La Presse Anarchiste

l’anthropomorphisme

« Le mot « Anthro­po­mor­phisme » a reçu deux sens prin­ci­paux ; l’un, plus restreint et qui appar­tient à l’his­toire des reli­gions : croy­ance à des dieux doués de forme humaine et de pas­sions humaines ; l’autre, plus général et qui appar­tient à la philoso­phie : ten­dance à attribuer à la cause pre­mière les attrib­uts de la nature humaine idéal­isés, élevés à leur plus haute perfection. »

Avant l’ap­pari­tion de la philoso­phie pro­pre­ment dite et des con­cep­tions générales de l’homme et du monde, les idées de causal­ité et de final­ité inten­tion­nelles avaient pris pos­ses­sion de l’e­sprit humain.

L’é­tat prim­i­tif nous mon­tre le culte anthro­po­mor­phique s’adres­sant à des dieux mal défi­nis soleil, astres, aurore, nuit. En sor­tant de cet âge d’ig­no­rance la pen­sée humaine prit deux direc­tions l’Inde trans­for­ma ce poly­théisme indé­cis en un pan­théisme natur­iste, la Perse et la Grèce tendirent à pré­cis­er de plus en plus les mythes, à per­son­ni­fi­er les dieux, à leur don­ner une phy­s­ionomie, une fig­ure, un rôle orig­i­nal et dis­tinct de la nature.

En Asie, le peu­ple judaïque fut le pre­mier qui matéri­al­isa l’ob­jet de son culte. Il suf­fit de par­courir les livres hébraïques pour se con­va­in­cre que dieu n’y par­le et n’y agit que comme un homme. Jého­vah est le prince invis­i­ble des juifs. Dans la Bible, on ne ren­con­tre pas une seule allu­sion à la vie future. Il n’en pou­vait être autrement pour le matéri­al­isme, la con­science, la mémoire, l’in­tel­li­gence ne sont que le résul­tat de l’a­gence­ment de cer­tains organes. Quand ces organes vien­nent à se dis­soudre, la con­science et la mémoire doivent néces­saire­ment s’anéan­tir. C’est d’ailleurs ce qu’a formelle­ment enseigné Salomon, le seul recom­mand­able des philosophes qu’ait pro­duits l’an­tiq­ui­té juive.

En Grèce, l’an­thro­po­mor­phisme con­sista prin­ci­pale­ment dans un culte pagan­iste décalqué sur les mœurs de ses habi­tants. Ce furent les dif­férences de fonc­tions qui dis­tin­guaient les citoyens entre eux qui servirent de base à l’éd­i­fice religieux. Il y eut les dieux patrons de chaque indus­trie Min­erve pour les savants, apol­lon pour les poètes, Mer­cure pour le com­merce, etc. Les dieux furent réputés égaux et, mal­gré sa préémi­nence, Jupiter, soumis comme eux tous aux lois du Des­tin ne joua guère que le rôle d’un prési­dent de République.

Le chris­tian­isme – qui don­na la plus grande exten­sion au spir­i­tu­al­isme — n’en reste pas moins entaché d’an­thro­po­mor­phisme. La qual­ité divine accordée à Jésus peut à elle seule jus­ti­fi­er cette affir­ma­tion . L’ado­ra­tion de l’homme par l’homme entre dans une nou­velle phase et trou­ve là sa plus large expres­sion. —L’Ar­i­an­isme même, qui ne niait la divinité de Christ qu’à titre égal de celle de Dieu père, touche par cer­tains côtés aux cultes anthropomorphes.

Néan­moins, à par­tir de la ruine du judaïsme et du pagan­isme l’af­fir­ma­tion matéri­al­iste n’eut plus guère d’ex­pres­sion religieuse jusqu’à Mahomet. Celui-ci édi­fia, sur les débris des super­sti­tions arabes, les croy­ances d’un anthro­po­mor­phisme moins grossier. Il con­tin­ua le judaïsme, mais le mod­i­fia en y intro­duisant la croy­ance à la vie future et en sub­sti­tu­ant à l’idée étroite de race et de nation­al­ité celle, de com­mu­nauté de croy­ance. Jého­vah n’é­tait que le dieu d’Is­raël, Allah devint celui de tout homme s’in­cli­nant devant le Koran.

La reli­gion se trans­for­ma ain­si avec les pro­grès de l’e­sprit humain. L’homme, se dévelop­pant et agran­dis­sant ses fac­ultés, s’él­e­va peu à peu a la con­cep­tion d’êtres supérieurs à ceux qu’il ado­rait précédem­ment. Cette même évo­lu­tion fit s’élever pro­gres­sive­ment l’hu­man­ité du poly­théisme au monothéisme. — Le poly­théisme fut la reli­gion générale de l’an­tiq­ui­té. Le peu­ple juif, con­sid­éré comme le pre­mier peu­ple monothéiste, don­na nais­sance au chris­tian­isme. L’is­lamisme, à son tour, devint un monothéisme plus pur, plus absolu, moins sus­pect que le monothéisme chré­tien avec sa trinité mal définie.

En Europe, le chris­tian­isme incar­na bien­tôt, grâce à sa prépondérance, le monothéisme général. Pour réprimer les ten­ta­tives faites par les schismes au nom de la reli­gion et de la libre pen­sée, la chré­tien­té eut recours aux per­sé­cu­tions. Ses féroc­ités et ses dépra­va­tions firent alors naître dans les esprits une réac­tion con­tre cette idée de Dieu au nom duquel les crimes étaient com­mis. Cette réac­tion aboutit, à un théisme informe qui fut le sen­ti­ment religieux de la Révo­lu­tion, dont les béné­fi­ci­aires sont devenus les athées modernes.

L’athéisme est la reli­gion de ceux qui n’en ont pas. 

Les divinités célestes détrônées, l’idée d’ado­ra­tion qui gisait encore au fond de toutes les con­sciences devait fatale­ment pro­créer des divinités nou­velles la patrie fut déclarée dieu. Les oppresseurs du peu­ple ayant jusqu’à ce jour trou­vé dans les cultes de puis­sants aux­il­i­aires, la nou­velle reli­gion devint l’ap­pui et la sauve­g­arde du gou­verne­ment démoc­ra­tique bour­geois. Dra­peau, famille, rang, hon­neur et pro­priété dev­in­rent les saints nou­veaux. Aujour­d’hui c’est pour eux, c’est en leur nom que se com­met­tent les crimes, que se pro­duisent les plus odieuses mon­stru­osités. Les pre­miers social­istes qui s’élevèrent con­tre la nou­velle reli­gion athéis­tique tombèrent eux-mêmes dans la rou­tine anci­enne : Saint-Simon rétablit, dans son rêve, l’or­gan­i­sa­tion théocra­tique, P. Ler­oux proclame la reli­gion de l’hu­man­ité et Fouri­er celle de la fra­ter­nité. Dans leur utopie égal­i­taire, les com­mu­nistes actuels sont, eux aus­si, plus ou moins imprégnés des sen­ti­ments religiosâtres.

L’évo­lu­tion anthro­po­mor­phe s’est car­ac­térisée, de nos jours, dans la reli­gion du grand homme.

Un être humain sort-il un peu de l’or­di­naire ? Vite, il est mis sur le pavois, idéal­isé. L’en­goue­ment pop­u­laire ne con­naît plus de bornes : c’est une adu­la­tion mal­saine dont les effets tou­jours, et à tous les points de vue, ont eu sur la marche ascen­dante de l’hu­man­ité vers la lib­erté les plus con­traires résul­tats. Bona­parte, Louis Blanc, Gam­bet­ta et tant d’autres, sont de frap­pants exem­ples qui vien­nent appuy­er cette critique. 

La Bour­geoisie, d’ailleurs, a su prof­iter de cette nou­velle phase anthro­po­mor­phique de l’hu­man­ité. La statuo­manie et les emblèmes de toutes sortes ont puis­sam­ment con­tribué à la per­pé­tu­a­tion de l’é­tape reli­giosâtre que nous tra­ver­sons. Les athées en ont fait les sujets d’i­dolâtrie du culte nouveau.

Et si des cri­tiques, par­fois, s’élèvent con­tre ces ridicules imagés de la part de ceux mêmes qui se dis­ent les pio­nniers de l’avenir, ce n’est jamais con­tre la mal­san­ité, de leur idiote implan­ta­tion, mais sur la plus ou moins injuste répar­ti­tion qu’on en fait. Eux-mêmes acceptent la hiérar­chie, l’au­torité et leur représen­ta­tion anthro­po­mor­phe. La déco­ra­tion n’est pas une dis­tinc­tion dis­cutée : ils passent leur temps à batailler sur le mérite que pos­sè­dent ceux qui la por­tent ; le dra­peau n’of­fre pas prise à la moin­dre querelle : on ergote sur ses couleurs ; quant aux stat­ues : il n’en faut élever qu’aux dieux de la reli­gion qu’on professe !

Une reli­gion, quelle qu’elle soit, sera tou­jours l’ex­pres­sion de la super­sti­tion, de la rou­tine et des préjugés, une source d’iné­gal­ités et d’in­jus­tices. Et tant qu’une bribe de ces égare­ments de l’e­sprit humain cher­chant à s’ori­en­ter sub­sis­tera, elle fera sur­gir des sec­ouss­es révo­lu­tion­naires que, seule, pour­ra anni­hiler l’i­con­o­claste An-archie.

A. Carteron.


par

Étiquettes :