquête sérieuse fasse le jour sur les dis­si­dences qui ont écla­té au sein de l’In­ter­na­tio­nale amé­ri­caine, où il existe actuel­le­ment deux conseils fédé­raux, l’un recon­nu par Londres, L’autre (celui dont nous insé­rons la lettre) excom­mu­nié par Londres :

New York, 18 juin 1872 

Citoyen Le Moussu,
J’ai reçu hier seule­ment votre lettre du 29 mai, je l’ai immé­dia­te­ment com­mu­ni­quée au Conseil fédé­ral qui m’a char­gé de vous répondre.

Depuis quelque temps, nous comp­tions sur une pareille mis­sive. Nous pen­sions qu’a­vant de nous écrire, vous atten­diez que le Conseil alle­mand, for­mé par la pre­mière sec­tion et repré­sen­té par Carl, Sorge et autres, vous envoyât les ren­sei­gne­ments néces­saires à moti­ver votre lettre ; ce n’est qu’a­près les avoir reçus que vous vous êtes déci­dés à prendre une déter­mi­na­tion qui nous met tous à l’aise.

Vous avez enfin rom­pu la glace ; plus rien ne nous rat­tache les uns aux autres ; nous sommes défi­ni­ti­ve­ment sépa­rés, si nous ne nous pro­non­çons pas pour votre bon plai­sir. Peut-être, confiants dans la sot­tise humaine, espé­rez-vous que nous nous sou­met­trons à vos ridi­cules exi­gences ? Détrompez-vous !

Dans ma der­nière lettre, j’es­sayais de vous mon­trer les dan­gers de la route que vous sui­viez. Je vous disais que vous ne saviez pas, que vous ne com­pre­niez pas le sen­ti­ment amé­ri­cain. Qu’ac­cou­tu­més au des­po­tisme euro­péen, vous ne voyez que la force et la vio­lence comme moyen de gou­ver­ne­ment. Que dans ce pays (l’A­mé­rique), c’est tout le contraire. Qu’i­ci chaque citoyen connaît et sait défendre son droit. Que la théo­rie de Bis­marck, que la force prime le droit, n’a pas de suc­cès de ce côté-ci de l’Atlantique.

Ces obser­va­tions ont été en pure perte. Vous avez prê­té l’o­reille à quelques intri­gants alle­mands ; peut-être aus­si à quelques Fran­çais jadis enthou­siastes de la poli­tique napo­léo­nienne d’un pou­voir fort, et trou­vant leurs idées en par­faite har­mo­nie avec les vôtres, vous vous êtes pro­non­cés en faveur de la force contre le droit et la justice.

Comme je vous l’ai dit, nous nous y atten­dions et nous n’a­vons éprou­vé aucune sur­prise de vous voir patron­ner et consa­crer l’u­sur­pa­tion du Conseil allemand.

Mais ce qui nous a éton­nés et ce qui nous étonne encore, c’est que vous n’ayez pas eu le cou­rage et la fran­chise d’a­vouer vos ten­dances et que vous ayez cru devoir recou­rir à des sub­ter­fuges et à des men­songes pour jus­ti­fier vos actes ; au lieu de cette fran­chise qui ins­pire le res­pect même à des adver­saires, votre conduite louche ne nous ins­pire que pitié et dédain.

Un peu de sens com­mun aurait dû vous empê­cher de com­mettre pareille erreur. Après la sus­pen­sion de la Sec­tion 12, sur des accu­sa­tions fausses, por­tées par des gens ano­nymes, vous rece­vez nos obser­va­tions, et dans plu­sieurs lettres éma­nant de membres de votre conseil, vous recon­nais­sez que vous avez agi trop pré­ci­pi­tam­ment, trop à la légère, sans savoir ; vous vous excu­sez d’a­voir pris votre déci­sion et nous faites entre­voir une révi­sion pro­chaine. Cepen­dant, sur de nou­velles dénon­cia­tions éma­nant des mêmes per­sonnes, sans faire aucune enquête, sans nous deman­der aucune infor­ma­tion, vous ren­dez un nou­veau ver­dict qui, bien loin de répa­rer votre pre­mière erreur — com­met une nou­velle bévue pire que la première.

Qui donc, je vous prie, vous a ren­sei­gnés, qui donc vous a racon­té les faits sur les­quels vous basez les remarques stu­pides conte­nues dans votre lettre ? Ce sont autant de faus­se­tés qui vous ont été contées par des hommes qui, s’ils ne sont pas les agents de nos adver­saires, font dans tous les cas très bien leurs affaires.
Mais voyant com­bien vous accep­tez avec com­plai­sance de pareilles com­mu­ni­ca­tions, com­bien vous êtes inca­pables d’être à la tête d’une asso­cia­tion dont vous igno­rez les prin­cipes, le Conseil fédé­ral a adop­té una­ni­me­ment les réso­lu­tions suivantes :

« Consi­dé­rant que le Conseil géné­ral de Londres a outre­pas­sé les pou­voirs qui lui ont été don­nés par les divers congrès, qu’en agis­sant ain­si il tend à désor­ga­ni­ser l’As­so­cia­tion inter­na­tio­nale des travailleurs,

« Réso­lu que le Conseil fédé­ral des États-Unis d’A­mé­rique cesse de recon­naître le Conseil géné­ral de Londres qui est en oppo­si­tion directe avec les prin­cipes et les Sta­tuts géné­raux de l’Association ;

« Réso­lu que copie des pré­sentes réso­lu­tions sera envoyée à toutes les fédé­ra­tions afin d’or­ga­ni­ser sur un nou­veau pied et avec de plus grandes garan­ties une asso­cia­tion dont le but est de relier et de soli­da­ri­ser les inté­rêts des tra­vailleurs de tous les pays. »

Comme vous voyez, nous accep­tons la situa­tion que vous nous faites. Nous sommes cer­tains que tous ceux qui à Genève, à Paris, à Bruxelles, à Londres, sont dévoués aux mêmes prin­cipes et que vous ne vou­lez admettre, se join­dront à nous pour orga­ni­ser l’As­so­cia­tion sur des bases nou­velles plus solides que celles que vous vous effor­cez en ce moment de suivre.

Connais­sant par expé­rience que vous ne com­mu­ni­quez au Conseil que les lettres qui servent votre poli­tique, je vous informe que j’en­voie copie de celle-ci à Londres, afin qu’elle par­vienne à la connais­sance de tous, et vous mette dans l’im­pos­si­bi­li­té de cacher nos réso­lu­tions. Cette mesure est néces­saire d’a­près ce qui s’est pas­sé anté­rieu­re­ment à notre égard.

Comme je vous accuse de manque de fran­chise, je dois jus­ti­fier mon appré­cia­tion par quelques obser­va­tions aux­quelles vous ne pou­vez répondre d’une façon convenable.

Dans votre lettre vous dites :

« Le Conseil ne s’est point sépa­ré de vous, mais vous du Conseil. La réso­lu­tion qui sus­pen­dait la sec­tion 12 était une mesure admi­nis­tra­tive dont vous pou­viez appe­ler au pro­chain Congrès mais que vous n’a­viez pas le droit d’an­nu­ler comme vous l’a­vez fait. »

Je réponds : Il n’y a jamais eu dans aucune Socié­té, et par consé­quent, dans l’In­ter­na­tio­nale, des règle­ments qui per­mettent une injus­tice, de condam­ner un accu­sé sans l’en­tendre, sans même qu’il ait connais­sance des accu­sa­tions por­tées contre lui. En appre­nant la déplo­rable erreur com­mise par votre déci­sion, nous fûmes dou­lou­reu­se­ment sur­pris, et par un vote una­nime, le Conseil fédé­ral vous deman­da de faire une enquête afin d’an­nu­ler votre juge­ment. À ce moment, nous avions si grande confiance dans l’hon­nê­te­té des membres com­po­sant le Conseil géné­ral que nous ne primes aucune mesure, nous conser­vâmes le sta­tu quo jus­qu’à ce que vous ayez répon­du à notre demande ; diverses lettres reçues de Hales, d’Ec­ca­rius, de Har­ris, nous fai­sant croire que le Conseil géné­ral modi­fie­rait son pre­mier arrêt, la sec­tion 12 conti­nuait d’être repré­sen­tée dans notre Conseil fédé­ral. Quand vous dites que vous avons annu­lé votre déci­sion, vous faites erreur, nous avons ajour­né son exa­men, ce n’est donc pas là-des­sus que vous pou­vez baser votre der­nier arrêt. Mais il est une ques­tion que vous pas­sez sous silence, c’est celle où vous vous occu­pez des per­sonnes qua­li­fiées pour faire par­tie de l’As­so­cia­tion, c’est une ques­tion qui n’est pas admi­nis­tra­tive, mais bien consti­tu­tion­nelle de l’As­so­cia­tion, et cepen­dant vous l’a­vez tran­chée en vio­la­tion des Sta­tuts géné­raux, ce qui ne vous empêche pas de dire, vous les violateurs :

« En vio­la­tion ouverte des réso­lu­tions du Conseil géné­ral, vous avez usur­pé le titre de Conseil fédé­ral des États-Unis en convo­quant un Congrès. »

Qui donc est le Conseil fédé­ral ? Qui donc avait le droit de convo­quer un Congrès ? — Réel­le­ment vous n’êtes pas heu­reux dans vos arguments !

Au moment où vos amis alle­mands firent leur sin­gu­lier coup d’É­tat, nous seuls avions des pou­voirs régu­liers de nos Sec­tions. Nous avons for­mé ce Conseil fédé­ral auquel nous conviâmes nos adver­saires eux-mêmes. Sur leur refus de nous recon­naître, ce qui était refus de recon­naître aux Sec­tions le droit de choi­sir leurs délé­gués, dans un but de conci­lia­tion, et consi­dé­rant que par esprit de par­ti nous pou­vions peut-être exa­gé­rer les torts des autres, nous eûmes la pre­mière idée d’un Congrès. Nous crûmes qu’il serait un ter­rain neutre, où les repré­sen­tants se ren­con­tre­raient sans ani­mo­si­té, où la plus grande har­mo­nie exis­te­rait et où tous s’ar­ran­ge­raient conve­na­ble­ment. Ce Congrès fut fixé au mois d’août. Mais, sur avis du Conseil géné­ral deman­dant que ce Congrès ait lieu en juillet, nous fîmes le chan­ge­ment, fai­sant tous nos efforts pour faci­li­ter un arran­ge­ment sans vio­ler le principe.

Mais la conci­lia­tion n’est pas du goût de tout le monde ; cher­chant, au contraire, à rendre l’ac­cord impos­sible, vos amis, ceux que vous décla­rez repré­sen­ter seuls l’In­ter­na­tio­nale, pour empê­cher ce Congrès, en convo­quèrent un autre long­temps après nous, et pour bien faire com­prendre qu’ils ne vou­laient n’a­voir rien de com­mun avec nous, ils le fixèrent deux jours avant le nôtre à New York, dans le local même de leurs séances, tan­dis que nous, pour arra­cher les repré­sen­tants à l’in­fluence locale des délé­gués qui avaient par­ti­ci­pé aux que­relles, nous avions choi­si la ville de Philadelphie.

Comme vous voyez, votre seconde comme votre pre­mière remarque ne nous est pas appli­cable mais bien à vos amis ; pour eux c’est vrai, pour nous c’est une calomnie.

Quant à la troi­sième de ces remarques, vous en avez pous­sé le ridi­cule à la der­nière limite. Vous dites :

« Le scan­dale de la Conven­tion, tenue dans la salle d’A­pol­lon, où vous avez cher­ché de tour­ner l’as­so­cia­tion au pro­fit d’in­té­rêts pri­vés, a été sou­te­nu par des délé­gués de votre conseil. »

D’a­bord, je vous deman­de­rai ce que vous appe­lez scan­dale. Quoique n’ayant pas assis­té moi-même à cette Conven­tion, je crois, car je n’en ai rien su, qu’il n’y a pas eu scan­dale, à moins que vous n’ac­cep­tiez comme vrai les charges et cari­ca­tures de quelques jour­naux illus­trés. Je ne pense pas qu’à Londres vous pui­siez vos ren­sei­gne­ments dans le Punch ou le Cha­ri­va­ri. Mais là n’est pas la ques­tion. Vous dites que le scan­dale a été sou­te­nu par des délé­gués de notre Conseil ; c’est encore là un men­songe, comme tout ce que vous dites sur la foi d’au­trui. Quelques membres de l’In­ter­na­tio­nale assis­taient à cette Conven­tion, ils en avaient le droit. Mais le Conseil fédé­ral n’y a pas envoyé de délé­gués. Comme vous le voyez, toutes vos remarques sont fausses, même la der­nière, où vous dites :

« Le Conseil géné­ral a le devoir de veiller à ce que l’as­so­cia­tion ne dévie pas de ses prin­cipes et il sau­ra tou­jours le rem­plir sans égard aux personnes. »

Ce qui pré­cède prouve sur­abon­dam­ment que bien loin de veiller à la stricte obser­va­tion des prin­cipes, vous faites, au contraire, tous vos efforts pour les fausser.

Je vous l’ai dit, vous êtes des auto­ri­taires, vous croyez avoir bâti une église qui est infaillible, avec un pape à qui tout obéit, et qui lance ses excom­mu­ni­ca­tions contre tous ceux qui ne croient pas comme lui. Hélas ! le temps des excom­mu­ni­ca­tions est pas­sé. S’il y a encore à Londres quelques car­di­naux qui appuient le pape, il n’y a plus de ces pauvres bigots qui s’in­clinent et se pros­ternent quand même. Nous fai­sons fort peu de cas de vos bulles, elles ne nous arrê­te­ront pas dans nos efforts à repous­ser vos sot­tises, et nous espé­rons que nous réus­si­rons à grou­per les vrais inter­na­tio­na­listes que tout ce que vous faites tend à dis­sé­mi­ner et à séparer.

Par ordre du Conseil fédéral,

P. Lan­grand

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