La Presse Anarchiste

Justice, amour, sagesse

Mon ami Génold étu­die d’autre part ce beau et noble livre qui s’ap­pelle Clar­té. Hen­ri Bar­busse sait à quel point j’ad­mire soit son génie lit­té­raire, soit son ardente et cou­ra­geuse sin­cé­ri­té ! Et je me réjouis de ses suc­cès, non seule­ment par esprit de jus­tice et à cause des mérites qu’ils récom­pensent, mais encore parce que ses livres me paraissent de nature à faire quelque bien.

Quel bien pro­fond peut faire un livre ? Un seul qui compte, à mon idée : Faire réflé­chir. Faire que le lec­teur, un ins­tant, cesse d’en­tendre l’au­teur pour s’é­cou­ter soi-même. Chaque fois donc que l’é­cri­vain nous offre une idée, dépouillons-là de ses beaux vête­ments et de sa vibrante atmo­sphère. Consi­dé­rons-là en elle-même. Appre­nons de Bar­busse la sin­cé­ri­té assez pour ne rien apprendre de lui que la sincérité.

Quelques-uns ont vou­lu voir dans Clar­té la charte de l’hu­ma­ni­té future. C’est beau­coup. C’est peut-être trop. Je crois bien que nul génie n’é­cri­ra jamais cette charte. Le futur sera fils de forces innom­brables. Beau­coup sont cachées à nos yeux. Il y en a dont nous pré­voyons la forme et la direc­tion ; de celles-là même nous mesu­rons mal l’in­ten­si­té chan­geante. Mais si, consen­tant au jeu des sou­haits ou au jeu des pro­phé­ties, je pro­je­tais mon idéal sur le vide appa­rent de l’a­ve­nir, mon rêve coïn­ci­de­rait-il tou­jours avec le noble rêve d’Hen­ri Barbusse?…

Il me semble que je pro­cla­me­rais moins net­te­ment que lui la fécon­di­té exclu­sive du prin­cipe de jus­tice. J’hé­si­te­rais à sacri­fier la pitié et l’a­mour. Je ne déci­de­rais jamais : « Le juste doit aller jus­qu’à dire que la clé­mence n’a pas sa place dans la jus­tice : la majes­té logique de l’ar­rêt qui condamne le cou­pable pour effrayer les mal­fai­teurs pos­sibles (et jamais pour une autre rai­son) est au-des­sus du par­don lui-même » [[ Clar­té, page 273.]].

Je ne chi­cane pas. Je ne remarque pas que, s’il s’a­git d’ef­frayer les mal­fai­teurs, il ne s’a­git plus de jus­tice, d’é­qui­libre réta­bli et de majes­té logique, mais d’une pru­dence peut-être dis­cu­table. On a sou­te­nu, non sans appa­rence, que le sup­plice auréole le condam­né, trans­forme le cou­pable en vic­time et en mar­tyr, le drape dans « la majes­té des souf­frances humaines », change sa ténèbre hideuse en appel d’hé­roïsme et de lumière vers quoi se pré­ci­pite la folie légère de quelques jeunes papillons.

Bar­busse a rai­son quand il affirme que « la pré­di­ca­tion de la fra­ter­ni­té et de l’a­mour est vaine » [[ Clar­té, page 275.]]. La pré­di­ca­tion de la jus­tice est-elle plus effi­cace?… Je le crains et que, plus dan­ge­reuse, elle conduise a plus de vio­lence et d’injustice.

Mais, si j’a­vais le temps, je mon­tre­rais peut-être que la posi­tion du pro­blème est trop étroite ; et le dilemne où l’on pré­tend nous enfer­mer est mal clos…

Qui donc a dit : L’his­toire est une pro­phé­tie ? L’his­toire montre que le prin­cipe de fra­ter­ni­té et d’a­mour a tou­jours conduit vers les per­sé­cu­tions, les inqui­si­tions et les guerres. L’his­toire montre que le prin­cipe de jus­tice a tou­jours conduit lui aus­si aux guerres civiles ou étran­gères. Je le vois, coif­fé du bon­net phry­gien, héris­sé de fusils et de piques. Je le vois qui fait glis­ser, dans la rouge rai­nure, le tri­angle aveu­glant de la guillotine. 

« Si les grands pou­voirs d’ombre s’obs­tinent à res­ter à leur place, si ceux qui crient clai­re­ment criaient dans le désert, ô peuples, infa­ti­gables vain­cus de l’in­fâme His­toire, j’en appelle à votre jus­tice, j’en appelle à votre colère. » [[ Clar­té, page 278.]]

Non, je n’é­cou­te­rai pas l’é­lo­quence pas­sion­née de cet appel. Je ne per­mets plus, depuis long­temps, à la colère de sou­le­ver mes gestes. La colère popu­laire, c’est Quatre-Vingt-Treize, presque aus­si cri­mi­nel que les cal­culs des grands et moins effi­cace encore. La puni­tion d’un crime est presque tou­jours un autre crime. La revanche révo­lu­tion­naire contre les crimes pas­sés écrase trop de têtes inno­centes. Elle ne réta­blit aucun équi­libre ; elle alour­dit tous les far­deaux. Et Quatre-Vingt-Treize pré­pare le Direc­toire, règne du mer­can­ti et de la basse ruse ; pré­pare l’Em­pire, triomphe du sol­dat et de la gloire brutale.

Je dirai peut-être un autre jour l’im­pos­si­bi­li­té de la jus­tice. Aujourd’­hui je lui reproche les moyens qu’elle néces­site. J’ou­blie que ses balances réa­lisent le mou­ve­ment per­pé­tuel et me donnent le ver­tige. Je m’é­loigne d’elle à cause du glaive qu’elle porte. Si je désar­mais sa main, son poing se fer­me­rait. Si je lui défen­dais d’être une guer­rière, elle devien­drait une boxeuse. Tou­jours le mirage. de la Jus­tice m’a jeté contre mon frère ; tou­jours il a jeté mon frère contre moi.

L’a­nec­dote de l’Au­ver­gnat à l’au­berge me paraît pleine de sens et de menace. La ser­vante aux bras blancs entre dans la salle por­tant une vaste écuelle pleine et fumante. « Pour qui cette grosse sou­passe ? » demande l’af­fa­mé émer­veillé, jaloux déjà. « Mais pour vous, mon brave. » Ces mots suf­fisent à dimi­nuer toutes les dimen­sions. Et d’un ton mi-content : « Pour moi, cette petite sou­pette de rien du tout ». L’é­cuelle, tout à l’heure, qui ne sera pas pour lui, soyez cer­tain qu’elle lui paraî­tra dura­ble­ment une mer­veilleuse soupasse. 

Si les parts sont égales, une loi de pers­pec­tive morale veut que la mienne me paraisse plus petite ; mais à toi c’est la tienne qui paraît moindre. Les choses sont d’ailleurs trop com­plexes pour que les parts se pré­sentent vrai­ment égales. La valeur de deux champs ne se mesure pas à leur seule éten­due. Et nous ne sommes égaux ni en force, ni en adresse, ni en bonne volon­té. Je serai tou­jours ten­té d’ap­pré­cier mon tra­vail un peu plus que tu ne l’ap­pré­cie­ras ; je serai tou­jours ten­té d’ap­pré­cier ton tra­vail un peu moins que tu ne l’ap­pré­cie­ras. On a dit qu’il y avait un seul moyen de sup­pri­mer le péché, et que c’é­tait de sup­pri­mer la défense et la loi. Je crois qu’il n’y a aus­si qu’un seul moyen de sup­pri­mer l’in­jus­tice, c’est de sup­pri­mer la justice.

Oh ! je ne sup­prime pas en moi la volon­té d’être juste. Ce que je sup­prime, c’est l’exi­gence qu’on soit juste à mon égard. Car cette exi­gence me jette à chaque ins­tant dans la guerre, créa­trice des pires injustices.

Alors quoi ? L’a­mour, la pitié, la générosité?…

Oui, oui, au moins autant que la jus­tice. Mais pas au com­men­ce­ment. Non, il ne m’est pas pos­sible d’ai­mer tant que je reste un juste et une âpreté.

Est-ce que ma jus­tice res­te­ra encore exi­geante et âpre si je découvre que les hommes ne se battent jamais que pour des fan­tômes. Enfant qui ne croit plus à la valeur des billes, je n’é­change plus de coups de poings pour une bille.

Tant que je reste atta­ché aux choses, je suis inca­pable d’ai­mer les hommes, je ne par­viens même pas à être réel­le­ment juste envers eux. Ma pas­sion de jus­tice contri­bue à me pous­ser à l’in­jus­tice et au combat.

Mais je serai juste par sur­croît si j’ap­prends effi­ca­ce­ment que mon bon­heur dépend de la séré­ni­té de mon esprit, de l’in­dul­gence de mon cœur, de la pure­té de mes mains.

Oui, je conquer­rai le véri­table sens de la jus­tice en même temps que je conquer­rai l’a­mour. Quand je n’ai­me­rai plus les choses, je pour­rai aimer les hommes et, puis­qu’ils s’at­tardent, ces frères sans fra­ter­ni­té, à la jus­tice, je met­trai le plus de jus­tice pos­sible dans mon amour et ma générosité.

Mais ceux-là seuls attein­dront la jus­tice et l’a­mour qui savent qu’on ne grimpe point direc­te­ment vers les som­mets. Il y a des lacets à suivre et la sagesse nous les indique. À ceux donc qui vantent la, jus­tice et vitu­pèrent l’a­mour ; à ceux qui louent l’a­mour et rejettent la jus­tice : décla­rons éga­le­ment qu’ils posent mal le pro­blème. Ouvrons les pinces du dilemme et, entre les deux adver­saires appa­rents, mon­trons l’ar­bitre qui les conci­lie et qui, seul, per­met de les atteindre, la Sagesse.

Han Ryner

La Presse Anarchiste