La Presse Anarchiste

Le Congrès de La Haye

Ce Congrès a débu­té, le dimanche 1er sep­tembre au soir, par une réunion pré­pa­ra­toire, dans laquelle les délé­gués, arri­vant un à un et à grand’­peine jus­qu’à la salle Concor­dia dans la Lange Lom­bard Straat, à tra­vers une foule géné­ra­le­ment hos­tile, ont pu consta­ter deux choses fort désa­gréables : d’a­bord, que les pré­pa­ra­tifs pour le Congrès n’a­vaient été faits que d’une manière très incom­plète, faute d’une orga­ni­sa­tion locale qui pût s’en occu­per sérieu­se­ment ; car les quelques inter­na­tio­naux de la Haye, mal­gré toute leur bonne volon­té, s’é­taient trou­vés dans l’im­pos­si­bi­li­té maté­rielle de pré­pa­rer tout ce qui était néces­saire à la tenue d’un Congrès en règle ; – mais le Conseil géné­ral avait choi­si la Haye, il fal­lait que la Haye s’exé­cu­tât bon gré mal gré. La seconde chose désa­gréable était la pré­sence du Conseil géné­ral presque au com­plet : ses membres for­maient à eux seuls le tiers du Congrès, et avec l’ap­point d’un cer­tain nombre de délé­gués plus ou moins sérieux, consti­tuaient une majo­ri­té faite d’a­vance, et qui devait rendre illu­soire toute délibération.

En effet, dans les séances admi­nis­tra­tives du lun­di, où com­men­ça la véri­fi­ca­tion des man­dats, on put consta­ter offi­ciel­le­ment la pré­sence de vingt-deux membres du Conseil géné­ral sur un total de 64 délé­gués. Sur ces vingt-deux, deux étaient délé­gués pure­ment et sim­ple­ment par le Conseil géné­ral, sans man­dat d’au­cune sec­tion. Un cer­tain nombre d’autres avaient des man­dats de com­plai­sance, déli­vrés par des sec­tions aux­quelles ces Mes­sieurs étaient et sont encore com­plé­te­ment incon­nus : ces man­dats, arri­vés en blanc à Londres, avaient ensuite été rem­plis par le Conseil géné­ral lui-même : nous avons consta­té de nos yeux ce fait pour le citoyen Vaillant, qui avait un man­dat de la sec­tion de la Chaux-de-Fonds (la sec­tion Ulysse Dubois-Elzingre-Coul­le­ry); ce man­dat, qui ne conte­nait aucune ins­truc­tion, disait sim­ple­ment : « La sec­tion délègue au Congrès, le citoyen… (le nom en blanc), avec pou­voir de la repré­sen­ter, – et ensuite une main étran­gère avait inter­ca­lé le nom de Vaillant. D’autres membres du Conseil géné­ral, comme Ant. Arnaud, qui avait un man­dat de la sec­tion de Carouge, Bar­ry, qui avait un man­dat de la sec­tion de Chi­ca­go (Amé­rique du Nord), Cour­net, qui avait un man­dat du comi­té cen­tral de Copen­hague, se trou­vaient dans la même situa­tion que Vaillant.

Que dirons-nous des man­dats de sec­tions fran­çaises, dont étaient por­teurs une demi dou­zaine de membres du Conseil géné­ral ? Il fut conve­nu que, vu la situa­tion excep­tion­nelle de la France, ces man­dats ne pour­raient être connus que des seuls membres de la com­mis­sion de véri­fi­ca­tion, et que le Congrès igno­re­rait jus­qu’au nom des sec­tions d’où éma­naient les man­dats. Ain­si, nous devions accep­ter les yeux fer­més tout délé­gué qui se disait envoyé par une sec­tion fran­çaise ; toute inves­ti­ga­tion à leur égard nous était inter­dite, et nous devions nous en rap­por­ter aveu­glé­ment aux agis­se­ments d’une com­mis­sion com­po­sée exclu­si­ve­ment de nos adver­saires décla­rés. En pré­sence d’un pareil état de choses, il doit nous être per­mis de dire que les man­dats fran­çais ne nous ins­pirent pas le même degré de confiance que ceux dont la vali­di­té a pu être consta­tée au grand jour, comme les man­dats belges ou espa­gnols ; il est pos­sible que les man­dats fran­çais fussent tous par­fai­te­ment régu­liers, mais il est pos­sible aus­si qu’ils ne le fussent pas tous ; et quand nous voyons les citoyens Fræn­kel, Johan­nard, Lon­guet, Ran­vier, Sérailler, membres du Conseil géné­ral, sié­ger au Congrès en ver­tu seule­ment de man­dats pareils, il nous semble assez étrange qu’ils aient la pré­ten­tion de mieux repré­sen­ter l’In­ter­na­tio­nale que les Espa­gnols, les Belges, les Hol­lan­dais ou les Juras­siens, délé­gués des fédé­ra­tions les plus nom­breuses, les plus vivantes, les plus régu­liè­re­ment constituées.

Il y avait encore, en dehors du Conseil géné­ral, un cer­tain nombre de délé­gués pour­vus de man­dats fran­çais, et plu­sieurs d’en­tr’eux, par pré­cau­tion, n’a­vaient pas même don­né leur véri­table nom. De la sorte, nous nous trou­vions en pré­sence de citoyens dont nous ne pou­vions ni véri­fier le man­dat, ni même consta­ter l’i­den­ti­té per­son­nelle. Comme ces citoyens ont voté avec le Conseil géné­ral, celui-ci n’a fait aucune obser­va­tion, et a trou­vé que tout était par­fai­te­ment en règle ; mais si, par aven­ture, l’op­po­si­tion s’é­tait avi­sée d’a­me­ner de son côté un cer­tain nombre de délé­gués dans des condi­tions sem­blables, nous dou­tons que le Conseil géné­ral se fût mon­tré si bon enfant pour eux. Il a don­né, du reste, la mesure de son impar­tia­li­té, lorsque, après avoir pas­sé sans obser­va­tion aucune sur les man­dats fran­çais, il a cher­ché des chi­canes.… nous allions dire d’Al­le­mand, mais on nous repro­che­rait de fomen­ter les haines natio­nales, – aux délé­gués espa­gnols et à plu­sieurs autres membres de la minorité.

Les quatre caté­go­ries de citoyens dont nous venons de par­ler : délé­gués du Conseil géné­ral seule­ment, membres du Conseil géné­ral avec des man­dats de com­plai­sance, membres du Conseil géné­ral délé­gués par des Sec­tions fran­çaises, et délé­gués de sec­tions fran­çaises en dehors du Conseil géné­ral, for­maient un total d’au moins dix-sept délé­gués : Dupont, Sex­ton, Vaillant, Arnaud, Bar­ry, Cour­net, Fræn­kel , Johan­nard, Lon­guet, Ran­vier, Sérailler, Dumont, Lucain, Swarm, Wal­ter, Vichard, Vil­mot, – qui tous, excep­té Sex­ton, votèrent avec la majorité.

L’ob­ser­va­tion au sujet des man­dats fran­çais s’ap­plique, quoique à un moindre degré, aux man­dats alle­mands. On sait qu’en Alle­magne la loi empêche l’exis­tence régu­lière de l’In­ter­na­tio­nale ; il ne peut y avoir en Alle­magne que des adhé­rents indi­vi­duels à l’As­so­cia­tion, mais pas de Sec­tions. Est ce un motif pour empê­cher les délé­gués des Asso­cia­tions ouvrières alle­mandes de sié­ger dans nos Congrès ? Nul­le­ment : seule­ment il faut leur appli­quer cette règle votée au Congrès de Bâle, et qui dit que, pour les pays où la loi empêche l’exis­tence régu­lière de l’In­ter­na­tio­nale, les délé­gués des Asso­cia­tions ouvrières de ces pays peuvent être admis à sié­ger dans les Congrès, mais sans pou­voir voter dans les ques­tions admi­nis­tra­tives.

L’op­po­si­tion, qui tenait à pous­ser l’es­prit de conci­lia­tion jus­qu’à ses extrêmes limites, n’a pas cru devoir invo­quer cette déci­sion de Bâle contre le vote des délé­gués alle­mands ; mais il n’en est pas moins cer­tain qu’en droit strict, elle aurait pu s’en prévaloir.

Réca­pi­tu­lons main­te­nant les élé­ments qui com­po­saient la majo­ri­té. D’a­bord les 16 délé­gués dont nous avons par­lé, et dont les man­dats, ou bien pou­vaient être contes­tés, ou bien n’a­vaient qu’une valeur dou­teuse ; puis les délé­gués n’ayant que des man­dats alle­mands, au nombre de 7 : Bern­hard Becker, Cuno, Diet­gen, Kugel­mann, Milke, Schu­ma­cher, Scheu ; ensuite Marx et Engels, membres du Conseil géné­ral, et munis de divers man­dats amé­ri­cains et alle­mands ; Lemous­su, membre du Conseil géné­ral, repré­sen­tant une Sec­tion fran­çaise de Londres ; Less­ner, membre du Conseil géné­ral, repré­sen­tant une Sec­tion alle­mande de Londres ; Wro­bles­ki, membre du Conseil géné­ral, repré­sen­tant une Sec­tion polo­naise de Londres ; Hep­ner, rédac­teur du Volkss­taat de Leip­zig, avec un man­dat amé­ri­cain ; Lafargue, gendre de Marx, repré­sen­tant cette fameuse Nou­velle fédé­ra­tion madri­lène, qui compte neuf membres et qui n’est pas recon­nue par la Fédé­ra­tion régio­nale espa­gnole, et ayant en outre un man­dat de Lis­bonne ; enfin deux délé­gués de Genève, un délé­gué de Zurich, deux délé­gués d’A­mé­rique, un délé­gué du Dane­mark, un délé­gué d’Aus­tra­lie, un délé­gué de Bohème, et un délé­gué de Hongrie.

En défi­ni­tive, comme l’a très bien fait remar­quer le com­pa­gnon Bris­mée de Bruxelles, la majo­ri­té était essen­tiel­le­ment for­mée de deux pays où l’In­ter­na­tio­nale ne peut exis­ter régu­liè­re­ment, la France et l’Al­le­magne ; et ce sont des repré­sen­tants plus ou moins authen­tiques de ces deux pays, repré­sen­tants dont les ouvriers leurs com­pa­triotes seront dans l’im­pos­si­bi­li­té de contrô­ler sérieu­se­ment les acte, ce sont ces délé­gués-là qui ont vou­lu faire à la Haye la loi à l’In­ter­na­tio­nale, et qui ont pré­ten­du écra­ser de leur majo­ri­té fac­tice les fédé­ra­tions repré­sen­tées par les 22 délé­gués de la mino­ri­té, et dont voi­ci l’énumération :

Fédé­ra­tion belge : Bris­mée, Coe­nen, Ebe­rhardt, Fluse, Her­mann, Splin­gard, Van den Abeele.

Fédé­ra­tion hol­lan­daise : Dave, Gerhard, Gil­ken, Van den Hout.

Fédé­ra­tion juras­sienne : Guillaume, Schwitzguébel.

Fédé­ra­tion anglaise : Ecca­rius, John Hales, Mot­ter­shead, Roach.

Fédé­ra­tion espa­gnole : Ale­ri­ni, Far­go. Pel­li­cer, Mar­se­lau, Morago.

Par­tie de la fédé­ra­tion amé­ri­caine : Sauva.

La fédé­ra­tion ita­lienne n’é­tait pas repré­sen­tée, mais elle avait mani­fes­té d’a­vance son adhé­sion aux prin­cipes de l’opposition.

Les obser­va­tions qui pré­cé­dent suf­fi­ront à faire com­prendre quelle allait être la nature des tra­vaux d’un Congrès ain­si com­po­sé : ces tra­vaux ne pou­vaient être – et ce mot vint invo­lon­tai­re­ment à la bouche de tous les délé­gués de l’op­po­si­tion – qu’une mys­ti­fi­ca­tion.

[|* * * *|]

Nous ne pou­vons son­ger à don­ner un pro­cès-ver­bal des séances du Congrès : nous devons nous bor­ner, après en avoir indi­qué la com­po­si­tion, à en men­tion­ner les inci­dents principaux.

Les trois jour­nées du lun­di, du mar­di et du mer­cre­di furent entiè­re­ment employées à la véri­fi­ca­tion des mandats.

La com­mis­sion de véri­fi­ca­tion contes­ta plu­sieurs man­dats de délé­gués de l’op­po­si­tion, entre autres ceux des Espa­gnols, celui de deux Amé­ri­cains, et du délé­gué de la Sec­tion de pro­pa­gande et d’ac­tion socia­liste de Genève.

L’ob­jec­tion faite aux Espa­gnols était que leur fédé­ra­tion n’a­vait pas payé ses coti­sa­tions à Londres.

La majo­ri­té se croyait sûre de son fait ; mal­heu­reu­se­ment pour elle, les Espa­gnols avaient appor­té les coti­sa­tions avec eux, dans l’in­ten­tion de les payer au Congrès même, ce qu’ils firent. Une fois ‑ces coti­sa­tions acquit­tées, il sem­blait qu’il ne dût plus y avoir d’ob­jec­tion contre les délé­gués espa­gnols, puisque la com­mis­sion n’en avait pas for­mu­lé d’autres. Mais M. Marx est un homme à res­sources ; il trou­va immé­dia­te­ment un nou­veau pré­texte : les Espa­gnols étaient impli­qués dans la ques­tion de l’Al­liance, il fal­lait sus­pendre leur admis­sion jus-qu’a­près la dis­cus­sion sur cette ques­tion-là. Cette-tac­tique jésui­tique fut déjouée par l’at­ti­tude éner­gique des Espa­gnols : Mar­se­lau, de Séville, dans un dis­cours écra­sant de mépris pour les machi­na­tions mal­propres de la majo­ri­té, mit à nu toutes les petites intrigues employées contre l’Es­pagne, et som­ma le Congrès de décla­rer fran­che­ment s’il vou­lait, oui ou non, expul­ser de l’In­ter­na­tio­nale la fédé­ra­tion espa­gnole. La majo­ri­té n’o­sa pas répondre, et les Espa­gnols furent admis.

Les délé­gués amé­ri­cains dont les man­dats étaient contes­tés, étaient Sau­va, des Sec­tions 2, 29 et 42, et West, de la Sec­tion 12. Les dif­fé­rends qui divisent les Sec­tions amé­ri­caines méritent une étude spé­ciale, et l’es­pace nous manque aujourd’­hui pour en par­ler : nous nous bor­ne­rons à dire que le man­dat de la Sec­tion 2 fut annu­lé, et que Sau­va ne fut admis que comme délé­gué des Sec­tions 29 et 42 ; le man­dat de la Sec­tion 12 fut annu­lé aus­si, et West ne put pas sié­ger au Congrès. Notons ici cet inci­dent curieux, qu’Ec­ca­rius , membre du Conseil géné­ral et ancien cor­res­pon­dant pour l’A­mé­rique, se trou­vant en désac­cord avec ses col­lègues au sujet de cette sec­tion 12, est ouver­te­ment accu­sé par eux d’être affi­lié à l’Al­liance et d’être ven­du au minis­tère Glad­stone. C’est du reste ce que dit M. Marx de toute la fédé­ra­tion anglaise, dont le Conseil fédé­ral a osé se mettre en rébel­lion ouverte contre lui.

La Sec­tion de pro­pa­gande et d’ac­tion socia­liste de Genève, qui fait par­tie de la Fédé­ra­tion juras­sienne, ne se sen­tant pas suf­fi­sam­ment repré­sen­tée par les deux délé­gués élus au Congrès de la Chaux- de-Fonds, avait tenu à envoyer au Congrès son délé­gué spé­cial, en la per­sonne du citoyen Jou­kows­ky. Il arri­va qu’elle ne fut pas repré­sen­tée du tout, la majo­ri­té ayant déci­dé de ren­voyer indé­fi­ni­ment l’exa­men des pou­voirs de Jou­kows­ky, qui se trou­va ain­si, pen­dant toute la durée du Congrès, à attendre un arrêt qui ne fut pas pro­non­cé, le Congrès n’ayant pas eu le temps de s’en occuper.

Une fois la ques­tion des man­dats ter­mi­née, le Congrès s’oc­cu­pa de la consti­tu­tion de bureau. Le pré­sident pro­vi­soire Van den Abeele fut rem­pla­cé par le citoyen Ran­vier ; Sorge (le Karl Marx de New-York) et Dupont furent élus vice-pré­si­dents. Cette élec­tion fut mar­quée par une petite manœuvre de Marx, rela­tive à Bris­mée, que l’op­po­si­tion por­tait comme can­di­dat à la pré­si­dence, – mais nous n’a­vons pas le temps de nar­rer en détail toutes ces misères. Les secré­taires furent Lemous­su pour le fran­çais ; Roach pour l’an­glais ; Mar­se­lau pour l’es­pa­gnol ; les noms des secré­taires pour l’al­le­mand et le hol­lan­dais nous échappent.

Dès l’ou­ver­ture du Congrès, les Espa­gnols avaient dépo­sé une motion d’ordre ten­dant à faire chan­ger le mode de vota­tion. L’u­sage adop­té jus­qu’i­ci, et qui attri­bue une voix à chaque délé­gué, per­met aux délé­gués d’une seule région, si les cir­cons­tances géo­gra­phiques leur per­mettent de venir en grand nombre de for­mer à eux seuls la majo­ri­té d’un Congrès. Les Espa­gnols. appuyés par les Belges et les Juras­siens, deman­daient par consé­quent que le vote se fit, non par tête, mais par fédé­ra­tion. Cette demande si légi­time fut repous­sée par la majo­ri­té, qui se voyait per­due si le vote n’a­vait plus lieu par tête. En pré­sence de cette déci­sion du Congrès, les Espa­gnols et les Juras­siens décla­rèrent qu’ils ne pren­draient part à aucun vote, et qu’ils ne consi­dé­raient le Congrès que comme une simple comé­die ; ils annon­cèrent en même temps qu’ils étaient déci­dés à assis­ter jus­qu’à la fin, en simple spec­ta­teurs, aux agis­se­ments de la majo­ri­té. Plu­sieurs des Belges et des Hol­lan­dais ces­sèrent éga­le­ment de voter dès les pre­miers jours.

L’ordre du jour du Congrès fut ain­si fixé : 1° Dis­cus­sion sur les pou­voirs du Conseil géné­ral ; 2° Dis­cus­sion sur la pro­po­si­tion d’in­ter­ca­ler dans les Sta­tuts géné­raux la réso­lu­tion IX de la Confé­rence de Londres rela­tive à l’ac­tion poli­tique du pro­lé­ta­riat ; 3° Diverses mesures admi­nis­tra­tives, comme élec­tion du Conseil géné­ral, choix du lieu du pro­chain Congrès, véri­fi­ca­tion des comptes du Conseil géné­ral. rap­ports de diverses com­mis­sions, etc.

Sur la pro­po­si­tion du Conseil géné­ral, une com­mis­sion de cinq membres fut nom­mée pour s’oc­cu­per d’une enquête sur la Socié­té l’Alliance et pré­sen­ter rap­port au Congrès. Ces cinq membres furent : Cuno, Alle­mand ; Wal­ter, Fran­çais ; Lucain, Fran­çais ; Vichard, Fran­çais ; et Roch Splin­gard, Belge. – Splin­gard fut pla­cé dans la com­mis­sion sur la demande for­melle de la mino­ri­té, qui tenait à voir clair dans les docu­ments par les­quels le Conseil géné­ral pré­ten­dait appuyer ses accu­sa­tions. Les trois Fran­çais Wal­ter, Lucain et Vichard étaient tous les trois cachés sous un faux nom, tous les trois enve­lop­pés d’un impé­né­trable mys­tère : et c’é­tait à trois citoyens dont l’i­den­ti­té ne pou­vait pas même être consta­tée par le Congrès, que l’on confiait la mis­sion d’ou­vrir une enquête d’une pareille gra­vi­té ! Quant à Cuno, pré­sident de la com­mis­sion, il don­na la mesure de son dis­cer­ne­ment en pro­vo­quant le jeu­di, en séance publique, un fonc­tion­naire alle­mand auquel il dut faire des excuses publiques le vendredi.

La plu­part des délé­gués que cette Com­mis­sion, nom­mée le mer­cre­di, jugea à pro­pos d’ap­pe­ler devant elle, décla­rèrent qu’ils n’ac­cep­taient pas cette enquête, et refu­sèrent d’une façon abso­lue de répondre à des ques­tions que per­sonne, selon eux, n’a­vait le droit de leur adres­ser. D’autres consen­tirent à don­ner quelques expli­ca­tions. Mais n’an­ti­ci­pons pas sur les tra­vaux de cette fameuse Com­mis­sion ; nous en par­le­rons plus loin.

[|* * * *|]

Tous les pré­li­mi­naires étant ache­vés, la comé­die des man­dats ter­mi­née, le bureau nom­mé et l’ordre du jour fixé, le Congrès se déci­da à tenir une séance publique, le jeu­di après-midi. Une foule nom­breuse et géné­ra­le­ment sym­pa­thique se pres­sait dans l’é­troit local des séances ; les dis­po­si­tions de la popu­la­tion de la Haye à l’é­gard de l’In­ter­na­tio­nale avaient sen­si­ble­ment chan­gé depuis le dimanche : on avait consta­té que les socia­listes n’a­vaient mis le feu à aucune mai­son et man­gé aucun petit enfant ; aus­si la bour­geoi­sie ne les insul­tait plus dans les rues et les ouvriers com­men­çaient à s’en­har­dir et à mani­fes­ter ouver­te­ment leur sympathie.

Dans cette pre­mière séance publique, après un dis­cours du pré­sident Ran­vier, qui fit l’é­loge de la Confé­rence de Londres, le Conseil géné­ral pré­sen­ta un rap­port sur les évé­ne­ments poli­tiques en Europe pen­dant les trois années qui se sont écou­lées depuis le Congrès de Bâle. Ce rap­port a été publié par divers jour­naux, et paraî­tra pro­ba­ble­ment en bro­chure ; nous croyons donc pou­voir nous abs­te­nir d’en don­ner un résu­mé qui serait néces­sai­re­ment incomplet.

Après la lec­ture du rap­port en fran­çais, en anglais et en alle­mand, les délé­gués de la fédé­ra­tion juras­sienne, appuyés par divers autres délé­gués de l’op­po­si­tion, pré­sen­tèrent la réso­lu­tion suivante :

« Le Congrès de l’As­so­cia­tion inter­na­tio­nale des Tra­vailleurs, réuni à La Haye, exprime, au nom du pro­lé­ta­riat uni­ver­sel, son admi­ra­tion pour les héroïques cham­pions de la cause de l’é­man­ci­pa­tion du tra­vail, tom­bés vic­times de leur dévoue­ment, et envoie un salut fra­ter­nel et sym­pa­thique à tous ceux que per­sé­cute en ce moment la réac­tion bour­geoise en France, en Alle­magne, en Dane­mark et dans le monde entier. »

Il n’y eut pas de vote sur cette réso­lu­tion ; elle fut adop­tée par acclamation.

Ensuite le débat s’ou­vrit sur la pre­mière ques­tion de l’ordre du jour : les pou­voirs du Conseil général.

Her­mann, délé­gué des Sec­tions de Liège (Bel­gique), et membre lui-même du Conseil géné­ral, où il rem­plit l’emploi de secré­taire pour la Bel­gique, ouvre la dis­cus­sion. Her­mann appar­tient à l’op­po­si­tion. Les Sec­tions qu’il repré­sente sont d’a­vis, comme toutes les sec­tions belges en géné­ral, que le Conseil géné­ral ne doit pas être un centre poli­tique impo­sant une doc­trine quel­conque et pré­ten­dant diri­ger l’as­so­cia­tion. Il doit être for­mé autre­ment qu’il ne l’a été jus­qu’à ce jour, chaque pays. pou­vant y nom­mer des repré­sen­tants, sans qu’il puisse s’ad­joindre aucun membre étran­ger. Le but pour­sui­vi par l’In­ter­na­tio­nale, c’est l’or­ga­ni­sa­tion des forces ouvrières dans la lutte contre le capi­tal, avec cet objec­tif suprême, l’a­bo­li­tion du sala­riat et du pro­lé­ta­riat. Chaque pays doit être libre de recher­cher les moyens d’ac­tion qui lui conviennent. le mieux dans cette lutte. Quant à lui, sa délé­ga­tion est for­melle ; elle demande que le Congrès éta­blisse des condi­tions telles que le Conseil géné­ral ne puisse plus impo­ser aucune direc­tion à l’Association.

Lafargue, le gendre de Marx, répond à Her­mann. Il parle de ses man­dats de Lis­bonne et de Madrid, et des ins­truc­tions qu’ils ren­ferment (ins­truc­tions écrites sous la dic­tée de M. Lafargue lui-même). Les attri­bu­tions du Conseil géné­ral doivent être main­te­nues ; c’est par lui que l’In­ter­na­tio­nale existe ; si on le sup­pri­mait, l’In­ter­na­tio­nale péri­rait. Il dira du Conseil géné­ral ce que Vol­taire disait de Dieu : que s’il n’exis­tait pas, il fau­drait l’inventer.

Guillaume, délé­gué juras­sien, expose l’o­pi­nion de sa fédé­ra­tion dans un dis­cours dont nous repro­dui­sons les points prin­ci­paux, afin que les membres de la fédé­ra­tion juras­sienne puissent juger si leur opi­nion a été fidè­le­ment expri­mée par leur délégué.

Il y a actuel­le­ment, dit-il, dans l’As­so­cia­tion inter­na­tio­nale, deux grands cou­rants d’i­dées. Les uns la consi­dèrent comme la créa­tion per­ma­nente d’un pou­voir cen­tral, d’un groupe d’hommes pos­sé­dant une cer­taine doc­trine sociale dont l’ap­pli­ca­tion doit éman­ci­per le tra­vail ; ils pro­pagent par­tout leur doc­trine, empê­chant toute pro­pa­gande oppo­sée. On pense que c’est grâce à ce groupe, main­te­nant une sorte d’or­tho­doxie, et à cause d’elle, que l’In­ter­na­tio­nale existe. D’autres, au contraire, croient que l’In­ter­na­tio­nale ne résulte pas de l’ac­tion d’un groupe quel­conque d’hommes, mais bien des condi­tions éco­no­miques de chaque contrée. La situa­tion ana­logue des tra­vailleurs, dans les divers pays, pro­duit une iden­ti­té de sen­ti­ments, d’as­pi­ra­tions et d’in­té­rêts qui, spon­ta­né­ment, donne nais­sance à l’In­ter­na­tio­nale. Ce n’est pas une concep­tion sor­tie d’un cer­veau quel­conque, mais la résul­tante néces­saire des faits économiques.

Les membres de notre fédé­ra­tion ont contri­bué, à Bâle, à remettre aux mains du Conseil géné­ral les pou­voirs dont nous nous plai­gnons aujourd’­hui, nous le recon­nais­sons volon­tiers. C’est ins­truits par l’ex­pé­rience, c’est parce que nous avons eu à souf­frir d’a­bus d’au­to­ri­té du Conseil géné­ral, que nous avons été peu à peu ame­nés à exa­mi­ner si l’é­ten­due ses attri­bu­tions n’é­tait pas un dan­ger. Nous avons agi en pra­ti­ciens. non en théoriciens.

Le désir émis, il y a un an envi­ron par notre fédé­ra­tion, de limi­ter les pou­voirs du Conseil géné­ral, a ren­con­tré l’adhé­sion de diverses fédé­ra­tions. En Bel­gique, on a même fait la pro­po­si­tion de le sup­pri­mer. Nous n’é­tions pas allés jusque là. Mais lorsque cette pro­po­si­tion est par­ve­nue à notre connais­sance, nous avons cher­ché alors si, dans l’é­tat actuel de l’In­ter­na­tio­nale, l’exis­tence du Conseil géné­ral était néces­saire. Nous avons dis­cu­té, nous avons consul­té les autres fédé­ra­tions ; qu’est-il adve­nu de cette enquête ? La majo­ri­té des fédé­ra­tions a été d’a­vis de main­te­nir, non pas une auto­ri­té cen­trale, mais un centre de cor­res­pon­dance et de sta­tis­tique. Il nous a sem­blé que les fédé­ra­tions pour­raient, sans cet inter­mé­diaire, entrer en rela­tion entre elles, néan­moins nous avons adhé­ré à l’o­pi­nion de la majo­ri­té, à condi­tion que le Conseil géné­ral ne soit qu’un simple bureau de cor­res­pon­dance et de statistique.

Ceux qui dési­rent main­te­nir au Conseil géné­ral les pou­voirs qu’il pos­sède actuel­le­ment, ont objec­té qu’il fal­lait avoir un pou­voir fort pour sou­te­nir notre asso­cia­tion. L’In­ter­na­tio­nale sou­tient deux sortes de luttes : la lutte éco­no­mique, qui se tra­duit par les-grèves ; la lutte poli­tique, qui, sui­vant les pays, se tra­duit par des can­di­da­tures ouvrières ou par la révo­lu­tion. Ces deux luttes sont insé­pa­rables ; elles doivent-être menées ensemble ; sur ce point, nulle contes­ta­tion. Mais à quel titre le Conseil géné­ral serait-il néces­saire pour nous gui­der dans l’une ou l’autre de ces luttes ? À‑t-il jamais orga­ni­sé une grève ? Non. Il n’a aucune aucune action sur ces conflits. Lors­qu’ils sur­gissent, c’est la soli­da­ri­té seule qui nous déter­mine à agir. Sou­ve­nez-vous, pour ne par­ler que de la Suisse, quelles pro­tes­ta­tions la fédé­ra­tion gene­voise adres­sa aux jour­naux qui pré­ten­daient, lors des grèves de 1868 – 69, que cette fédé­ra­tion avait reçu un mot d’ordre de Londres et de Paris. Quant à nous, nous ne vou­lons pas que l’In­ter­na­tio­nale reçoive d’ordres de Londres ou d’ailleurs.

Pour la lutte poli­tique, le Conseil géné­ral n’est pas davan­tage néces­saire. Ce n’est pas lui qui a jamais conduit les tra­vailleurs à la révo­lu­tion. Ces grandes mani­fes­ta­tions s’ef­fec­tuent spon­ta­né­ment, sans qu’on ait besoin d’être guidé.

Dès lors, nous contes­tons l’u­ti­li­té du Conseil géné­ral. Cepen­dant, nous l’ad­met­tons, si son rôle est réduit aux simples fonc­tions de bureau de cor­res­pon­dance et de statistique.

Serge, de New-York, répond que l’A­mé­rique a fait, elle aus­si, des expé­riences qui l’ont conduite à des conclu­sions oppo­sées à celles de la fédé­ra­tion juras­sienne. La fédé­ra­tion juras­sienne se déclare enne­mie de l’au­to­ri­té ; j’au­rais vou­lu du moins qu’elle n’eut pas le pou­voir d’im­pri­mer les choses infâmes, qu’elle a publiées…

Ici, inter­rup­tion, tumulte. L’op­po­si­tion somme le pré­sident de rap­pe­ler Sorge à l’ordre. Sorge retire ses der­nières paroles, et continue :

On dit que le Conseil géné­ral de Londres n’a jamais orga­ni­sé de grèves : ce n’est pas vrai. Son inter­ven­tion a été des plus effi­caces dans la grève des bron­ziers de Paris, dans celle des ouvriers en machines à coudre de New-York, dans celle des méca­ni­ciens de Newcastle…

À ces mots, Mot­ter­shead, délé­gué anglais, inter­rompt de nou­veau, en disant : C’est inexact, les méca­ni­ciens de New­castle n’ont rien eu à faire avec le Conseil général.

Sorge reprend : Le Conseil géné­ral doit être l’é­tat-major de l’as­so­cia­tion. Les par­ti­sans de l’au­to­no­mie disent que notre asso­cia­tion n’a pas besoin de tête ; nous pen­sons au contraire qu’il lui en faut une, et avec beau­coup de cer­velle dedans. (On regarde Marx, et on rit.) Nous devons abso­lu­ment avoir une forte cen­tra­li­sa­tion, et, pour ter­mi­ner, en oppo­si­tion à ceux qui demandent qu’on dimi­nue les pou­voirs du Conseil géné­ral, je demande qu’on lui en donne davantage.

Après ce dis­cours, la séance publique fut levée. Puis, en séance admi­nis­tra­tive, la majo­ri­té décla­ra la dis­cus­sion close, et vota les dis­po­si­tions sui­vantes, concer­nant les attri­bu­tions du Conseil général :

Art. 2. Le Conseil géné­ral est tenu d’exé­cu­ter les réso­lu­tions du Congrès, et de veiller dans chaque pays à la stricte obser­va­tion des prin­cipes fon­da­men­taux et des sta­tuts et règle­ments géné­raux de l’Internationale.

Art. 6. Le Conseil a éga­le­ment le droit de sus­pendre des branches, sec­tions, conseils ou comi­tés fédé­raux et fédé­ra­tions de l’In­ter­na­tio­nale jus­qu’au pro­chain Congrès. Cepen­dant, vis-à-vis des sec­tions appar­te­nant à une fédé­ra­tion, il n’exer­ce­ra ce droit qu’a­près avoir consul­té le Conseil fédé­ral respectif.

Dans le cas de la dis­so­lu­tion d’un Conseil fédé­ral, le Conseil géné­ral devra deman­der en même temps aux sec­tions de la fédé­ra­tion d’é­lire un nou­veau Conseil fédé­ral dans trente jours au plus.
Dans le cas de la sus­pen­sion de toute une fédé­ra­tion, le Conseil fédé­ral devra aus­si­tôt en avi­ser toutes les fédé­ra­tions. Si la majo­ri­té des fédé­ra­tions le demande, le Conseil géné­ral devra convo­quer une confé­rence extra­or­di­naire, com­po­sée d’un délé­gué par natio­na­li­té, qui se réuni­ra un Mois après et sta­tue­ra défi­ni­ti­ve­ment sur le différend.

Néan­moins, il est bien enten­du que les pays où l’In­ter­na­tio­nale est pro­hi­bée exer­ce­ront les mêmes droits que les fédé­ra­tions régulières.

[|* * * *|]

Le ven­dre­di, seconde séance publique. On y dis­cu­ta une pro­po­si­tion signée d’un cer­tain nombre de membres de la majo­ri­té, et qui consis­tait à inter­ca­ler dans les sta­tuts géné­raux la réso­lu­tion IX de la Confé­rence de Londres, avec la rédac­tion ci-dessous

Dans la lutte contre le pou­voir col­lec­tif des classes pos­sé­dantes, le pro­lé­ta­riat ne peut agir comme classe qu’en se consti­tuant lui-même en par­ti poli­tique dis­tinct, oppo­sé à tous les anciens par­tis for­més par les classes possédantes.

Cette consti­tu­tion du pro­lé­ta­riat en par­ti poli­tique est indis­pen­sable pour assu­rer le triomphe de la révo­lu­tion sociale et de son but suprême, l’a­bo­li­tion des classes.

La coa­li­tion des forces ouvrières, déjà obte­nue par les luttes éco­no­miques, doit aus­si ser­vir de levier aux mains de cette classe dans la lutte contre le pou­voir poli­tique de ces exploiteurs.

Les sei­gneurs de la terre et du capi­tal se ser­vant tou­jours de leurs pri­vi­lèges poli­tiques pour défendre et per­pé­tuer leurs mono­poles éco­no­miques et asser­vir le tra­vail, la conquête du pou­voir poli­tique devient donc le grand devoir du prolétariat.

La dis­cus­sion n’eut pas un carac­tère sérieux. Les deux ora­teurs qui sou­tinrent la pro­po­si­tion, Vaillant et Hep­ner, n’ap­por­tèrent pas le moindre argument.

Le blan­quiste Vaillant se bor­na à faire l’é­loge de la force et de la dic­ta­ture, en décla­rant que ceux qui ne pen­saient pas comme lui étaient des bour­geois ou des intri­gants, et qu’une fois la pro­po­si­tion adop­tée et inter­ca­lée comme article de foi dans la Bible de l’In­ter­na­tio­nale (tex­tuel), tout inter­na­tio­nal devrait être tenu de se confor­mer au pro­gramme poli­tique qui y est tra­cé, sous peine d’ex­pul­sion. – Nous serions curieux de savoir ce que pense la sec­tion romande de la Chaux-de-Fonds des opi­nions de son man­da­taire Vaillant.

Hep­ner du Volkss­taat – un des Juifs de la syna­gogue de Marx – décla­ra que les inter­na­tio­naux qui, en Suisse, ne vont pas voter aux élec­tions poli­tiques, sont les alliés du mou­chard Schweit­zer en Prusse, et que l’abs­ten­tion du vote conduit direc­te­ment au bureau de police. Lors de la guerre fran­co-alle­mande, les abs­ten­tion­nistes devinrent en Alle­magne les plus ardents patriotes prus­siens, et il en est de même par­tout. Quant à ce qu’on pré­tend, que le Conseil géné­ral veut impo­ser une doc­trine spé­ciale, c’est faux : il n’a jamais rien impo­sé aux Alle­mands, et la doc­trine poli­tique expo­sée dans les bro­chures du Conseil géné­ral s’est trou­vée en par­faite har­mo­nie avec les sen­ti­ments des ouvriers alle­mands, sans qu’il y ait eu besoin de leur faire aucune vio­lence. – Hep­ner dit bien d’autre choses encore, ne trai­tant jamais la ques­tion de prin­cipes, mais racon­tant une série d’his­to­riettes, les unes fausses, les autres ser­vant de pré­texte à de veni­meuses et calom­nieuses interprétations.

Guillaume fut le seul délé­gué de la mino­ri­té à qui il fut per­mis de par­ler. C’é­tait un passe-droit, car il y en avait une quin­zaine d’ins­crits avant lui ; mais, comme nous le com­primes plus tard, le plan du Conseil géné­ral était de faire expo­ser, en séance publique, les théo­ries de l’op­po­si­tion par la bouche de Guillaume, puis, à la fin du Congrès, de frap­per, d’ex­pul­sions celui qui avait été le porte-voix de la mino­ri­té, afin de faire croire au grand public que les prin­cipes de la mino­ri­té n’a­vaient eu d’autre défen­seur qu’un homme indigne de faire par­tie de l’Internationale.

La réponse de Guillaume fut très incom­plète, parce que, faute d’une entente préa­lable avec ses col­lègues de la mino­ri­té, il ne put réunir tous les maté­riaux épars dans les mains des divers délé­gués qui se pro­po­saient de par­ler contre la pro­po­si­tion. En outre, il répu­gnait à la mino­ri­té de pro­duire, en séance publique, cer­taines lettres de membres du Conseil géné­ral, qui don­naient à la pro­po­si­tion sa véri­table signi­fi­ca­tion. Guillaume se bor­na donc à une expo­sé géné­ral de la théo­rie fédé­ra­liste et révo­lu­tion­naire, qu’il oppo­sa à la doc­trine com­mu­niste, expo­sée dans le célèbre Mani­feste du par­ti com­mu­niste publié en 1848 par. Marx et Engels ; la réso­lu­tion IX de la Confé­rence de Londres, dont on pro­pose l’in­ter­ca­la­tion dans les sta­tuts géné­raux, n’est, d’a­près la mino­ri­té, qu’un pre­mier pas fait dans le sens de ce pro­gramme com­mu­niste. Rele­vant le terme d’abs­ten­tion­nistes appli­qué aux inter­na­tio­naux belges, hol­lan­dais, juras­siens, espa­gnols et ita­liens, Guillaume décla­ra que ce terme, intro­duit par Prou­dhon dans le voca­bu­laire socia­liste, prê­tait à l’é­qui­voque, et que ce que la mino­ri­té du Congrès vou­lait, c’é­tait, non l’in­dif­fé­ren­tisme poli­tique, mais une poli­tique spé­ciale, néga­trice de la poli­tique bour­geoise, et que nous appel­le­rons la poli­tique du tra­vail. La dis­tinc­tion entre la poli­tique posi­tive de la majo­ri­té et la poli­tique néga­tive de la mino­ri­té est du reste mar­quée clai­re­ment par la défi­ni­tion du but que l’une et l’autre se pro­pose : la majo­ri­té veut la conquête du pou­voir poli­tique, la mino­ri­té veut la des­truc­tion du pou­voir poli­tique.

À ce dis­cours, Lon­guet, jadis prou­dho­nien, mais deve­nu mar­xiste par des rai­sons de famille, fit une réponse abso­lu­ment vide. C’est en vain que nous en avons cher­ché les points prin­ci­paux pour les résu­mer briè­ve­ment ; il n’y a rien. dans cette harangue dif­fuse : des mots, beau­coup de mots, et pas une idée des­sous. La seule chose qu’on puisse prendre pour un argu­ment au milieu de ces phrases, c’est une plai­san­te­rie qui consis­tait à dire que l’o­ra­teur de la mino­ri­té n’a­vait lu ni Prou­dhon ni Marx, – plai­san­te­rie, qui rap­pelle la lettre M. Lafargue, par­lant de l’i­gno­rance bénie de la Fédé­ra­tion juras­sienne, et qui a eu le même succès.

La séance publique fut ensuite close ; puis, en séance pri­vée, par le même pro­cé­dé que la pre­mière lois, la majo­ri­té ayant pro­non­cé la clô­ture de la dis­cus­sion, la pro­po­si­tion fut votée.

Ce fut en séance pri­vée que l’on dési­gna le siège du nou­veau Conseil géné­ral et que l’on pro­cé­da à son élec­tion. Les blan­quistes (Ran­vier, Cour­net, Arnaud , Vaillant) vou­laient le main­te­nir à Londres, espé­rant l’a­voir ain­si entre leurs mains ; Marx, au contraire, après s’être ser­vi des blan­quistes contre la mino­ri­té, vou­lait à tout prix les éloi­gner du Conseil géné­ral, et ce fut de lui et de ses amis que par­tit la pro­po­si­tion de trans­fé­rer le Conseil en Amé­rique ; à New-York, pen­sait-il, le Conseil géné­ral, que je pla­ce­rai sur la férule de mon ami Sorge, obéi­ra tou­jours à mon influence, et j’au­rai en même temps l’air de ne me plus mêler de rien et d’a­voir don­né un grand exemple d’ab­né­ga­tion per­son­nelle. Mais Marx., mal­gré toute sa finesse, n’a­vait pas sen­ti une chose : c’est que, tout en rou­lant les blan­quistes et en croyant faire un coup de maître des­ti­né à éter­ni­ser sa domi­na­tion sur le Conseil géné­ral, il fai­sait en même temps les affaires de la mino­ri­té, qui rai­son­na ain­si : « Une fois le Conseil géné­ral pla­cé de l’autre côté de l’At­lan­tique, ce sera pour, nous, en fait, comme s’il n’exis­tait plus, et l’on va nous four­nir la plus belle occa­sion de prou­ver, d’une façon pra­tique, qu’on peut se pas­ser de Conseil général. »

Et en réa­li­té, ce furent quelques voix de la mino­ri­té, Belges et Hollandais.(les Espa­gnols et les Juras­siens ayant ces­sé de voter) qui don­nèrent la majo­ri­té pour le choix de New-York ; et tan­dis que Marx se féli­ci­tait de la vic­toire qu’il venait de rem­por­ter sur les blan­quistes, la mino­ri­té se féli­ci­tait éga­le­ment de la faute énorme qu’elle venait d’ai­der à faire com­mettre aux amis de Marx.

Après ce vote du Congrès, en effet, la mino­ri­té, trou­vant le ter­rain déblayé par les soins mêmes de Marx, put arri­ver à l’en­tente qu’elle avait cher­ché à éta­blir entre ses membres dès le pre­mier jour du Congrès. Des réunions pri­vées de la mino­ri­té avaient eu lieu à diverses reprises au local de la Sec­tion de la Haye ; tous les membres de l’op­po­si­tion, y com­pris les Anglais, y avaient assis­té ; on y avait échan­gé des idées et consta­té qu’on était d’ac­cord sur le prin­cipe d’au­to­no­mie : res­tait à expri­mer cet accord dans une décla­ra­tion à pré­sen­ter au congrès. Cette décla­ra­tion avait sem­blé, au pre­mier abord, une œuvre très labo­rieuse, vu cer­taines diver­gences de détail entre les délé­gués de diverses fédé­ra­tions ; mais, après le vote trans­por­tant le Conseil géné­ral à New-York, la chose alla de soi-même. Le same­di matin, on était arri­vé à une rédac­tion défi­ni­tive qui fut pré­sen­tée aux signa­tures des délé­gués de l’op­po­si­tion. Tous la signèrent, sauf les Anglais qui avaient déjà dû quit­ter la Haye, mais qui en avaient, dans les réunions pré­cé­dentes de la mino­ri­té, approu­vé les principes.

Quant au choix des membres du Conseil géné­ral, le Congrès dut voter les yeux fer­més, per­sonne par­mi les Euro­péens ne connais­sant les can­di­dats pré­sen­tés. Notons seule­ment un fait : la can­di­da­ture de Sorge ne fut pas mise en avant, parce qu’elle eût cer­tai­ne­ment échoué, la per­son­na­li­té de ce délé­gué étant anti­pa­thique même à une par­tie de la majo­ri­té ; mais pour per­mettre l’en­trée ulté­rieure de Sorge au Conseil, il fut déci­dé que le nou­veau Conseil aurait, non pas la facul­té, mais le devoir de s’ad­joindre trois membres, dont nous connaî­trons les noms plus tard.

Les blan­quistes, furieux d’a­voir été joués par Marx, avaient quit­té le Congrès ; Ran­vier, en aban­don­nant la pré­si­dence où il fut rem­pla­cé par Sorge, décla­ra que l’In­ter­na­tio­nale était per­due ; et la mino­ri­té, de plus en plus com­pacte et réso­lue, ayant de plus en plus conscience qu’en elle était la véri­table repré­sen­ta­tion de l’In­ter­na­tio­nale, disait au contraire : l’In­ter­na­tio­nale est sau­vée, elle va reprendre pos­ses­sion d’elle-même ; l’au­to­ri­té du Conseil géné­ral, votée en prin­cipe par la majo­ri­té, a été abo­lie de fait par le choix de New-York.

Disons encore que dans la même séance, il fut déci­dé que le pro­chain Congrès géné­ral aurait lieu en Suisse.

[|* * * *|]

Pas­sons rapi­de­ment sur divers inci­dents secon­daires, et sur la troi­sième et der­nière séance publique, du same­di, où il n’y eut plus de dis­cus­sion, mais de simples dis­cours de pro­pa­gande adres­sés au public hol­lan­dais, – pour arri­ver à la der­nière des ques­tions impor­tantes trai­tées par le Congrès.

La Com­mis­sion d’en­quête sur l’Al­liance, nom­mée le mer­cre­di, employa plu­sieurs soi­rées à exa­mi­ner des docu­ments qui lui furent remis par Engels, et à entendre divers témoins. Cette com­mis­sion, com­po­sée comme nous l’a­vons dit, mani­fes­ta d’a­bord l’é­trange pré­ten­tion de se poser en juge d’ins­truc­tion : l’in­ter­ro­ga­toire des témoins devait être secret, et on devait ensuite pro­cé­der à des confron­ta­tions et cher­cher à prendre les témoins en défaut. Une par­tie de ceux qui furent appe­lés de la sorte refu­sèrent de répondre ; d’autres, les accu­sa­teurs, entre­tinrent au contraire pen­dant de longues heures la com­mis­sion de leurs griefs. Nous ne pou­vons pas dire ce qui se pas­sa dans ces séances de la com­mis­sion ; nous ne connais­sons pas les dépo­si­tions qui y furent faites, nous n’a­vons pas vu les pièces qui y furent pro­duites ; mais il suf­fi­ra, pour édi­fier nos lec­teurs, de leur faire connaître les opi­nions de deux des membres de la commission.

Roch Splin­gard , après avoir assis­té à tous ces débats mys­té­rieux, après avoir enten­du les révé­la­tions de MM. Marx et Engels, décla­ra à qui vou­lut l’en­tendre que l’en­quête ne pou­vait abou­tir à rien, que les accu­sa­teurs n’a­vaient appor­té aucun docu­ment sérieux, que toute cette affaire était une mys­ti­fi­ca­tion, et qu’on lui avait fait perdre son temps en le pla­çant dans une com­mis­sion pareille. Du reste, on trou­ve­ra plus loin le rap­port écrit qu’il a pré­sen­té, comme mino­ri­té de la Commission.

Un autre membre de la com­mis­sion, le Fran­çais Wal­ter, appar­te­nant à la majo­ri­té du Congrès (point à noter) fut si dégoû­té de tout ce qu’il vit et enten­dit dans la com­mis­sion, qu’il écri­vit à celle-ci une lettre pour lui annon­cer qu’il ces­se­rait de par­ti­ci­per à ses tra­vaux et qu’il décli­nait toute res­pon­sa­bi­li­té à l’é­gard des conclu­sions qu’elle pour­rait. prendre. Il est, vrai que le same­di soir, le citoyen Wal­ter, ayant chan­gé d’o­pi­nion – on ver­ra sous quelles influences – essaya de rétrac­ter sa lettre ; mais ce chan­ge­ment subit ne fit que mon­trer plus clai­re­ment la pres­sion exer­cée, d’un cer­tain côté, sur la pauvre Com­mis­sion d’enquête.

Autre fait signi­fi­ca­tif. Le same­di, vers les quatre heures du soir, au local de la sec­tion hol­lan­daise, les citoyens Cuno, Lucain et Vichard, qui for­maient à eux. seuls la com­mis­sion – Wal­ter s’é­tant reti­ré et Splin­gard fai­sant mino­ri­té contre eux – décla­rèrent à Guillaume que, mal­gré toute la peine qu’ils s’é­taient don­née, ils n’a­vaient pu abou­tir à aucun résul­tat sérieux, et que les tra­vaux de la com­mis­sion d’en­quête, lors­qu’elle aurait à pré­sen­ter son rap­port le soir même au Congrès, rap­pel­le­raient la mon­tagne accou­chant d’une sou­ris. Une conver­sa­tion ami­cale s’en­ga­gea ensuite entre Lucain et Guillaume au sujet de la réor­ga­ni­sa­tion des sec­tions en France, de l’u­ti­li­té qu’il y aurait à consti­tuer un Conseil fédé­ral fran­çais, etc.; Lucain témoi­gna à Guillaume la plus grande confiance, lui deman­da d’en­trer en cor­res­pon­dance avec lui, lui don­na son adresse et son véri­table nom. Puis ils se sépa­rèrent, et la com­mis­sion ren­tra en séance pour entendre Marx ! Marx n’ap­por­ta pas de nou­veaux docu­ments, il avait tout fait pré­sen­ter par Engels : que put-il dire à la com­mis­sion ? nous l’i­gno­rons ; tou­jours est-il que les dis­po­si­tions des trois citoyens qui venaient de cau­ser avec Guillaume se modi­fièrent subi­te­ment, et que Wal­ter lui-même, abju­rant son indé­pen­dance, se pré­pa­ra à désa­vouer sa lettre de la veille.

Et c’est après cette entre­vue avec Marx que la com­mis­sion, sou­dain conver­tie à d’autres sen­ti­ments, rédi­gea ses mémo­rables conclu­sions ; et ici se place un autre fait carac­té­ris­tique : les trois juges de la majo­ri­té, inca­pable de rédi­ger ces quelques phrases en fran­çais gram­ma­ti­cal, furent obli­gés de se faire aider par Splin­gard, qui, tout en pro­tes­tant contre leurs conclu­sions, en amen­da le style autant que la chose était faisable.

Et c’est à la suite de tout cela que le same­di soir, en séance admi­nis­tra­tive, quelques ins­tants avant la clô­ture du Congrès, Lucain, rap­por­teur de la com­mis­sion, vint lire le mémo­rable rap­port que voici :

Rap­port de la com­mis­sion d’en­quête sur la socié­té l’Alliance.

Le temps ayant man­qué à la com­mis­sion d’en­quête pour vous pré­sen­ter un rap­port com­plet, elle ne peut que vous four­nir une appré­cia­tion, moti­vée sur des docu­ments qui lui sont com­mu­ni­qués et les dépo­si­tions qu’elle a reçues.

Après avoir enten­du les citoyens Engels, Karl Marx, Wro­bles­ki, Dupont, Sérailler et Swarm pour l’Association,

Et les citoyens Guillaume, Schwitz­gué­bel, Jou­kows­ky, Mora­go, Mar­se­lau, Far­ga Pel­li­cer, accu­sés de faire par­tie de la socié­té secrète l’Alliance ;

Les sous­si­gnés déclarent :

  1. Que l’Al­liance secrète fon­dée avec des sta­tuts com­plé­te­ment oppo­sés à ceux de l’As­so­cia­tion inter­na­tio­nale des tra­vailleurs, a exis­té, mais qu’il ne lui est pas suf­fi­sam­ment prou­vé qu’elle existe encore ;
  2. Qu’il est prou­vé par un pro­jet de sta­tuts et des lettres signées « Bakou­nine » que ce citoyen a, ten­té et peut-être réus­si, de fon­der, en Europe, une Socié­té appe­lée l’Al­liance, ayant des sta­tuts com­plé­te­ment dif­fé­rents au point de vue social et au point de vue poli­tique de ceux de l’As­so­cia­tion inter­na­tio­nale des Travailleurs ;
  3. Que le citoyen Bakou­nine. s’est ser­vi de manœuvres frau­du­leuses ten­dant à s’ap­pro­prier tout ou par­tie de la for­tune d’au­trui, ce qui consti­tue le fait d’escroquerie ;

Qu’en outre pour. ne pas devoir rem­plir ses enga­ge­ments, lui ou ses agents, ont eu recours à l’intimidation.

Pour ces motifs ,

Les citoyens membres de la com­mis­sion demandent au Congrès :

  1. D’ex­clure le citoyen Bakou­nine de l’As­so­cia­tion inter­na­tio­nale des Travailleurs ;
  2. D’ex­clure éga­le­ment les citoyens Guillaume et Schwitz­gué­bel, convain­cus qu’ils font encore par­tie de la Socié­té dite l’Alliance ;
  3. Que dans l’en­quête il. nous a été prou­vé. que les citoyens Malon, Bous­quet, – ce der­nier secré­taire de com­mis­saire de police à Béziers (France), – et Louis Mar­chand, ayant demeu­ré à Bor­deaux, tous convain­cus d’a­gis­se­ments ayant pour but la désor­ga­ni­sa­tion de la Socié­té inter­na­tio­nale des Tra­vailleurs ; la com­mis­sion demande éga­le­ment leur expul­sion de la Société.
  4. Qu’en ce qui concerne les citoyens Mora­go, Far­ga Pel­li­cer, Mar­se­lau, Ale­ri­ni et Jou­kows­ky, , la com­mis­sion s’en rap­por­tant à leurs décla­ra­tions for­melles de ne plus faire par­tie de ladite Socié­té demande que le Congrès les déclare hors de cause.

Pour mettre à cou­vert leur res­pon­sa­bi­li­té, les membres de la com­mis­sion demandent que les docu­ments qui leur ont été com­mu­ni­qués. ain­si que les dépo­si­tions faites, seraient publiés par eux dans un organe offi­ciel de l’association.

La Haye, le 7 sep­tembre 1872.

Le Pré­sident, Ph.-P. Cuno, délé­gué de Stutt­gard et de Dusseldorf.

Le Secré­taire, Lucain, délé­gué de France.

Quelques courtes obser­va­tions feront voir à la fois la stu­pi­di­té et l’in­fa­mie de ce document :

On y parle de la Socié­té l’Alliance, tan­tôt comme d’une socié­té secrète, tan­tôt comme d’une socié­té publique, de sorte que d’un bout à l’autre du rap­port règne une confu­sion com­plète sur ce point.

On y dit, d’une part, que l’Alliance secrète a exis­té, mais qu’il n’est pas suf­fi­sam­ment prou­vé qu’elle existe encore, et plus loin que Bakou­nine a ten­té, et peut-être réus­si, de fon­der une Socié­té appe­lée l’Al­liance, – et d’autre part la com­mis­sion se dit convain­cue que Guillaume et Schwitz­gué­bel font encore par­tie de la Socié­té dite l’Al­liance. Est-il pos­sible de tom­ber dans une contra­dic­tion plus enfan­tine ? Car, ou bien la com­mis­sion affirme, comme elle le fait plus haut, qu’il ne lui est pas suf­fi­sam­ment prou­vé que l’Al­liance existe encore, et alors il est absurde de dire qu’elle est convain­cue que Guillaume et Schwitz­gué­bel en font encore par­tie ; ou bien, en effet, il est prou­vé que Guillaume et Schwitz­gué­bel font encore par­tie d’une Socié­té dite l’Al­liance, et alors la Com­mis­sion ne sait ce qu’elle dit en pré­ten­dant que l’exis­tence même de cette Socié­té ne lui est pas suf­fi­sam­ment prouvée.

La com­mis­sion affirme que cette Alliance avait des Sta­tuts com­plé­te­ment oppo­sés à ceux de l’In­ter­na­tio­nale. Or la véri­té, que la Com­mis­sion connaît aus­si bien que nous, est que l’Al­liance a réel­le­ment exis­té ; que Bakou­nine a non-seule­ment ten­té, mais réus­si à la fon­der ; qu’elle a fonc­tion­né au grand jour, en public, au su de tout le monde ; que c’est là un fait connu de tous ceux qui s’oc­cupent du mou­ve­ment socia­liste ; et que le pro­gramme de cette Alliance et les sta­tuts de la Sec­tion qui a por­té ce nom à Genève ont été approu­vés en 1869 par le Conseil géné­ral de Londres, en sorte qu’ils ne pou­vaient pas être oppo­sés à ceux de l’Internationale.

Plus loin, la com­mis­sion for­mule contre Bakou­nine une accu­sa­tion d’es­cro­que­rie. Or, à l’ap­pui d’une accu­sa­tion si grave, il n’a pas été four­ni au Congrès le plus petit brin de preuve, et l’ac­cu­sé n’a pas été ni pré­ve­nu ni enten­du ! Il y a donc là une dif­fa­ma­tion pure et simple. Mais il est inutile d’in­sis­ter là-des­sus pour le moment : l’hon­neur de Bakou­nine ne peut pas être atteint par de sem­blables indignités.

Le pré­sident de la com­mis­sion, Cuno, expli­qua au Congrès que la com­mis­sion n’a­vait, à la véri­té, reçu aucune preuve maté­rielle des faits impu­tés aux citoyens mis en cause, mais qu’elle avait acquis à leur égard une cer­ti­tude morale ; et que, n’ayant pas d’ar­gu­ments à pré­sen­ter au Congrès à l’ap­pui de son opi­nion, la com­mis­sion se bor­nait à lui deman­der un vote de confiance !

Il fut don­né lec­ture ensuite de la décla­ra­tion de Roch Splin­gard, dont voi­ci les termes : 

« Je pro­teste contre le rap­port de la com­mis­sion d’en­quête sur l’Al­liance et me réserve de faire valoir mes rai­sons devant le Congrès. Une seule chose me parait acquise, au débat, c’est la ten­ta­tive de M. Bakou­nine d’or­ga­ni­ser une socié­té secrète au sein de l’association.

Quant aux expul­sions pro­po­sées par la majo­ri­té de la com­mis­sion d’en­quête, je déclare ne pou­voir me pro­non­cer comme membre de ladite com­mis­sion, n’ayant pas reçu de man­dat à ce sujet, et me décla­rant prêt à com­battre cette déci­sion devant le Congrès.

Signé : Roch Splingard. »

Splin­gard déve­lop­pa sa pro­tes­ta­tion en quelques paroles éner­giques, qui firent jus­tice du rap­port de la com­mis­sion et de l’é­trange dis­cours de Cuno.

Guillaume, invi­té à se défendre, refu­sa de le faire, en disant que ce serait avoir l’air de prendre au sérieux la comé­die orga­ni­sée par la majo­ri­té. Il se bor­na à faire remar­quer que c’é­tait le par­ti fédé­ra­liste tout entier que la majo­ri­té cher­chait à atteindre par les mesures diri­gées contre quelques-uns de ses membres ; mais, ajou­ta-t-il, votre ven­geance vient trop tard, nous avons pris les devants, notre pacte de soli­da­ri­té est fait et signé, et nous allons vous le lire.

Et là-des­sus, Dave, délé­gué de la Haye, don­na lec­ture de la décla­ra­tion suivante :

Décla­ra­tion de la minorité.

Nous sous­si­gnés, membres de la mino­ri­té du Congrès de La Haye, par­ti­sans de l’au­to­no­mie et de la fédé­ra­tion des groupes tra­vailleurs, devant le vote de déci­sions qui nous semblent aller à l’en­contre des prin­cipes admis par les pays que nous repré­sen­tons, mais dési­rant évi­ter toute espèce de scis­sion dans le sein de l’As­so­cia­tion inter­na­tio­nale des Tra­vailleurs, fai­sons les décla­ra­tions sui­vantes, que nous sou­met­tons à l’ap­pro­ba­tion des sec­tions qui nous ont délégués :

  1. Nous conti­nue­rons avec le Conseil géné­ral nos rap­ports admi­nis­tra­tifs concer­nant le paie­ment des coti­sa­tions, la cor­res­pon­dance et la sta­tis­tique du travail ;
  2. Les fédé­ra­tions repré­sen­tées par nous, éta­bli­ront entre elles et toutes les branches de l’In­ter­na­tio­nale régu­liè­re­ment consti­tuées, des rap­ports directs et continus ;
  3. Dans le cas où le Conseil géné­ral vou­drait s’in­gé­rer dans les affaires inté­rieures d’une fédé­ra­tion, les fédé­ra­tions repré­sen­tées par les sous­si­gnés s’en­gagent soli­dai­re­ment à main­te­nir leur auto­no­mie tant que ces fédé­ra­tions n’en­tre­ront pas dans une voie direc­te­ment contraire aux sta­tuts géné­raux de l’In­ter­na­tio­nale, approu­vés au Congrès de Genève ;
  4. Nous enga­geons toutes les fédé­ra­tions et sec­tions à se pré­pa­rer, d’i­ci au pro­chain Congrès géné­ral, au triomphe, dans le sein de l’In­ter­na­tio­nale, comme base de l’Or­ga­ni­sa­tion du tra­vail, des prin­cipes de l’au­to­no­mie fédérative ;
  5. Nous répu­dions hau­te­ment tout rap­port avec le soi-disant Conseil fédé­ra­liste uni­ver­sel de Londres ou toute autre orga­ni­sa­tion sem­blable, étran­gère à l’Internationale.

Signé : Ale­ri­ni, délé­gué de la fédé­ra­tion d’Es­pagne ; Far­ga Pel­li­cer, id.; Mora­go, id.; Mar­se­lau, id.; Bris­mée, délé­gué belge ; Coe­nen, id.; Fluse, id.; Van den Abeele, id.; Ebe­rhardt, id.; Schwitz­gué­bel, délé­gué juras­sien ; Guillaume, id.; Dave, délé­gué de Hol­lande ; Gerhard, id.; Sau­va, délé­gué d’Amérique.

Les membres de la majo­ri­té écou­tèrent silen­cieu­se­ment cette lec­ture inat­ten­due. Aucune obser­va­tion ne fut faite. Et cha­cun ayant hâte d’en finir, le pré­sident fit pro­cé­der au vote par appel nomi­nal sur les expul­sions pro­po­sées par la commission.

Un tiers à peu près des délé­gués avaient quit­té le Congrès ; il n’en res­tait plus qu’une quarantaine.

L’ex­pul­sion de Bakou­nine fut pro­non­cée par 27 oui contre 7 non et 7 abs­ten­tions (les abs­te­nants étaient les 4 Espa­gnols, les 2 Juras­siens et un autre membre de la minorité.)

L’ex­pul­sion de Guillaume fut pro­non­cée par 25 oui contre 9 non et 8 abs­ten­tions (les abs­te­nants, étaient les mêmes, plus l’Ir­lan­dais Macdonnell).

À l’é­gard de Schwitz­gué­bel, nous igno­rons le chiffre des oui. Il y eut 17 non et 9 abs­ten­tions. Les non et les abs­ten­tions l’emportant sur les oui, l’ex­pul­sion ne fut pas pro­non­cée [[Nous avons emprun­té ces chiffres à la Liber­té de Bruxelles, nous ne pou­vons donc en garan­tir la com­plète exactitude.]].

Schwitz­gué­bel pro­tes­ta immé­dia­te­ment ; il fit remar­quer que son expul­sion était pro­po­sée exac­te­ment pour les mêmes motifs que celle de Guillaume, et qu’il était absurde d’ex­pul­ser l’un et pas l’autre. La majo­ri­té ne répon­dit rien, et Guillaume décla­ra de son côté qu’il conti­nuait à se consi­dé­rer comme membre de l’Internationale.

Un membre de la majo­ri­té pro­po­sa de lais­ser tom­ber la demande d’ex­pul­sion for­mu­lée contre les citoyens Malon, Bous­quet et Mar­chand ; l’exemple que nous venons de faire, ajou­ta-t-il, suf­fi­ra. La majo­ri­té acquies­ça, et l’on pas­sa outre.

Ain­si le citoyen Bous­quet, accu­sé par le rap­port de la com­mis­sion d’être un mou­chard, est res­té membre de l’In­ter­na­tio­nale, par la volon­té de la majo­ri­té, qui n’a pas trou­vé qu’il fût néces­saire de l’expulser !

La même com­mis­sion qui avait eu à s’oc­cu­per de l’en­quête sur l’Al­liance, avait reçu man­dat d’en­tendre les accu­sa­tions que les délé­gués de diverses fédé­ra­tions appor­taient à leur tour contre le Conseil géné­ral, pour abus de pou­voirs, vio­la­tion des sta­tuts, calom­nies, etc. Mais la com­mis­sion décla­ra que le temps lui avait man­qué pour s’oc­cu­per de cette seconde par­tie de sa tâche, en sorte que l’exa­men des actes du Conseil géné­ral, bien autre­ment impor­tant que l’en­quête déri­soire sur l’Al­liance. ne put avoir lieu.

Après ces belles déci­sions, le pré­sident Sorge pro­non­ça la clô­ture du Congrès.

[|* * * *|]

Le len­de­main, dimanche 8 sep­tembre, les délé­gués quit­tèrent la Haye pour se rendre à Amster­dam, où ils étaient appe­lés par la Sec­tion de cette ville. La sépa­ra­tion entre la majo­ri­té et la mino­ri­té se fit sen­tir à cette occa­sion d’une manière pro­non­cée. Un mee­ting, auquel assis­tèrent envi­ron 150 per­sonnes, fut don­né à midi dans un local en dehors de la ville ; les ora­teurs de la majo­ri­té y par­lèrent seuls ; Marx, Becker, Sorge et quelques autres pro­non­cèrent des dis­cours qui furent écou­tés avec beau­coup de froi­deur ; la mino­ri­té s’abs­tint. Par contre, l’a­près-midi, la mino­ri­té tint une réunion fami­lière au local des for­ge­rons, et la franche cor­dia­li­té qui y régna fut un dédom­ma­ge­ment de l’é­cœu­rant spec­tacle que la majo­ri­té avait pré­sen­té huit jours durant aux yeux de l’op­po­si­tion. Presque toutes les fédé­ra­tions de l’In­ter­na­tio­nale étaie repré­sen­tées dans cette réunion toute intime : Amé­ri­cains, Anglais, Irlan­dais, Hol­lan­dais, Belges, Russes, Fran­çais, Ita­liens, Espa­gnols, Juras­siens. Le soir, la mino­ri­té se ren­dit à une réunion publique orga­ni­sée par les typo­graphes en grève ; plu­sieurs cen­taines de per­sonnes, dont beau­coup de femmes, étaient pré­sentes. Les délé­gués de l’In­ter­na­tio­nale furent invi­tés à prendre la parole ; et, à titre de pro­tes­ta­tion contre les ukases de la majo­ri­té, ce fut Guillaume, expul­sé la veille par ces mes­sieurs, qu’ils char­gèrent de par­ler au nom de l’In­ter­na­tio­nale. Son dis­cours, tra­duit en hol­lan­dais par Dave, fut accueilli avec beau­coup d’en­thou­siasme par les typo­graphes. Dave et Bris­mée par­lèrent ensuite. M. Engels, qui s’é­tait four­voyé dans cette réunion, voyant les dis­po­si­tions des ouvriers hol­lan­dais, se hâta de s’éclipser.

Enfin, la jour­née se ter­mi­na par une réunion de la Sec­tion d’Am­ster­dam. Il y fut don­né lec­ture de la décla­ra­tion de la mino­ri­té, qui fut approu­vée à l’u­na­ni­mi­té ; et une dis­cus­sion appro­fon­die des prin­cipes de l’In­ter­na­tio­nale put convaincre les délé­gués que la sec­tion d’Am­ster­dam, de même que les autres sec­tions de la Hol­lande, entend mar­cher comme nous dans la voie de l’au­to­no­mie et du fédéralisme.

Le lun­di soir, la plu­part des délé­gués de la mino­ri­té assis­tèrent à Bruxelles à une réunion de la fédé­ra­tion bruxel­loise. Il ne nous appar­tient pas d’an­non­cer les déci­sions qui y furent prises ; il nous suf­fi­ra de dire que l’es­prit qui ani­mait cette assem­blée, pré­si­dée par le com­pa­gnon Vic­tor Arnould, rédac­teur de la Liber­té, a été, pour les délé­gués des autres fédé­ra­tions qui y assis­taient, un gage cer­tain que les sec­tions belges ne per­met­tront jamais à per­sonne de por­ter atteinte à leur pleine et entière autonomie.

Les délé­gués juras­siens quit­tèrent Bruxelles le mar­di, en com­pa­gnie des délé­gués espa­gnols, qui avaient reçu man­dat de pas­ser par la Suisse pour s’en­tendre avec la fédé­ra­tion juras­sienne, et si pos­sible avec la fédé­ra­tion ita­lienne, dont les délé­gués étaient atten­dus dans le Jura pour la seconde semaine de septembre.

La Presse Anarchiste