« Ce qu’il y a de terrible quand on cherche la Vérité, c’est qu’on la trouve », a dit Rémy de Gourmont. Il semble que, parfois, elle impose son éblouissement à ceux même qui ne la désiraient pas.
Ainsi, le héros de Clarté descend malgré lui jusqu’au fond du puits et y trouve, dans une sorte de volupté douloureuse, la Vérité.
Ce livre est, en même temps qu’une œuvre d’art, une œuvre bonne et utile ; puissent, tous ceux qui la liront, y voir tout ce qu’elle contient.
Comme dans le Feu, Barbusse nous fait participer à la vie d’une escouade, et, de nouveau, nous éprouvons la douleur, la fatigue, l’asservissement, toute la pauvre humanité de ceux qu’on nomme des héros. Mais plus encore que dans le Feu, on sent la terrible fatalité qui courbe les êtres, fatalité faite de leur docilité inconsciente, de leur résignation, de leur veulerie.
Les plumitifs asservis à l’État, domestiqués par les gouvernements, nous ont trop vanté le patriotisme des peuples. C’est là un mensonge, comme est mensonge tout ce qu’ont dit ou écrit les porte-paroles officiels ou officieux de la Raison d’État.
Non, les hommes du peuple des villes et des champs ne sont pas patriotes au fond d’eux-mêmes, ils ne sont rien d’autre qu’un pauvre troupeau, poussés par les bergers, mordus par les chiens, et ils vont, parce qu’on leur ordonne d’aller.
Il n’y a pas de patriotisme sans haine, dit l’illuminé Marcassin [[ Clarté p. 131.]]. Sont-ils patriotes ? Non, car ils n’ont pas de haine, sinon celle qu’on leur commande et qui fond vite au premier contact de leur chair blessée, de leur souffrance, de leur rancœur, avec la chair, la souffrance, la rancœur de l’ennemi prétendu. Et sans haine, sans patriotisme, sans idéal, ils accomplissent l’œuvre de mort.
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Parmi l’aveuglement général, quelques êtres se réveilleront de leur lourd sommeil de brute, lentement ils verront clair en eux et autour d eux. Mais avant d’arriver à la complète « clarté » que de luttes à soutenir avec les vieux préjugés, les vieilles hérédités incrustées dans le cerveau, avec la routine des vieux gestes réflexes et des pensées toutes faites.
Le héros de Clarté sera parmi les triomphateurs. Peu à peu, il dépouillera le vieil homme, peu à peu et comme avec un déchirement intérieur, il répudiera les vieilles idoles : Dieu, Patrie, il se découvrira lui-même et découvrira le vrai monde. Las des clichés, il cherchera en lui-même les véritables raisons de vivre, et il aura le courage de ne pas s’incliner, comme la foule servile, devant leurs représentations, le Prêtre, le Drapeau, l’Argent. Même l’amour lui apparaîtra tout autre. L’emportement sensuel et passager que couvre ce mot, prendra sa vraie place, fugitive et sans importance. Mais l’amitié lui apparaitra plus douce et avec Marie, sa compagne, consolée de sa déchéance d’amoureuse, ils s’uniront dans la recherche du vrai, ils s’efforceront de comprendre et ce sera entre eux l’intimité douce que n’ont pu créer les étreintes d’antan.
Combien lourdes, cependant, sont les hérédités à vaincre, et pourquoi faut-il que ces survivances soient représentées et conservées dans notre pauvre monde par ceux dont la tâche, logiquement, serait d’en hâter la disparition.
« On se déshabitue trop du sang à notre époque prosaïque, humanitaire et bêlante. Ah ! tant que les peuples aimeront la chasse, je ne désespérerai pas d’eux ! » [[ Clarté, p. 78.]] dit un prince assistant à la curée d’une chasse à courre. Là est le fond de la question ; la brute ancestrale sera-t-elle quelque peu vaincue ?
Les grands, les maîtres sont pessimistes et leur pensée cruelle, négative, farouchement désespérée, jaillit des lèvres d’un officier prussien blessé à mort : Arrière les rêveurs!… [[ Clarté, p. 163.]] Arrière les gens de Vérité…» et avant d’expirer, le hobereau exhale son infernale certitude : « J’ai confiance dans le gouffre du peuple. »
Cette phrase sinistre évoque le souvenir des grands « damnés » des anciens romans de chevalerie, éructant un dernier blasphème avant d’expirer, mais elle n’est que le chant du cygne de la Force, et la Raison finira par vaincre après un long et douloureux calvaire, après avoir pérégriné durant les millénaires, « sur la route qui monte en lacets ».
L’affirmation tenace, répétée d’une chose est une action, car peu à peu cette chose est envisagée comme possible et sa réalisation commence. Le livre d’Henri Barbusse est un acte, une bonne action, car il est l’affirmation d’un meilleur avenir.
Léon Werth écrivit naguère que ceux qui croient au progrès sont considérés comme des « primaires » par les augures de la littérature bien pensante. Comme le hobereau mourant de Clarté, les disciples de Barrès, Maurras, Bourget, Agathon. et Cie ne croient pas au progrès, cœurs secs et esprits étroits, ils inscrivent l’avenir dans le passé, fidèles sujets d’une Église pétrifiée et de prêtres traîtres à l’idée de rédemption, ils ne pressentent nullement le surhumain et le rire serein de Zarathoustra ne frappe point leurs oreilles.
L’évolution d’un primaire tel que le héros de Clarté est cependant chose possible, certaine même, et cette certitude renferme tout notre espoir.
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Un des pires sophismes, par lesquels les petits esprits « réalistes » prétendirent justifier la guerre est celui de la « défense du Pays ».
— Pourquoi te bats-tu ?
— Pour sauver mon pays [[ Clarté, p.177.]]
À ce sophisme, c’est un humble qui répond avec son bon sens têtu : « La France, eh ben quoi, c’est les Français…» [[ Clarté, p.113.]]
À la lumière de cette réponse, le malentendu universel s’éclaire. Jusqu’ici on avait dit : « Il faut bien se défendre », et voici que là-bas, vers le Nord, des hommes sont venus qui se sont souvenus des enseignements de Tolstoï.
Les journaux nous ont appris que lorsque l’armée allemande avançait sur le territoire de la Russie révolutionnaire, les délégués des Soviets déclaraient : « Nous n’opposerons point de résistance, nous sommes armés cependant, entrez dans nos villes, installez‑y vos armées, et nous verrons bien ce que peuvent vos régiments contre un peuple qui ne veut pas se battre. »
Les événements ont montré ce que pouvaient les armées dans un tel pays s’y imprégner peu à peu de l’esprit de désobéissance, et lorsque las d’une occupation militaire stérile, leurs maîtres les rappellent, rapporter en leur pays la force nouvelle dont ils sont imprégnés.
Il fallait que cette expérience fut faite, mais en août 1914, personne n’osa la faire. Les maîtres ne la voulaient pas, les peuples ne la désiraient pas et voici que surgit à nos yeux cette évidence : « la seule cause de la guerre c’est l’esclavage de ceux qui la font avec leur chair. »
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Ayant souffert, ayant réfléchi, l’homme de demain vaudra-t-il un peu mieux que celui d’hier ?
L’auteur de Clarté répond nettement : oui. La conclusion du livre c’est le cri final de l’esprit qui s’ouvre et qui désire la vérité comme les anciens croyants désiraient Dieu. L’acte d’une foi nouvelle dressé après avoir fait table rase de toutes les erreurs du passé, la voie tracée pour l’Avenir.
On raconte que Michel-Ange, passant un jour devant une montagne éprouva le désir fou de sculpter cette montagne.
Nul doute que si le Maitre de la Sixtine eût pu réaliser son rêve, il eût donné à son colossal travail la forme humaine, et les générations eussent ainsi possédé ce symbole magnifique : l’effort de l’artiste, du penseur idéaliste sculptant l’Homme, et proposant son image dressée à l’imitation des foules.
Clarté s’apparente à ce désir énorme, la pensée directrice suit très logiquement celle ébauchée dans le Feu. Henri Barbusse aura uni l’Art et la Propagande au sens le plus élevé de ce mot, préparant ainsi la naissance de l’Homme.
Génold