La Presse Anarchiste

La tour d’ivoire

Les bou­le­ver­se­ments et les mar­tyres de la guerre sont des­cen­dus plus pro­fond que beau­coup ne peuvent le sup­po­ser encore.

Le cata­clysme a fouillé les idées et les esprits comme les champs et les corps et a remis brus­que­ment bien des choses en ques­tion. Certes, le pro­grès des idées se serait accom­pli par ses propres forces vitales sans ce grand crime, et il n’é­tait pas néces­saire à la cause humaine que les deux moi­tiés du monde se heur­tassent – on serait presque ten­té d’é­crire : s’u­nissent – pour sacri­fier le meilleur de leur vie. Il est cer­tain pour­tant que l’ir­ré­pa­rable mal­heur qui a cou­ron­né tant d’ab­sur­di­tés his­to­riques a fait entre­voir clai­re­ment dans quelles immenses pro­por­tions la véri­té sociale a été jus­qu’i­ci mécon­nue ou paro­diée. Mal­gré tout, à tra­vers tout, même à tra­vers les hypo­cri­sies et les plai­doyers men­son­gers et les inter­pré­ta­tions offi­cielles, les plus païens ont per­çu un reflet de la divi­ni­té. Ils épellent avec éton­ne­ment les beaux noms divers que prend la loi morale. L’hy­po­thèse d’une ère de paix défi­ni­tive ne fait plus sou­rire toutes les figures. La sta­tue de l’u­to­pie, puis­sance ter­restre, sort des nuages dont les héré­tiques la dégui­saient ; et si des réa­li­sa­tions néfastes se trouvent encore une fois consa­crées par la for­tune des armes et les congrès des rois, ces ins­ti­tu­tions seraient moins solides que celles qu’elles remplacent.

La pha­lange intel­lec­tuelle doit par­ti­ci­per toute à ce trouble de la conscience humaine. Les signes pré­cur­seurs qui nous vont au cœur ne dis­si­mulent pas – au contraire – de com­bien d’i­gno­rances et de mal­en­ten­dus cette conscience nais­sante est encore brouillée. Elle doit l’ai­der à s’é­veiller, puis à se lever.

D’ailleurs la jeu­nesse pen­sante ne peut plus désor­mais se dés­in­té­res­ser du mal qui a pris des formes pré­cises, pal­pables, et qu’on recon­naît. Elle est trop fré­mis­sante et vivante, la souf­france qu’elle a vu de près ou de loin est trop conta­gieuse, l’ab­sur­di­té est trop tor­tu­rante, et ce drame-là est trop impor­tant. Et puis nous savons trop main­te­nant que si éloi­gné qu’il puisse être, l’a­vè­ne­ment de la jus­tice dépend de la volon­té des hommes.

J’en­tends bien que c’est un domaine sacré et que l’ar­tiste, qui puise dans la vie des formes et des pas­sions, est libre de ne pas avoir, s’il lui convient, une pen­sée morale ou sociale. Il ne faut pas mécon­naître cette liber­té abso­lue qui fait la gran­deur et l’im­por­tance de la reli­gion artis­tique, et bien que les tours d’i­voire soient rares depuis que quelque chose de fort et de pathé­tique les a pris d’as­saut, il ne faut pas jeter la pierre sur celles qui subsistent.

Mais cette réserve faite par res­pect pour un prin­cipe pres­ti­gieux, avec quelle joie grave doit-on saluer le large esprit d’hu­ma­ni­té qui baigne, par­mi les œuvres nou­velles, celles qui s’im­posent lit­té­rai­re­ment. Les écri­vains, les poètes, dont les noms se répètent par des­sus les autres, ne sont plus d’im­pas­sibles artistes et ne vivent plus à l’é­cart du fris­son du monde ; ils ont su répandre sur leur prose et leurs vers une sorte de beau­té fra­ter­nelle et mul­ti­pliée. Duha­mel, Hen­ry-Jacques, Ray­mond Lefebvre, Vaillant-Cou­tu­rier, Cyril Ber­ger et Hen­ry Bataille, Han Ryner, Georges Pioch, et Romain Rol­land, et tant d’autres noms que je révèle avec admi­ra­tion et recon­nais­sance ! Sur les ruines d’hier erre et règne presque seule la muse de la Pitié, et aucune autre muse criarde n’existe à côté d’elle.

Ce n’est pas assez encore, d’a­voir pitié, et il faut que la beau­té serve direc­te­ment le bien. L’ap­pro­fon­dis­se­ment divin de la com­pas­sion dégage un devoir qu’il faut com­prendre et faire com­prendre, et trace dans le chaos une route droite qu’il faut suivre jus­qu’au bout, parce qu’il faut que les choses changent !

Le per­fec­tion­ne­ment humain s’ac­com­plit par l’ac­tion. Com­ment rendre le monde meilleur sans faire sor­tir l’homme de lui-même ? Com­ment rendre l’hu­ma­ni­té plus heu­reuse, sans déli­vrer les mul­ti­tudes qui n’ont jamais été libres ? Epic­tète peut coû­ter une joie sereine par le seul rayon­ne­ment inté­rieur, par le riche renon­ce­ment où il se concentre, et uti­li­ser dans le mode grave le carpe diem d’Ho­race, mais c’est par la sainte haine du renon­ce­ment et le don ter­rible à l’ac­tion, que les esclaves ont été affran­chis un jour.

Pen­dant que nous tra­vaillons, les sombres évé­ne­ments et les intrigues des appé­tits rapaces conso­lident l’op­pres­sion et sèment dans l’es­pace et dans les temps futurs la misère et le deuil des pauvres.

Qu’on se rap­pelle que les enne­mis du pro­grès ont le rôle le plus facile : celui de main­te­nir, et peuvent ain­si don­ner à leur lutte achar­née le revê­te­ment de la paix.

Il est donc juste qu’à l’a­vant-garde des Lettres se dressent des hommes dont la réso­lu­tion égale la luci­di­té. Les déchi­rantes pein­tures de la souf­france de l’es­pèce humaine les incitent à en cher­cher les remèdes et ils estiment que par des­sus les rési­gna­tions du dilet­tan­tisme ou même de la reli­gion ou même de la phi­lo­so­phie, il y a quelque chose à faire dans le monde extérieur.

Je sais bien qu’il est plus agréable de vil­lé­gia­tu­rer dans la tour d’i­voire ; que de petits mal­heurs et d’é­normes ennuis guettent l’homme de lettres qui, enfrei­gnant un com­man­de­ment sécu­laire absurde comme beau­coup de com­man­de­ments sécu­laires, pré­tend dis­cer­ner dans le drame du mal­heur col­lec­tif les abus dont est fait ce mal­heur, envi­sa­ger la réforme de ces abus, et se mêle ain­si de choses qui, paraît-il, ne le regardent pas.

Ce ne sont pas là des rai­sons suf­fi­santes pour recu­ler devant un effort et un sacri­fice, si ce sacri­fice est utile à la cause de tous. Au reste, il n’y a, en véri­té, aucune déchéance à appor­ter un élé­ment pra­tique et posi­tif dans la lutte qu’on sou­tient, à effa­cer cette antique dis­tinc­tion que Cicé­ron et Tacite éta­blissent en beaux déve­lop­pe­ments rhé­to­rique entre le poète et l’o­ra­teur. La digni­té du véri­table artiste demeure invio­lable. Le pen­seur ne peut as être un « poli­ti­cien » dans le mau­vais sens, sou­vent jus­ti­fié, du mot. Il éclaire et ins­truit, c’est-à-dire en défi­ni­tive, ne conduit que de haut.

Je sais bien aus­si que tous ne sont pas d’ac­cord sur les buts à atteindre. Mais tous les esprits clair­voyants et libres doivent être d’ac­cord sur tels de ces buts.

Toute une masse d’hommes, presque tous les hommes, n’ont été depuis des siècles que des obéis­seurs aveugles et muets.

L’op­pres­sion par la vio­lence, par l’empreinte des pré­ju­gés tra­di­tion­nels, par les faux dieux et les colosses aux pieds d’ar­gile, l’i­so­le­ment cal­cu­lé des miettes de la mul­ti­tude humaine, empêchent la socié­té d’être fon­dée sur la calme cer­ti­tude de l’é­ga­li­té et de la jus­tice. Ce sont ces lignes éter­nelles qu’il s’a­git de déga­ger à force de sagesse et de lumière. Le pro­grès se ferait de lui-même par la pous­sée fatale de la véri­té, mais il faut craindre que le Chan­ge­ment, réduit à des sur­sauts de déses­poirs irré­glés, débor­dant au hasard et de tra­vers, pro­cède par tâton­ne­ments sanglants.

Nous qui sommes pleins de l’i­dée juste que les mal­heu­reux doivent un jour ou l’autre sor­tir d’eux-mêmes et de leurs mai­sons pour bâtir de nou­velles assises dans le monde, nous devons leur mon­trer que la véri­té pra­tique comme la véri­té théo­rique (car c’est la même) a tou­jours des formes d’ordre et de dis­ci­pline, que leur force ne sera jamais faite que de leur har­mo­nie, et leur mettre dans les mains la rai­son comme une arme blanche.

Hen­ri Barbusse

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