La Presse Anarchiste

Une oeuvre de vérité : “Clarté” par Henri Barbusse

« Ce qu’il y a de ter­rible quand on cherche la Véri­té, c’est qu’on la trouve », a dit Rémy de Gour­mont. Il semble que, par­fois, elle impose son éblouis­se­ment à ceux même qui ne la dési­raient pas.

Ain­si, le héros de Clar­té des­cend mal­gré lui jus­qu’au fond du puits et y trouve, dans une sorte de volup­té dou­lou­reuse, la Vérité.

Ce livre est, en même temps qu’une œuvre d’art, une œuvre bonne et utile ; puissent, tous ceux qui la liront, y voir tout ce qu’elle contient.

Comme dans le Feu, Bar­busse nous fait par­ti­ci­per à la vie d’une escouade, et, de nou­veau, nous éprou­vons la dou­leur, la fatigue, l’as­ser­vis­se­ment, toute la pauvre huma­ni­té de ceux qu’on nomme des héros. Mais plus encore que dans le Feu, on sent la ter­rible fata­li­té qui courbe les êtres, fata­li­té faite de leur doci­li­té incons­ciente, de leur rési­gna­tion, de leur veulerie.

Les plu­mi­tifs asser­vis à l’É­tat, domes­ti­qués par les gou­ver­ne­ments, nous ont trop van­té le patrio­tisme des peuples. C’est là un men­songe, comme est men­songe tout ce qu’ont dit ou écrit les porte-paroles offi­ciels ou offi­cieux de la Rai­son d’État.

Non, les hommes du peuple des villes et des champs ne sont pas patriotes au fond d’eux-mêmes, ils ne sont rien d’autre qu’un pauvre trou­peau, pous­sés par les ber­gers, mor­dus par les chiens, et ils vont, parce qu’on leur ordonne d’aller.

Il n’y a pas de patrio­tisme sans haine, dit l’illu­mi­né Mar­cas­sin [[ Clar­té p. 131.]]. Sont-ils patriotes ? Non, car ils n’ont pas de haine, sinon celle qu’on leur com­mande et qui fond vite au pre­mier contact de leur chair bles­sée, de leur souf­france, de leur ran­cœur, avec la chair, la souf­france, la ran­cœur de l’en­ne­mi pré­ten­du. Et sans haine, sans patrio­tisme, sans idéal, ils accom­plissent l’œuvre de mort.

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Par­mi l’a­veu­gle­ment géné­ral, quelques êtres se réveille­ront de leur lourd som­meil de brute, len­te­ment ils ver­ront clair en eux et autour d eux. Mais avant d’ar­ri­ver à la com­plète « clar­té » que de luttes à sou­te­nir avec les vieux pré­ju­gés, les vieilles héré­di­tés incrus­tées dans le cer­veau, avec la rou­tine des vieux gestes réflexes et des pen­sées toutes faites.

Le héros de Clar­té sera par­mi les triom­pha­teurs. Peu à peu, il dépouille­ra le vieil homme, peu à peu et comme avec un déchi­re­ment inté­rieur, il répu­die­ra les vieilles idoles : Dieu, Patrie, il se décou­vri­ra lui-même et décou­vri­ra le vrai monde. Las des cli­chés, il cher­che­ra en lui-même les véri­tables rai­sons de vivre, et il aura le cou­rage de ne pas s’in­cli­ner, comme la foule ser­vile, devant leurs repré­sen­ta­tions, le Prêtre, le Dra­peau, l’Argent. Même l’a­mour lui appa­raî­tra tout autre. L’emportement sen­suel et pas­sa­ger que couvre ce mot, pren­dra sa vraie place, fugi­tive et sans impor­tance. Mais l’a­mi­tié lui appa­rai­tra plus douce et avec Marie, sa com­pagne, conso­lée de sa déchéance d’a­mou­reuse, ils s’u­ni­ront dans la recherche du vrai, ils s’ef­for­ce­ront de com­prendre et ce sera entre eux l’in­ti­mi­té douce que n’ont pu créer les étreintes d’antan.

Com­bien lourdes, cepen­dant, sont les héré­di­tés à vaincre, et pour­quoi faut-il que ces sur­vi­vances soient repré­sen­tées et conser­vées dans notre pauvre monde par ceux dont la tâche, logi­que­ment, serait d’en hâter la disparition.

« On se désha­bi­tue trop du sang à notre époque pro­saïque, huma­ni­taire et bêlante. Ah ! tant que les peuples aime­ront la chasse, je ne déses­pé­re­rai pas d’eux ! » [[ Clar­té, p. 78.]] dit un prince assis­tant à la curée d’une chasse à courre. Là est le fond de la ques­tion ; la brute ances­trale sera-t-elle quelque peu vaincue ?

Les grands, les maîtres sont pes­si­mistes et leur pen­sée cruelle, néga­tive, farou­che­ment déses­pé­rée, jaillit des lèvres d’un offi­cier prus­sien bles­sé à mort : Arrière les rêveurs!… [[ Clar­té, p. 163.]] Arrière les gens de Véri­té…» et avant d’ex­pi­rer, le hobe­reau exhale son infer­nale cer­ti­tude : « J’ai confiance dans le gouffre du peuple. »

Cette phrase sinistre évoque le sou­ve­nir des grands « dam­nés » des anciens romans de che­va­le­rie, éruc­tant un der­nier blas­phème avant d’ex­pi­rer, mais elle n’est que le chant du cygne de la Force, et la Rai­son fini­ra par vaincre après un long et dou­lou­reux cal­vaire, après avoir péré­gri­né durant les mil­lé­naires, « sur la route qui monte en lacets ».

L’af­fir­ma­tion tenace, répé­tée d’une chose est une action, car peu à peu cette chose est envi­sa­gée comme pos­sible et sa réa­li­sa­tion com­mence. Le livre d’Hen­ri Bar­busse est un acte, une bonne action, car il est l’af­fir­ma­tion d’un meilleur avenir.

Léon Werth écri­vit naguère que ceux qui croient au pro­grès sont consi­dé­rés comme des « pri­maires » par les augures de la lit­té­ra­ture bien pen­sante. Comme le hobe­reau mou­rant de Clar­té, les dis­ciples de Bar­rès, Maur­ras, Bour­get, Aga­thon. et Cie ne croient pas au pro­grès, cœurs secs et esprits étroits, ils ins­crivent l’a­ve­nir dans le pas­sé, fidèles sujets d’une Église pétri­fiée et de prêtres traîtres à l’i­dée de rédemp­tion, ils ne pres­sentent nul­le­ment le sur­hu­main et le rire serein de Zara­thous­tra ne frappe point leurs oreilles.

L’é­vo­lu­tion d’un pri­maire tel que le héros de Clar­té est cepen­dant chose pos­sible, cer­taine même, et cette cer­ti­tude ren­ferme tout notre espoir.

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Un des pires sophismes, par les­quels les petits esprits « réa­listes » pré­ten­dirent jus­ti­fier la guerre est celui de la « défense du Pays ».

— Pour­quoi te bats-tu ?

— Pour sau­ver mon pays [[ Clar­té, p.177.]]

À ce sophisme, c’est un humble qui répond avec son bon sens têtu : « La France, eh ben quoi, c’est les Fran­çais…» [[ Clar­té, p.113.]]

À la lumière de cette réponse, le mal­en­ten­du uni­ver­sel s’é­claire. Jus­qu’i­ci on avait dit : « Il faut bien se défendre », et voi­ci que là-bas, vers le Nord, des hommes sont venus qui se sont sou­ve­nus des ensei­gne­ments de Tolstoï.

Les jour­naux nous ont appris que lorsque l’ar­mée alle­mande avan­çait sur le ter­ri­toire de la Rus­sie révo­lu­tion­naire, les délé­gués des Soviets décla­raient : « Nous n’op­po­se­rons point de résis­tance, nous sommes armés cepen­dant, entrez dans nos villes, installez‑y vos armées, et nous ver­rons bien ce que peuvent vos régi­ments contre un peuple qui ne veut pas se battre. »

Les évé­ne­ments ont mon­tré ce que pou­vaient les armées dans un tel pays s’y impré­gner peu à peu de l’es­prit de déso­béis­sance, et lorsque las d’une occu­pa­tion mili­taire sté­rile, leurs maîtres les rap­pellent, rap­por­ter en leur pays la force nou­velle dont ils sont imprégnés.

Il fal­lait que cette expé­rience fut faite, mais en août 1914, per­sonne n’o­sa la faire. Les maîtres ne la vou­laient pas, les peuples ne la dési­raient pas et voi­ci que sur­git à nos yeux cette évi­dence : « la seule cause de la guerre c’est l’es­cla­vage de ceux qui la font avec leur chair. »

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Ayant souf­fert, ayant réflé­chi, l’homme de demain vau­dra-t-il un peu mieux que celui d’hier ?

L’au­teur de Clar­té répond net­te­ment : oui. La conclu­sion du livre c’est le cri final de l’es­prit qui s’ouvre et qui désire la véri­té comme les anciens croyants dési­raient Dieu. L’acte d’une foi nou­velle dres­sé après avoir fait table rase de toutes les erreurs du pas­sé, la voie tra­cée pour l’Avenir.

On raconte que Michel-Ange, pas­sant un jour devant une mon­tagne éprou­va le désir fou de sculp­ter cette montagne.

Nul doute que si le Maitre de la Six­tine eût pu réa­li­ser son rêve, il eût don­né à son colos­sal tra­vail la forme humaine, et les géné­ra­tions eussent ain­si pos­sé­dé ce sym­bole magni­fique : l’ef­fort de l’ar­tiste, du pen­seur idéa­liste sculp­tant l’Homme, et pro­po­sant son image dres­sée à l’i­mi­ta­tion des foules.

Clar­té s’ap­pa­rente à ce désir énorme, la pen­sée direc­trice suit très logi­que­ment celle ébau­chée dans le Feu. Hen­ri Bar­busse aura uni l’Art et la Pro­pa­gande au sens le plus éle­vé de ce mot, pré­pa­rant ain­si la nais­sance de l’Homme.

Génold

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