Justice
Villain a été acquitté. Il est libre après avoir expié de cinq ans de prison préventive, qui le privèrent des joies de la guerre « fraiche et joyeuse », son meurtre imbécile.
Personne, parmi les idéalistes sincères, n’a jamais songé à demander la tête de Villain ; c’est un malheureux. On nous dit, qu’il quitta tout seul la conciergerie. Qu’il aille porter à ses inspirateurs son remords s’il en a!…
Marcel Cachin a tiré, dans l’Humanité du 30 mars, les conclusions logiques de ce lamentable procès :
Ou bien, les jurés ont eu souci d’affirmer que le véritable assassin de Jaurès n’était pas sur les bancs de la Cour d’assises ; que les responsables, dont il fut l’instrument, étant absents, il ne voulait pas retenir le misérable comparse qui avait en un jour de folie tenu en ses mains le revolver qui tua notre ami.
Ou bien, ce jury de classe approuvait en son intime l’acte abominable du meurtrier. On nous dit que sa décision fut brève. Alors, c’est un défi jeté par ces quelques bourgeois aveugles à tout un peuple de travailleurs ; leurs épaules portent une responsabilité effroyable dont, peut-être, ils n’ont pas mesuré l’exacte portée.
À ces conclusions nous n’ajouterons que quelques mots : La même indulgence, la même justice doit s’appliquer immédiatement à tous les pacifistes emprisonnés dans les geôles de la République : Cottin, Lecoin, Content, Ruff, les Mayoux, Caillaux, tous les militants de Saint-Étienne, de Brest et d’ailleurs, tous ceux qui furent emprisonnés pour avoir écrit, parlé ou agi l’encontre de l’État doivent être immédiatement libérés.
Si cette élémentaire équité n’est point respectée, la Justice sera définitivement bafouée, ce ne sera plus qu’un mot vide, synonyme de répression, de police, ce dont quelques-uns se doutaient déjà.
L’opinion du Pitre.
Gustave Hervé – qui n’en est pas à une pirouette près – déclare dans sa Victoire que : « Au fond, ce jury parisien n’est pas loin d’avoir sur Jaurès et son altitude d’avant-guerre, la même opinion que Vilain ».
La vérité sort parfois de la bouche des fous.
Mais Hervé rachète sa véracité passagère par une charge à fond contre le bolchevisme incarné — d’après lui — par Longuet, Cachin, Renaudel et Thomas!… Quelle salade, grands dieux!…
Fort heureusement’ pour la vérité Renaudel s’est clergé de répondre lui-même à la tribune de la Chambre :
« Nous ne sommes pas bolchevistes », a‑t-il déclaré. Tout le monde s’en doutait… sauf Hervé, naturellement !
Statistique stratégique.
Nous avons vu, au cours de ce procès fantastique de nombreux civils et quelques militaires faire aux jurés un cours de stratégie comparée. Le plus étonnant de ces stratèges fut l’avocat Zévaès, il produisit des chiffres :
« En mai 1913, lors de la discussion de la loi de trois ans, l’armée active française comptait 480.000 hommes, l’armée active allemande 830.000 hommes. Ne fallait-il pas atténuer, cette infériorité ? »
Ces chiffres sont-ils exacts ? Dans un ouvrage intitulé : Les armées des principales puissances au printemps 1912, et édité par la Librairie militaire Chapelot, nous trouvons les chiffres suivants :
Allemagne : soldats sous les drapeaux, 625.000 hommes ; France, 587.000 hommes — sans compter les troupes coloniales.
La population de l’Allemagne étant à l’époque de 64.925.993 habitants et celle de la France de 39.601.609 habitants, il est facile de calculer la proportion des deux militarismes.
Est-il possible que cette proportion ait autant varié que le dit Me Zévaès, du printemps 1912 au printemps 1913 ? Ce n’était pas l’avis de M. Adrien Roux, ancien élève de l’école polytechnique, qui publiait en 1913 à la librairie Crès, une brochure intitulée : Gardons le service de deux ans, où nos troupes de première ligne sont estimées à 650.000 hommes.
Qui a menti ?
Ne pas confondre.
L’avocat-général Béguin, au cours de son réquisitoire modéré, déclare : « Je n’assimile pas le geste de Villain à celui de Cottin, ce dernier confondait la liberté avec sa hideuse caricature l’anarchie. Le geste de Villain avait un mobile plus noble ».
Pour nous, aucun geste meurtrier ne saurait être vraiment élevé, mais en quoi l’idée de Patrie est-elle plus noble que l’idée d’Universel Amour ? Les jurés et les juges qui ont acquitté Villain, et l’avocat-général qui a si modérément requis contre lui appartiennent à cette caste de pharisiens qui condamna Jésus ; nos gouvernants renouvellent le symbolique lavement de mains de Pilate, le peuple qui a accepté tout cela se peut justement comparer à la plèbe israélite qui acclamait Barrabbas : « Nil, novi sub sole ! »
Les amis de Jaurès.
La société « Les amis de Jaurès » s’est – si j’ose dire – multipliée par ses membres les plus éloquents, pour apporter à la barre la preuve du patriotisme de Jean Jaurès. Lévy-Brulh, Aulart et autres éminences sorbonardes ont volontairement passé sous silence l’action pacifiste et internationaliste du grand tribun. Ces messieurs n’avaient cependant qu’a relire les discours de Jaurès et en particulier celui prononcé le 25 juillet 1914, six jours avant sa mort, à Vaise près Lyon, où il était venu soutenir la candidature de Moutet, pour s’apercevoir immédiatement que, si Jaurès était effectivement partisan de La Défense Nationale, il n’en eût pas moins travaillé de toutes ses forces à éviter la guerre, ou à l’abréger.
M. Aulart s’est particulièrement distingué dans l’art d’écrire l’histoire en déformant la pensée des morts. Ce tripatouilleur des archives révolutionnaires s’avère un père Loriquet du républicanisme bourgeois. Dont acte.
Questions indiscrètes.
L’Action Française se divertit de l’embarras des amis de Jaurès, c’est ainsi qu’elle met en évidence une insidieuse question du renégat Zévaès.
Me Zévaès. — M. Longuet croit-il que Jaurès aurait, en 1916, préconisé la reprise des relations avec l’Allemagne ?
Longuet, hésitant. — Jaurès n’aurait été ni majoritaire, ni minoritaire. Il aurait trouvé une synthèse.
Il savait qu’un peu d’internationalisme éloigne de la Patrie ; et que beaucoup d’internationalisme y ramène. — Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme, y ramène.
Comprenne qui pourra.
Nous ne savons si Longuet hésita réellement pour faire cette réponse. Longuet est un socialiste sincère, mais timide, nous permettra-t-il de supposer que la synthèse qu’aurait pu faire Jaurès est la même qu’a faite Karl Liebknecht.
Jaurès est mort. pour la Paix des peuples ; il vaut mieux croire qu’il eût été héroïque !
Des précisions.
M. Aulard plus haut cité n’a pas hésité à déclarer : « Que la mort de Jaurès a été la première victoire de l’Allemagne ». Si c’est de l’Allemagne militariste dont M. Aulard voulut parler, il eut raison ; mais l’acte de Villain fut aussi la victoire de tous les militarismes.
Jaurès vivant eut-il empêché la guerre ? Voilà la véritable question. Il est permis d’en douter ; quant à son attitude, Jaurès avait prévu son impuissance devant le déchaînement des forces barbares lorsqu’il disait à Huysmans : « Si je faiblissais, vous seriez là, Huysmans…»
Il est vrai que depuis, Huysmans!…
Les vrais responsables.
II est ressorti avec évidence des débats que l’impulsif Raoul Villain fut déterminé par son ambiance coutumière selon les élémentaires principes de la biologie. Ses habituelles nourritures intellectuelles sont les véritables raisons de son acte, puisse cette constatation faire réfléchir tous ceux qui, trop légèrement parfois, prêchent la haine et préconisent dans leurs écrits des actes irréparables.
Quels sont les coupables ?
Dans le Journal du Peuple du 28 mars, Victor Méric et Jacques Dyssord répondent à, cette question.
Méric, avec sa verve habituelle, découvre dans le fatras des écrits de Photius-Maurras des phrases fielleuses qui désignaient Jaurès à la haine des patriotes.
Jacques Dyssord s’est chargé de Barrès, ce qu’il dit est irréfutable. « Villain, dit-il, mais c’est l’élève cancre, mais l’élève de cet Amateur-d’âmes qui empêtra toute une génération…»
Évidemment, le voyage à Chéronée, narré par Villain, ressemble assez aux pèlerinages patriotiques de ce lorrain d’élection qu’est l’auteur de Colette Baudoche.
La « Colline inspirée » n’inspire pas que des beaux gestes.
S’ils n’étaient au fond les sceptiques que l’on sait, on pourrait croire que Maurras et Barrès voient leur sommeil hanté par l’ombre de Jaurès ou par celles des smillions de morts que le fanatisme patriotique produisit en Europe. Hélas, il n’en est rien : « Sic vos non vobis ».