La Presse Anarchiste

Complot clérical et combat laïque

Avant-propos

L’his­to­rien Miche­let, plu­sieurs fois cité, écri­vait : « La liber­té du catho­li­cisme dans un gou­ver­ne­ment répu­bli­cain est uni­que­ment et sim­ple­ment la liber­té de conspiration. »

Il peut sem­bler para­doxal que la bour­geoi­sie conspire au sein de son propre régime alors que les repré­sen­tants de la classe ouvrière en sont réduits bien sou­vent à lut­ter pour une « léga­li­té ». Le pro­blème se résume à savoir si l’i­déal révo­lu­tion­naire peut mieux se déve­lop­per dans les masses au sein d’un régime de liber­té qu’au sein d’un régime de dictature…

Tou­jours est-il que l’É­glise « conspire » selon le mot de Miche­let et que cela est dans l’ordre des choses. Cha­cun agit selon son idéo­lo­gie et celle de l’É­glise catho­lique est basée sur la cer­ti­tude qu’elle a de pos­sé­der une fois pour toutes la Véri­té pleine et entière. « On ne sau­rait accor­der la même liber­té à la Véri­té et à l’Er­reur » écri­vaient en 1948 les jésuites de la « Civit­ta Cat­to­li­ca ». Les der­nières décla­ra­tions de Jean XXIII sont de la même veine et enlèvent toutes leurs illu­sions aux chré­tiens « pro­gres­sistes » qui rêvent de réfor­mer l’É­glise. Cette conspi­ra­tion des clercs ne peut avoir de fin puis­qu’ils sont per­sua­dés qu’ils détiennent la seule morale capable de gou­ver­ner les socié­tés. Un avan­tage est consi­dé­ré par eux comme un dû et en appelle un autre. Par un dogme, le Christ est pro­cla­mé « Roi de la Terre », comme il est bien obli­gé de gou­ver­ner par per­sonne inter­po­sée, cela veut dire que les prêtres qui sont « d’autres Christ » repré­sentent un Impé­ria­lisme permanent.

Ce désordre dans l’É­tat répu­bli­cain, dont par­lait Miche­let, signi­fie sim­ple­ment que l’É­glise lut­te­ra tou­jours contre tous les États, dans leur sein, car, ain­si que le mon­trait Bakou­nine, elle est elle-même l’É­tat par­fait, l’É­tat par excel­lence. Dès lors, la seule solu­tion logique pour un catho­lique de bon aloi réside dans un État entiè­re­ment sous la coupe de l’É­glise. C’est bien le point de vue de Mon­sieur Georges Sauge, nou­veau phi­lo­sophe récem­ment appa­ru sur la scène poli­tique, qui se pro­clame le théo­ri­cien d’un « natio­nal-catho­li­cisme ». Son orga­ni­sa­tion s’ap­pelle le « Centre d’É­tudes Supé­rieures de Psy­cho­lo­gie Sociale ». Ceux qui viennent « étu­dier » là sont les membres de « Jeune Nation », du « M.P.13 », d’«Aspects de la France » et de l’«U.D.C.A. » [[Avant qu’il ne soit arrê­té par la police gaul­liste fin jan­vier 60, il « ensei­gnait » aus­si aux cadres de l’ar­mée. (St Cyr).]]. Ce sont les mêmes que ceux qui déclen­chèrent l’é­meute d’Al­ger. Le géné­ral Chas­sin, « maqui­sard » du 13 mai, a défi­ni les objec­tifs du mou­ve­ment : « C’est la lutte de Dieu contre Satan ! ». On pour­rait sou­rire devant ces mata­mores d’o­pé­rette, devant ce Bidault ras­sem­blant pour le plus grand bien de la chré­tien­té ceux qui le com­bat­taient et le dénon­çaient en d’autres temps. Les évé­ne­ments d’Al­gé­rie doivent nous éclairer.

Bien des chré­tiens essaie­raient de nous démen­tir en affir­mant d’a­bord que l’É­glise recon­naît le prin­cipe de la « laï­ci­té » de l’É­tat. C’est ce qu’af­firme l’ab­bé Jacques Bur dans un récent ouvrage qui fut le che­val de bataille des clé­ri­caux pen­dant la lutte menée contre l’É­cole laïque : « Laï­ci­té et Pro­blèmes sco­laires » (Édi­tions de la Bonne Presse.)

« Selon les cir­cons­tances et selon les sen­ti­ments de qui en fait usage, la notion de laï­ci­té peut recou­vrir, soit une neu­tra­li­té posi­tive et bien­veillante de l’É­tat en face de toutes les croyances reli­gieuses, soit une neu­tra­li­té jalouse et har­gneuses éri­gée à la hau­teur d’un prin­cipe, voire d’un idéal, soit même un laï­cisme doc­tri­naire, expres­sion qua­si reli­gieuse d’un huma­nisme posi­ti­viste ou athée ».

Déclare ce digne abbé. Et il déve­loppe : « Dans le pre­mier cas, il s’a­git d’une solu­tion pra­tique appor­tée aux pro­blèmes que posent dans un état moderne les divi­sions religieuses…».

C’est évi­dem­ment la solu­tion la meilleure pour l’É­glise lors­qu’elle n’a pas le pou­voir. En effet, d’a­près les mêmes jésuites cités plus haut, il faut deman­der l’é­ga­li­té entre les cultes lorsque l’on est pas sûr de pos­sé­der la pré­pon­dé­rance. Car il s’a­git bien ici de posi­tion tac­tique, l’ab­bé Bur ajoute : « Vu les condi­tions fran­çaises et le carac­tère par­ti­cu­lier des luttes reli­gieuses en France, les catho­liques fran­çais peuvent la juger accep­table et la mettre loya­le­ment en œuvre ». Remar­quons que les posi­tions « laïques » des chré­tiens de l’U.G.S. ne vont sou­vent pas beau­coup plus loin que celle-là. Après avoir pré­ci­sé que le second cas est « un laï­cisme qui n’ose pas dire son nom », l’au­teur l’ap­pré­cie ain­si : « Il abou­tit à ce para­doxe de pré­sen­ter comme une fin la neu­tra­li­té qui ne sau­rait être qu’un moyen au ser­vice d’une fin véri­table (…)». Voi­là ce que pense l’É­glise de la fameuse « laï­ci­té-neu­tra­li­té » prô­née par cer­tains laïques en « peau de lapin ».

L’ex­pres­sion « fin véri­table » est déli­cieuse et signi­fie que lorsque les catho­liques admettent cette situa­tion de neu­tra­li­té, c’est comme un moindre mal. Mais, voyons plu­tôt com­ment Bur voir le troi­sième cas qui est, après tout, le nôtre. Sachez que nous pro­fes­sons « une méta­phy­sique qui entend s’im­po­ser par la ruse, sous le cou­vert de la pre­mière acceptation ».

Si nous avons cru devoir faire cette longue cita­tion, c’est qu’elle exprime le véri­table visage de l’É­glise et sur­tout – ce qui nous inté­resse – son MÉCANISME de pen­sée. Pour mal­hon­nête qu’elle soit, la défi­ni­tion de l’i­déal laïque faite par l’ab­bé Bur prouve encore une fois que les catho­liques sont abso­lu­ment CONGENITALEMENT inca­pables de sor­tir de leurs concep­tions. Cet huma­nisme posi­ti­viste ou athée n’est pas condi­tion­né (parait-il) par une concep­tion maté­ria­liste du monde, il est réduit par ces gens-là en méta­phy­sique ! Étant eux-mêmes méta­phy­si­ciens, ils ne peuvent admettre que d’autres basent leur vision du monde sur autre chose. Or, la méta­phy­sique qui est la recherche des « causes pre­mières » pour­rait bien être selon un mot célèbre : « La science de Rien ». Il est humain et le bon sens popu­laire l’a remar­qué déjà depuis long­temps, on juge les autres d’a­près soi-même. « La soi-disant méta­phy­sique des athées les condui­rait à la ruse et à la force » ? Pour nous, c’est bien au contraire la recherche d’ab­so­lu qui est conte­nue dans toute méta­phy­sique qui crée l’Au­to­ri­té, c’est-à-dire la force et la ruse. Nous n’in­sis­te­rons pas sur ces choses élé­men­taires, sinon pour sou­li­gner le petit esprit de nos adver­saires. Quel­qu’un a dit un jour que l’hy­po­thèse la plus admis­sible en ce qui concerne la foi chré­tienne est qu’elle serait en quelque sorte une para­ly­sie d’un sec­teur du cer­veau. Consta­tons sim­ple­ment l’im­pos­si­bi­li­té des chré­tiens à défi­nir objec­ti­ve­ment une opi­nion contraire à la leur : Ce qui est pour le moins une absence de cet esprit d’U­ni­ver­sa­li­té qu’ils devraient pos­sé­der par défi­ni­tion. Cela conduit notre abbé à affir­mer que, selon la décla­ra­tion de feu Pie XII, « une juste et saine laï­ci­té de l’É­tat est un des prin­cipes de la doc­trine catho­lique»’. Qui défi­ni­ra ce qui est « juste et sain » ? Ceux qui détiennent le pri­vi­lège de pos­sé­der la Véri­té totale, naturellement…

Et ceci nous amène à exa­mi­ner com­ment les clé­ri­caux et leurs doc­tri­naires. consi­dèrent l’É­tat. Il semble bien qu’il n’y ait dans la socié­té, selon l’ab­bé Bur, que deux forces réelles condi­tion­nant la vie des indi­vi­dus : l’É­glise et l’É­tat. Actuel­le­ment, une concur­rence existe, comme elle a d’ailleurs exis­té dans tous les temps. On sait la résis­tance opi­niâtre que sou­tinrent les rois de France pour empê­cher l’É­glise de s’im­plan­ter dans le pou­voir tem­po­rel. Des hommes, tel Saint-Louis par exemple, en vinrent à être plus laïques que nos gou­ver­nants actuels ! Ce phé­no­mène de la lutte des deux pou­voirs d’ex­ploi­ta­tion et d’au­to­ri­té néces­si­te­rait à lui seul une longue étude. Disons seule­ment que si l’É­tat n’est plus comme au XIXe siècle un arbitre entre les classes anta­go­nistes, s’il devient force éco­no­mique anta­go­niste et dans notre monde occi­den­tal un pou­voir fort au ser­vice d’une bour­geoi­sie qui essaie de se sau­ver, il sera nor­mal qu’il offre beau­coup moins de résis­tance à l’É­glise qu’au­tre­fois. Mais nous pos­sé­dons encore en France « un État laïque » du moins par défi­ni­tion. C’est ce qui amène l’É­glise à défi­nir le rôle de cha­cun. Il est cou­rant de voir deux adver­saires qui dési­rent s’ab­sor­ber mais ne le peuvent, déli­mi­ter d’un com­mun accord leur sphère res­pec­tive. Et ainsi :
– L’É­glise devra res­pec­ter l’au­to­no­mie de l’É­tat et condam­ner le « clé­ri­ca­lisme » (tou­jours selon l’ab­bé Bur).
– L’É­tat doit res­pec­ter l’au­to­no­mie de l’É­glise et l’É­glise condamne le « laïcisme ».

Comme on le voit c’est très simple. C’est cela la « tolé­rance » nous dit Bur. Voi­là une « laï­ci­té » qui convient aux chré­tiens et c’est au fond celle des mili­tants croyants de l’U.G.S.

Bur en tire une conclu­sion logique qui montre en fin de compte où l’on veut en venir : « Puisque l’É­tat n’est pas com­pé­tent dans le domaine spi­ri­tuel, il doit garan­tir la liber­té de conscience des ensei­gnants ». Et de conclure que : « L’É­tat peut, sans por­ter atteinte à la Laï­ci­té, finan­cer l’en­sei­gne­ment confessionnel ».

Ce res­pect de l’É­tat est tout ver­bal. Le jour­nal des Parents d’É­lèves des Écoles Libres : « Famille Édu­ca­trice » attaque régu­liè­re­ment l’en­sei­gne­ment éta­tique et déclare que le seul valable est celui qui parle de Dieu à l’en­fant. (Remar­quons en pas­sant que les par­ti­sans de la laï­ci­té ont tou­jours nié le carac­tère éta­tique de l’En­sei­gne­ment public : nous y revien­drons). La posi­tion expri­mée par l’ab­bé Bur est donc une posi­tion de repli puis­qu’aus­si bien nous consta­tons que dans les pays où l’É­glise règne en maî­tresse, l’en­sei­gne­ment « neutre » n’existe pas. Ce rap­pel de la situa­tion de l’Es­pagne pour­rait encore une fois éclai­rer sous un jour curieux les récents évé­ne­ments d’Al­ger. Une semaine avant l’in­sur­rec­tion des « ultras », leur heb­do­ma­daire : « Salut Public » écrivait : 

« Pour nous le Salut Public du pays com­porte obli­ga­toi­re­ment un retour à Dieu qui ne peut se conce­voir sans l’é­cole chré­tienne. L’Al­le­magne de l’Ouest l’a fait, qui enseigne le caté­chisme dans toutes ses écoles offi­ciel­le­ment. Sans aucun doute c’est l’un des secrets de son magni­fique relè­ve­ment. Citons aus­si l’o­pi­nion d’un jour­nal amé­ri­cain de langue fran­çaise « L’Im­pé­rial » : La France aurait gar­dé ses ter­ri­toires si elle avait conti­nué à leur appor­ter dans ses bagages une petite croix. Mais elle leur a appor­té dans son bal­lot le Laï­cisme. Aujourd’­hui elle cueille leur révolte et leur mépris (…)».

Cette cita­tion qui se passe de com­men­taire met­tra mal à l’aise nos catho­liques de « gauche » empê­trés dans leurs cas de conscience et leurs contra­dic­tions. Il nous faut alors dis­cu­ter idéo­lo­gie et voir quelle est la véri­table posi­tion de l’É­glise. Une réunion d’ex­ci­tés a eu lieu à Paris au Palais de la Mutua­li­té le 19 octobre 1959. Le pro­gramme en était : « Pour le Christ Roi, Pour l’Ordre Chré­tien ». Là Mr. Jean Dau­jat, pro­fes­seur à l’Ins­ti­tut Catho­lique décla­ra : « Le Christ laisse coexis­ter les pou­voirs de l’É­glise et les pou­voirs des États pour l’or­ga­ni­sa­tion de ce monde. Mais le Christ ne peut être roi que si les États lui sont soumis (…)».

Si l’É­glise n’a pas de pou­voir direct sur le tem­po­rel elle a les deux pou­voirs : tem­po­rel et spi­ri­tuel dis­tincts mais nul­le­ment sépa­rés. L’er­reur laï­ciste est cette sépa­ra­tion de l’É­glise et de l’É­tat. – On voit ici com­bien l’ab­bé Bur déjà cité, est lar­ge­ment dépas­sé –. Le lien entre l’É­glise et l’É­tat c’est que les fins de l’É­tat soient subor­don­nées aux fins de l’É­glise. On voit que la doc­trine n’a pas chan­gé ! [[Le père Jan­vier écri­vait de Mus­so­li­ni : « Voi­ci qu’un homme s’est ren­con­tré, remar­quable par son intel­li­gence… qui recon­naît la pri­mau­té de l’É­glise sur l’É­tat ».]]

Bakou­nine écri­vait déjà que c’est la « conscience reli­gieuse » qui crée l’É­tat « au sein de la socié­té natu­relle ». Et il défi­nis­sait cette ren­contre entre l’É­tat et l’É­glise comme « celle de la néces­si­té de l’im­mo­la­tion de l’hu­maine liber­té pour mora­li­ser les hommes et pour les trans­for­mer, selon l’une en des saints, selon l’autre en de ver­tueux citoyens ».

« Quant à nous, nous ne nous émer­veillons en aucune façon, parce que nous sommes convain­cus que la poli­tique et la théo­lo­gie sont deux sœurs pro­ve­nant de la même ori­gine et pour­sui­vant le même but sous des noms dif­fé­rents et que chaque État est une église ter­restre, comme toute église n’est rien qu’un céleste État. » (Anti­théo­lo­gisme).

Mais il faut ajou­ter que l’É­glise se croit l’É­tat universel.

Mgr Gil­let expli­quait au cours de cette même réunion de la Mutua­li­té que « Dieu a les trois pou­voirs sur tous les hommes de la terre : légis­la­tif, exé­cu­tif et judi­ciaire ». Mais Dieu ne veut pas domi­ner l’u­ni­vers qu’il a créé pour pou­voir se don­ner aux hommes. Mais les hommes qui ont été créés libres se sont adon­nés au péché. Il faut recon­qué­rir les hommes pour Jésus-Christ. Et nous arri­vons ain­si à ce que Bakou­nine démon­trait, à savoir que les églises et les États partent essen­tiel­le­ment du prin­cipe que l’homme est mau­vais et qu’il faut le trans­for­mer en saint ou en citoyen. Le saint, comme le chef d’É­tat, détient un pou­voir divin pour trans­for­mer les hommes. Mais si l’É­glise est l’É­tat par­fait, si l’É­glise est la mani­fes­ta­tion du Christ, c’est le Christ qui est le chef par­fait. Il s’est incar­né selon le mot théo­lo­gique. Ain­si le chef d’É­tat incarne lui aus­si la conscience que les citoyens inca­pables de pos­sé­der en eux-mêmes pro­jettent sur LUI. DE GAULLE a dit : « depuis vingt ans que j’in­carne la conscience natio­nale…» Qu’il le dise importe peu d’ailleurs, ce qui est grave c’est qu’il en soit per­sua­dé lui-même !

Remar­quons en pas­sant que pour les mar­xistes « Dieu mour­ra d’une mort natu­relle » parce qu’il n’est que l’ex­pres­sion de l’é­tat actuel de la socié­té divi­sée en classes. Pour les classes domi­nantes, il est un moyen d’ex­ploi­ta­tion, pour les classes exploi­tées il est une aspi­ra­tion vers la com­mu­nau­té, une « subli­ma­tion » de la socié­té sans classe. C’est cette thèse que déve­lop­pait il y a quelques années Michel Ver­ret dans la « Nou­velle Cri­tique ». De même, l’É­tat est lui aus­si l’ex­pres­sion de la classe domi­nante et dis­pa­raî­tra avec l’a­vè­ne­ment du Com­mu­nisme d’une manière mécanique.

Pour nous et pour Bakou­nine, la reli­gion est née de l’é­tat de vio­lence des forces natu­relles de la socié­té pri­mi­tive et l’exis­tence du prin­cipe d’au­to­ri­té qui en découle a don­né nais­sance à une Vio­lence humaine qui est le point de départ de l’É­tat et de l’ex­ploi­ta­tion. Il n’est pas dans le but de cet article de déve­lop­per ces points. Disons seule­ment que pour nous, anar­chistes, l’É­tat n’est pas seule­ment le pro­duit du régime d’ex­ploi­ta­tion il est phé­no­mène d’ex­ploi­ta­tion lui-même. Ceci nous amène à consta­ter que l’É­glise – ain­si que le lec­teur vient de s’en rendre compte – ne se pré­oc­cupe jamais des régimes sociaux ou de l’exis­tence des classes. Elle nie évi­dem­ment leur exis­tence : St Paul dit : « Il n’y a plus ni esclave ni homme libre, ni Grec ni Juif, nous sommes tous un dans le Christ ». D’au­cuns ont vu dans ces paroles une des­truc­tion des classes, il s’a­git sim­ple­ment de ne pas s’oc­cu­per de l’ap­par­te­nance à telle ou telle classe. Mais l’É­glise s’oc­cupe au plus haut degré de l’exis­tence des états. C’est l’É­tat et sa conquête qui l’in­té­resse seul. Ain­si, cette conspi­ra­tion per­ma­nente du Clé­ri­ca­lisme dont nous par­lions plus haut est tota­le­ment indé­pen­dante des régimes sociaux, elle peut tout aus­si bien exis­ter en régime « socia­liste ». Elle ne pour­rait se mani­fes­ter dans un sys­tème social fédé­ra­liste ou l’É­tat aurait été liqui­dé. Lorsque l’U.G.S. pro­clame que l’É­glise devra gar­der le droit à l’a­pos­to­lat en régime socia­liste, nous avons le droit d’être inquiets.

Cette iden­ti­té entre l’É­glise et l’É­tat fait que les clé­ri­caux s’ac­com­modent d’or­di­naire fort mal du régime de démo­cra­tie bour­geoise et font en géné­ral valoir leurs reven­di­ca­tions les plus osées dans les régimes à forme plus auto­ri­taire. Il est clas­sique de consta­ter que les offen­sives clé­ri­cales se pro­duisent tou­jours aux heures de trouble.

C’est la par­ti­ci­pa­tion des clé­ri­caux à tous les com­plots fas­cistes de l’a­vant-guerre, c’est l’a­vè­ne­ment des com­plo­teurs après l’ar­mis­tice de 1940 « nos idées sont au Pou­voir » s’é­cria un pré­lat fran­çais. Et, de fait, les lois laïques furent abro­gées, l’é­cole publique sacri­fiée à l’é­cole libre, les congré­ga­tions réintégrées.

Et en 1960 ? Le car­di­nal Ger­lier vient de décla­rer qu’il sou­hai­tait sur­tout la « Paix Sco­laire » et la « Paix en Algé­rie ». Ce qui dénote une cer­taine outre­cui­dance lorsque l’on sait que la guerre d’Al­gé­rie a abou­ti au coup d’É­tat du 13 mai et que sans 13 mai, il est bien pos­sible que la der­nière loi sco­laire n’eût pas été votée ! Ajou­tons que si le der­nier com­plot d’Al­ger n’a pas réus­si offi­ciel­le­ment, il a atteint le but réel en fait, puisque nous sommes main­te­nant véri­ta­ble­ment sous un régime suf­fi­sam­ment auto­ri­taire pour frap­per la « gauche » et conti­nuer la conquête commencée.

La conquête est en effet com­men­cée par la loi sco­laire qui a été votée début jan­vier, sans que ces mes­sieurs s’es­timent satis­faits. Exa­mi­nons briè­ve­ment les consé­quences de la dite loi :

Les écoles pri­vées sont recon­nues « de jure ». Elles peuvent être inté­grées ou sous­crire des contrats d’as­so­cia­tion ou des contrats simples avec l’É­tat. En échange, on exi­ge­ra des garan­ties péda­go­giques. Ce sont ces garan­ties qui gênent les clé­ri­caux et pro­voquent leur sainte colère. Il faut savoir, en effet, que bien rares sont les ensei­gnants pri­vés pos­sé­dant des diplômes :

Une sta­tis­tique récente concer­nant la Ven­dée montre que sur 1.338 ins­ti­tu­teurs pri­vés, 94 ont le bac­ca­lau­réat com­plet, 15 ont seule­ment la 1ère par­tie du bac, 1.074 ont le Bre­vet. Élé­men­taire, 27 ont le B.E.P.C., 128 sont sans diplômes ou n’ont que le Cer­ti­fi­cat d’É­tudes primaires.

Ain­si, 155 ne devraient pas avoir le droit d’en­sei­gner et 94 seule­ment pour­raient ensei­gner léga­le­ment dans l’en­sei­gne­ment public. [[Cité par « Vigi­lance Laïque » de Hte-Savoie.]]

C’est pour­quoi les sub­ven­tions étaient deman­dées « en tenant compte des situa­tions acquises ». Que feront-ils main­te­nant ? Ils deman­de­ront aux maîtres catho­liques de l’en­sei­gne­ment public de venir dans l’en­sei­gne­ment pri­vé. Pour­ront-ils les payer ou les paie­ront-ils ? C’est dans cette crainte que le syn­di­cat C.F.T.C. de l’en­sei­gne­ment a mené cam­pagne pour la laïcité.

Mais ce qui nous importe, c’est la situa­tion qui résulte de cette loi.

De l’a­vis du Syn­di­cat Natio­nal des Ins­ti­tu­teurs, le contrôle de l’É­tat sur l’en­sei­gne­ment confes­sion­nel est une illu­sion. Il n’y a déjà pas assez d’ins­pec­teurs pour l’en­sei­gne­ment public et nombre d’ins­ti­tu­teurs ne reçoivent leur visite que tous les quatre ans. Mais ce n’est pas cela le plus impor­tant. Selon l’ar­ticle Premier :

«(…) L’É­tat assure aux enfants et ado­les­cents dans les éta­blis­se­ments publics d’en­sei­gne­ment, la pos­si­bi­li­té de rece­voir un ensei­gne­ment conforme à leurs apti­tudes dans un égal res­pect de toutes les croyances.

(…) Il prend toutes dis­po­si­tions utiles pour assu­rer aux élèves de l’en­sei­gne­ment public la liber­té des cultes et de l’ins­truc­tion religieuse.

En revanche : «(L’en­sei­gne­ment pri­vé) doit être don­né dans le res­pect total de la liber­té de conscience…»

Pra­ti­que­ment, cela signi­fie que les aumô­niers pour­ront péné­trer dans tous les éta­blis­se­ments publics. Quant à la liber­té de conscience qui serait res­pec­tée dans les éta­blis­se­ments pri­vés, on se doute de sa qua­li­té lors­qu’on sait que les exer­cices reli­gieux y sont faits publi­que­ment et repré­sen­te­raient une pres­sion per­ma­nente sur l’en­fant athée qui se serait four­voyé là ; sans comp­ter natu­rel­le­ment les autres moyens de pres­sion. Tout cela n’est pas sérieux.

Outre qu’il faut noter qu’au­cune école confes­sion­nelle n’a deman­dé « l’in­té­gra­tion » à l’en­sei­gne­ment public, deux cas peuvent se pré­sen­ter pour que ces gens obtiennent des sub­sides de l’É­tat : Le Contrat d’as­so­cia­tion et le contrat simple.

Les écoles sous le contrat d’as­so­cia­tion devront dis­pen­ser un ensei­gne­ment conforme à l’en­sei­gne­ment public et qui pour­ra même être don­né éven­tuel­le­ment par des maîtres publics. Mais on lit dans le texte cette phrase effa­rante : « Le contrat d’as­so­cia­tion peut por­ter sur une par­tie ou sur la tota­li­té des classes de l’é­ta­blis­se­ment ». Ain­si (nous dit l’or­gane du Syn­di­cat des instituteurs):

« Rien n’empêche d’i­ma­gi­ner que dans un éta­blis­se­ment du Second degré le contrat d’as­so­cia­tion sera sous­crit pour la sixième, qua­trième, phi­lo et que les classes de cin­quième, troi­sième, pre­mière gar­de­ront leur liber­té. Une telle alter­nance d’en­sei­gne­ment contrô­lé et d’en­sei­gne­ment impré­gné assu­re­ra la pri­mau­té de ce der­nier, d’au­tant que toutes les acti­vi­tés exté­rieures au sec­teur sous contrat et à l’ho­raire heb­do­ma­daire du sec­teur sans contrat seront orga­ni­sées libre­ment par l’é­ta­blis­se­ment qui conserve son carac­tère propre. »

Quant aux écoles sous contrat simple elles tou­che­ront de l’argent en échange seule­ment du contrôle péda­go­gique et financier.

Toutes ces choses sont déjà abon­dam­ment connues et nous ne les avons rap­pe­lées que parce que cette étude ne serait pas com­plète sans cette analyse.

Ce qui importe aux anar­chistes-révo­lu­tion­naires, c’est le carac­tère émi­nem­ment réac­tion­naire. et de « classe » de la loi en ques­tion. Cela n’est évi­dem­ment pas pour éton­ner, car il n’est pas pos­sible qu’une LOI quel­conque (fût-elle votée par une Chambre de « gauche ») ne soit autre chose que « réac­tion­naire ». Nous sommes en effet en régime de classes et c’est en fin de compte la bour­geoi­sie qui tire son pro­fit de la pro­mul­ga­tion. À plus forte rai­son dans la situa­tion actuelle où le Par­le­ment n’a même plus le pou­voir toute loi votée pré­sente un carac­tère de classe mar­qué, sans la petite contre-par­tie qui ser­vait d’a­li­bi aux théo­ries sociales-démo­crates pen­dant la défunte IVe. On a pu remar­quer que toute Loi est un com­pro­mis qui ne peut, au fond, satis­faire per­sonne. Celle-là n’y échappe pas. Faite spé­cia­le­ment pour céder aux exi­gences de la bour­geoi­sie clé­ri­cale, elle est déjà com­bat­tue par eux qui demandent encore plus. L’a­nec­dote concer­nant « le port de la sou­tane » est signi­fi­ca­tive et amu­sante : L’ar­ticle IV men­tionne : « Dans les classes fai­sant l’ob­jet du contrat, l’en­sei­gne­ment est dis­pen­sé selon les règles et pro­grammes de l’en­sei­gne­ment public ».

Il y a dans l’en­sei­gne­ment clé­ri­cal 20.305 reli­gieuses, 5.060 reli­gieux et 5.907 ecclé­sias­tiques. Et tous ces gens de craindre qu’on les empêche de gar­der l’u­ni­forme durant la classe ! Le jour­nal des A.P.E.L. Écrit : « C’est clair, le cru­ci­fix dehors ! Les curés en civil ! Le petit Père Combes est reve­nu par­mi nous…»

Nous savons certes que l’É­glise ne sera jamais satis­faite, mais nous vou­lions illus­trer ici ce qui est inhé­rent à toute loi. Jean Grave par­lait déjà de cette « loi unique, dans le cadre de laquelle doivent s’emboîter tous les inté­rêts, tous les besoins, toutes les aspi­ra­tions, quitte à rogner à droite, à gauche, en tête, en queue, de façon que per­sonne n’est satis­fait. » (Action directe et Par­le­men­ta­risme).

Théo­ri­que­ment, les reven­di­ca­tions des confes­sion­nels étaient des­ti­nées à des fins de « jus­tice sociale ». On par­lait d’une éga­li­té entre les parents riches et les parents pauvres qui devaient avoir le droit d’u­ser de la même liber­té de choix, on par­lait des salaires de famine des ensei­gnants « libres ». L’ar­gu­ment du « libre choix » des parents pour­rait certes avoir une appa­rence de légi­ti­mi­té. Il est vrai qu’en régime capi­ta­liste toute liber­té appar­tient à celui qui pos­sède déjà la pos­si­bi­li­té éco­no­mique de l’exer­cer. Je suis ain­si libre de pas­ser dans tous les sens inter­dits de ma ville natale si je paye la somme de 9 NF consti­tuant le prix de l’a­mende et qui est en fait le prix qu’il faut payer pour enfreindre la loi. Nous avons mon­tré dans un récent NOIR et ROUGE que ce « droit des parents » était un abus de pou­voir. Remar­quons seule­ment que c’est au stade éthique et non au stade pure­ment éco­no­mique que nous sommes obli­gés de nous pla­cer lorsque nous contes­tons ce droit « au nom de la libre déter­mi­na­tion » de l’en­fant. Au reste, l’en­sei­gne­ment « libre » a tou­jours eu un carac­tère de classe très mar­qué. Il y a dans chaque ville des écoles « libres » pour les gens de la « basse classe », et d’autres pour les gens « un peu plus hup­pés ». C’est le prix de pen­sion qui opère la sélec­tion sociale et bon nombre de bour­geois qui se moquent éper­du­ment de la reli­gion ont mis leur fille dans un pen­sion­nat reli­gieux parce qu’on y enseigne à « être bien éle­vée ». Cette dis­cri­mi­na­tion sociale au stade de l’en­fance est frap­pante et n’a jamais exis­té dans l’en­sei­gne­ment public. C’est pour cette rai­son qu’il a été pré­vu plu­sieurs caté­go­ries dans les écoles « libres ». On peut pen­ser que les classes « comme il faut » auront le régime du contrat simple et que les écoles plus pro­lé­ta­riennes béné­fi­cie­ront du contrat « d’association ».

Quant aux salaires déri­soires des ensei­gnants « libres », les sub­sides de la loi Baran­gé étaient, déjà dest­nés à amé­lio­rer leur sort. Il n’en a rien été. Nous savons par de nom­breuses prises de posi­tion que l’É­glise est par­ti­sane des inéga­li­tés sociales. Il y a un monde entre le petit curé de cam­pagne qui vit d’au­mônes bien sou­vent et le Car­di­nal de la Curie romaine. « Ils » s’ex­ploitent entre eux. Il n’y a rien d’é­ton­nant que les ins­ti­tu­teurs des écoles de l’É­glise soient sou­mis à une super-exploi­ta­tion. Ils s’en accom­modent d’ailleurs car pour UN sur cent ani­mé par l’I­déal, la majo­ri­té sont main­te­nus en tutelle pré­ci­sé­ment parce qu’ils n’ont pas de diplômes. (On voit pour­quoi même la loi actuelle ne satis­fait pas les évêques!).

Les tra­vaux de la fameuse com­mis­sion Lapie ont cité l’exemple sui­vant (p.90,91,92): Un maître « libre » de Paris ayant douze ans de ser­vice et ensei­gnant trente élèves gagne 34.950 Fr (légers) par mois. Sachant que les parents payent 15.000 par tri­mestre, soit 5.000 Fr par mois, l’é­cole touche 150.000 Fr par mois pour les trente élèves. Ces chiffres se passent de commentaire !

Il y a une consé­quence de la loi beau­coup plus consi­dé­rable poli­ti­que­ment autant que du point de vue de l’é­vo­lu­tion de la conscience des masses. Il faut savoir com­ment l’es­prit laïque s’est déve­lop­pé au cours des années dans l’es­prit du peuple. Échange de vues entre les ten­dances révo­lu­tion­naires au siècle der­nier, prise de conscience de la néces­si­té d’une libé­ra­tion, tout cela a pris nais­sance autour de l’ins­ti­tu­teur de vil­lage au moment où il y avait héroïsme à l’être. Il est com­mun de consta­ter com­bien est vivace dans cer­taines contrées rurales les idées de libre pen­sée et de com­bat pour la jus­tice. Tout cela est né autour de l’É­cole et ce patri­moine nous est cher, nous qui comp­tions dans nos rangs des Paul Robin et des Fer­rer ! Encore de nos jours, les nom­breuses asso­cia­tions de parents d’é­lèves ruraux montrent l’in­té­rêt du monde rural à SON école. La loi déclare : « Les com­munes peuvent par­ti­ci­per aux dépenses des éta­blis­se­ments pri­vés qui béné­fi­cient d’un contrat simple. » (Art.5) « Les col­lec­ti­vi­tés locales peuvent faire béné­fi­cier des mesures à carac­tère social tout enfant sans consi­dé­ra­tion de l’é­ta­blis­se­ment qu’il fré­quente. » (Art.7)

En clair, cela signi­fie la fin de l’É­cole COMMUNALE. Dans beau­coup de régions, les clé­ri­caux essaient d’ins­tal­ler leurs écoles. Dans cer­taines com­munes où le Conseil Muni­ci­pal sera réac­tion­naire, on voit que l’é­cole laïque dis­pa­raî­tra puis­qu’on pour­ra ain­si la lais­ser à l’a­ban­don en employant les fonds au pro­fit de l’é­cole clé­ri­cale. La situa­tion sera sem­blable à celle de l’Al­sace où un enfant à qui les parents ne vou­draient pas impo­ser d’i­dées toutes faites ne pour­rait pas fré­quen­ter les écoles puis­qu’au­cune n’est laïque !

Un autre aspect n’a pas été suf­fi­sam­ment sou­li­gné, c’est la main-mise réac­tion­naire sur les jeunes tra­vailleurs, ouvriers, paysans :

Il est connu que l’É­glise cherche sur­tout – chez les tra­vailleurs – à influen­cer les femmes et la vie fami­liale. C’est un bon moyen pour avoir les hommes et les empê­cher, de se livrer à des acti­vi­tés « sub­ver­sives », on s’as­sure du même coup la main-mise sur les enfants à venir. L’un des moyens d’in­fluen­cer le monde pay­san qui repré­sente la majo­ri­té des tra­vailleurs de France (on l’ou­blie trop sou­vent!) consiste à influen­cer les jeunes filles des milieux ruraux. Outre la Jeu­nesse Agri­cole Chré­tienne, on a créé pour ce faire un grand nombre d’é­coles ména­gères rurales. Jus­qu’i­ci, les clé­ri­caux manœu­vraient au sein des Conseils d’Ad­mi­nis­tra­tion de Sécu­ri­té Sociale et d’Al­lo­ca­tions Fami­liales pour obte­nir des sub­ven­tions. Il faut aus­si savoir que les gros pro­prié­taires fon­ciers de même que les patrons de l’in­dus­trie avaient jus­qu’à ces der­niers temps la pos­si­bi­li­té de se faire dégre­ver d’im­pôts en ver­sant des sommes « à une œuvre de leur choix ». Ces écoles spé­cia­li­sées étaient. par­ti­cu­liè­re­ment l’ob­jet de leur sol­li­ci­tude. On voit com­bien la nou­velle loi d’ai­dé va faci­li­ter les choses.

Sur le plan ouvrier, les mêmes faits se repro­duisent. Nous repro­dui­sons des extraits d’un article paru dans le jour­nal des A.P.E.L. « Famille Édu­ca­trice » du mois d’oc­tobre 1959 : 

« On sait que la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, de laquelle ne doit pas être absente la for­ma­tion spi­ri­tuelle et morale, pose selon nous un pro­blème social. (…) La Jeu­nesse Ouvrière Chré­tienne Fémi­nine a par­fai­te­ment com­pris le sens de notre action (…)

Or cette année, 250 res­pon­sables fédé­rales se sont réunies les 4,5,6 juillet à Paris. Il s’a­gis­sait de tirer les conclu­sions d’une remar­quable enquête menée sur toute l’é­ten­due du ter­ri­toire et trai­tant des dif­fi­cul­tés de la vie sco­laire pour les jeunes filles du monde ouvrier et de ses réper­cus­sions. Savez-vous – nous ont-elles dit – l’in­suf­fi­sance de la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle de la plu­part des jeunes ouvrières ? Com­bien peu nom­breuses sont les pri­vi­lé­giées qui auront, au-delà des classes pri­maires reçu une ins­truc­tion tech­nique adaptée. (…)

Et leur ques­tion finale : Vou­lez-vous, nous aider ? (…) C’est vers l’En­sei­gne­ment libre que nous nous tour­nons natu­rel­le­ment (…)

En col­la­bo­ra­tion étroite avec l’U­nion Natio­nale de l’En­sei­gne­ment Tech­nique Pri­vé, les A.P.E.L. ont éta­bli un pro­gramme d’ac­tion pour les liai­sons entre l’en­sei­gne­ment pri­vé et l’in­dus­trie en vue de la for­ma­tion de cadres à la fois com­pé­tents et ani­més d’un idéal de vie (…)» (sic).

Cette cita­tion se passe de com­men­taires. On voit que grâce à la nou­velle loi et avec le concours des clé­ri­caux, les gros capi­ta­listes vont pou­voir ouvrir des écoles pro­fes­sion­nelles où ils recru­te­ront des cadres ani­més par les prin­cipes de « Rerum Nova­rum », c’est-à-dire de la col­la­bo­ra­tion de classes. C’est la plus grave des consé­quences de l’ap­pli­ca­tion de la loi antilaïque.

En face de cette situa­tion, que fait la « Gauche »?

Les par­tis, de même que les orga­ni­sa­tion phi­lo­so­phiques diverses sont grou­pés autour du Comi­té Natio­nal d’Ac­tion Laïque, qui est consti­tué par les cinq orga­ni­sa­tions laïques : Parents d’É­lèves, Délé­gués Can­to­naux, Syn­di­cat des Ins­ti­tu­teurs, Ligue de l’En­sei­gne­ment, Fédé­ra­tion de l’É­du­ca­tion Natio­nale. Le Comi­té a vou­lu gar­der le mono­pole de l’ac­tion afin d’é­vi­ter tout noyau­tage poli­tique. Il s’en suit natu­rel­le­ment qu’il est un peu auto­ri­taire et donne des « direc­tives ». Les mili­tants laïques divers sont impuis­sants à don­ner leur avis sur la vala­bi­li­té de l’ac­tion entre­prise et ne doivent que suivre. Il y aurait beau­coup à dire, sur cette méthode. Le P.C. aurait pré­fé­ré un Car­tel où il aurait pu être majo­ri­taire grâce à ses nom­breuses orga­ni­sa­tions « bidon ». D’autres pensent que les orga­ni­sa­tions phi­lo­so­phiques non poli­tiques comme la Ligue des Droits de l’Homme ou la Libre Pen­sée auraient pu être membres ne plein droit. Il faut sim­ple­ment consta­ter deux points : – Tout le monde à accep­té de se confor­mer aux « ordres » du C.N.A.L. dans un sou­ci d’U­nion. – Les car­tels sont en géné­ral consti­tués sur le plan local.

Il n’est pas de notre pro­pos d’ap­por­ter des cri­tiques à l’ac­ti­vi­té du Comi­té Natio­nal d’Ac­tion Laïque. Les mili­tants des G.A.A.R. par­ti­cipent sou­vent à son action par l’in­ter­mé­diaire des orga­ni­sa­tions laïques où ils militent.

Mais ce qui concerne NOIR et ROUGE, c’est l’as­pect idéo­lo­gique du pro­blème : Tout le monde sait que la Chambre actuelle est com­po­sée d’une majo­ri­té réac­tion­naire grâce à une loi élec­to­rale iso­lant chaque corps élec­to­ral à l’ar­ron­dis­se­ment. La « gauche » a tou­jours contes­té que les élus repré­sentent réel­le­ment la volon­té popu­laire. On connaît la vieille que­relle des formes de scru­tins. « Tel scru­tin est plus démo­cra­tique que tel autre ». Les inten­tions étaient peut-être louables, mais la que­relle ne fai­sait que mon­trer com­bien la démo­cra­tie est fra­gile. La manœuvre gaul­liste de 1958 a mon­tré qu’il était pos­sible de retour­ner com­plè­te­ment une majo­ri­té par­le­men­taire uni­que­ment en chan­geant le mode d’é­lec­tion ! Jean-Paul Sartre écri­vait en 1946 dans « Cali­ban » qu’au­cune majo­ri­té d’a­vant-guerre n’a réel­le­ment repré­sen­té des élec­teurs. Le pro­blème de la « gauche » n’est pas nouveau.

C’est pour démon­trer que la majo­ri­té par­le­men­taire qui a voté la loi n repré­sente pas le pays que le C.N.A.L. a lan­cé sa cam­pagne de péti­tion. C’est ce qui fit dire à Jacques Fau­vet du « Monde » le C.N.A.L. avait repris la vieille thèse mau­ras­sienne du « Pays réel » oppo­sé au « Pays légal ». Que disait donc Maur­ras ? On peut lire dans son ouvrage « La Contre-Révo­lu­tion spon­ta­née » (pro­logue p.32):

« Les bons­hommes du Front Popu­laire sen­taient que leur état légal était une chose et la réa­li­té fran­çaise une autre. En dehors du fra­gile chif­fon de papier élec­to­ral ou par­le­men­taire, tout les y dépas­sait, tout les y mena­çait. Leur domi­na­tion, ils s’en aper­çurent, était nomi­nale. Au pre­mier geste d’une vraie vio­lence un peu éten­due, au moindre essai de bataille civile et, bref, de révo­lu­tion vraie, ils auraient été pris entre le pouce et l’in­dex, comme des insectes, et écra­sés sans pitié par les réac­tions spon­ta­nées de la France. Ain­si l’eut exi­gé l’in­quié­tude déjà gron­dante de la popu­la­tion du pays réel (…).»

Il n’est pas inutile de connaître la pen­sée de « droite ». Maur­ras croyait à une tra­di­tion fran­çaise, un vieil ins­tinct, c’é­tait au fond ce qu’il appe­lait le « Pays réel ». Cet ins­tinct était évi­dem­ment conforme à ses concep­tions poli­tiques monar­chistes. Nous pen­che­rions pour dou­ter que cet ins­tinct ait jamais exis­té. Pour nous, anar­chistes, il y aurait plu­tôt dans l’Hu­ma­ni­té une per­ma­nence de besoin de révolte et de mieux-être, même dans une cer­taine « tra­di­tion fran­çaise ». Les mili­tants laïques dont nous sommes sont aus­si en géné­ral per­sua­dés que la LAÏCITÉ est une tra­di­tion natio­nale. Beau­coup de mili­tants de « gauche » pensent que le Front Popu­laire et sa nos­tal­gie cor­res­pondent à une aspi­ra­tion pro­fonde. Tout cela relève au fond de la même pensée :

Cha­cun reste per­sua­dé que ses propres idées ou concep­tions sont le Pays Réel, y échap­pons-nous ? – Il reste que les « autres », tous les « autres » cherchent leur but à tra­vers le Pou­voir. En ce sens Maur­ras posait bien le pro­blème même s’il était aus­si inca­pable que les autres de le résoudre. Ce sera tou­jours la han­tise des hommes de gou­ver­ne­ment ou des repré­sen­tants de savoir s’ils repré­sentent réel­le­ment les aspi­ra­tions de leurs man­dants. Ce sera aus­si la han­tise des gou­ver­nés d’être ou de ne pas être tra­his par ceux à qui ils ont délé­gué leur pou­voir. Maur­ras avait la han­tise du Front Popu­laire de 36, il appli­quait la théo­rie à ses adver­saires. Mais on a pu l’ap­pli­quer avec le même bon­heur au régime de Vichy qu’il sou­te­nait. La Résis­tance s’es­ti­mait le Pays réel ! – Maur­ras n’a pas com­pris qu’on pou­vait l’ap­pli­quer à tous les pou­voirs, y com­pris celui dont il était par­ti­san. Nous, anar­chistes révo­lu­tion­naires, savons que seule une socié­té fédé­ra­listes où cha­cun exer­ce­rait une par­celle de son Pou­voir lui-même, échap­pe­rait à ce vice. Bakou­nine par­lait de « l’ab­so­lue néces­si­té de la des­truc­tion des États ou si l’on veut, de leur radi­cale et com­plète trans­for­ma­tion dans ce sens que, ces­sant d’être puis­sances cen­tra­li­sées et orga­ni­sées de haut en bas, soit par la vio­lence, soit par l’au­to­ri­té d’un prin­cipe quel­conque, ils se réor­ga­ni­sant de bas en haut, selon les besoins réels (…) par la libre fédération (…).»

C’est bien en effet des « besoins réels » qu’il faut par­ler et non du Pays réel qui est un faux pro­blème aussi.

La péti­tion natio­nale du C.N.A.L, est faite pour expri­mer concrè­te­ment ce besoin réel. (On peut évi­dem­ment dis­cu­ter de l’ef­fi­ca­ci­té de la méthode, mais c’est celle-ci qui a été choi­sie. Action directe où es-tu?).

Ceci dit, on ne voit pas bien pour­quoi Fores­tier, secré­taire géné­ral du Syn­di­cat des Ins­ti­tu­teurs s’est esti­mé offen­sé des réflexions de Fau­vet et les qua­li­fie d’«accusation toute gra­tuite ». Il écrit dans « L’É­cole Libératrice » :

« Le « Pays légal » reste pour nous l’en­semble du corps élec­to­ral, ceux qu’il a choi­si pour man­da­taires, ceux qui ont été dési­gnés pour gou­ver­ner. Mais ni les seconds, ni les der­niers n’ont le droit, sans le consul­ter, de tran­cher à eux seuls d’une ques­tion natio­nale fon­da­men­tale. Il leur faut l’a­vis du pre­mier. La démo­cra­tie est à ce prix. La vie poli­tique anglaise est riche d’exemples en la matière. Mais sommes-nous encore en démo­cra­tie ? » (E.L. n°15 bis)

Nous vou­lons bien suivre Fores­tier pour un moment et nous en conclu­rons que la France n’a jamais été en démo­cra­tie. Est-il un seul exemple où le corps élec­to­ral ait été consul­té pour une ques­tion fon­da­men­tale, en dehors du plé­bis­cite au géné­ral De Gaulle ? A‑t-on deman­dé l’a­vis des citoyens pour décla­rer la guerre en 1939, pour enga­ger la guerre d’In­do­chine ou celle d’Al­gé­rie ? En ce sens, il n’y a guère de dif­fé­rence entre les dif­fé­rentes défuntes Républiques.

Cette recon­nais­sance du « Pays légal » et de « ceux qui ont été dési­gnés pour gou­ver­ner » est bien étrange dans la bouche d’un syn­di­ca­liste. Nous avons par­lé plus haut du Pou­voir qui a été don­né par Dieu ou l’É­glise et qui est consi­dé­ré par les gens de « droite » comme le seul légi­time. Dans la « gauche » on parle de la « léga­li­té » confé­rée par le corps élec­to­ral à ceux qui gou­vernent. N’est-ce pas la même chose ? (Même un maître choi­si est un maître).

On nous dira que le jeu de la démo­cra­tie exige que les mino­ri­taires cherchent un jour à être majo­ri­taires et que notre action peut très bien se pla­cer tou­jours dans la « léga­li­té ». L’his­toire des luttes ouvrières nous montre qu’il y a tou­jours un moment où la reven­di­ca­tion pour­rait être « illé­gale ». Nous uti­li­sons, certes, la léga­li­té, mais la pro­cla­mer c’est s’ex­po­ser à ce qu’un jour les gou­ver­nants soient ame­nés à décla­rer toute oppo­si­tion illé­gale. On nous a déjà dit que la péti­tion du C.N.A.L. l’é­tait (illé­gale) puis­qu’elle est diri­gée contre une loi votée à une écra­sante majo­ri­té par une assem­blée élue ! Toute l’ar­gu­men­ta­tion du C.N.A.L. et du S.N.I. repose sur la démons­tra­tion de l’illé­ga­li­té de la loi anti­laïque, ain­si que nous l’a­vons vu à pro­pos de la plainte por­tée au Conseil Consti­tu­tion­nel par Georges Laure au nom de la Fédé­ra­tion de l’É­du­ca­tion Natio­nale. (On savait que la consti­tu­tion gaul­liste ne per­met­tait pas un tel recours : alors?).

La loi du 18 mai 1946 pré­ci­sait, en effet, dans son article II : « Le Conseil supé­rieur de l’É­du­ca­tion Natio­nale est obli­ga­toi­re­ment consul­té et donne un avis sur toutes ques­tions d’in­té­rêt natio­nal concer­nant l’en­sei­gne­ment et l’éducation (…)».

Cette « illé­ga­li­té » n’a pas gêné le gou­ver­ne­ment. On pense à Louis XIV qui disait : « C’est légal parce que je le veux ! » C’est lui qui avait rai­son. Toute cette que­relle sur la léga­li­té et l’illé­ga­li­té est par­fai­te­ment oiseuse. Ou bien rap­pe­lons la Décla­ra­tion des Droits de l’Homme de 1789 qui rend « légale » toute résis­tance à l’oppression !

Les récents évé­ne­ments nous ont mon­tré que la « droite » se sou­cie fort peu de ces consi­dé­ra­tions. Elle ten­drait plu­tôt à mettre à pro­fit les tac­tiques révo­lu­tion­naires qui avaient été prô­nées par nos aînés. Quant à la classe ouvrière et au peuple en géné­ral, l’ar­gu­ment léga­li­taire a très peu de poids sur lui. Cette « gauche » fran­çaise est vrai­ment curieuse. Elle a com­bat­tu avec juste rai­son une consti­tu­tion auto­ri­taire. Alors que les pro­ta­go­nistes de cette consti­tu­tion montrent qu’ils s’en moquent, c’est elle qui la défend.

Nous avons maintes fois mon­tré dans ces pages, l’in­ca­pa­ci­té pour la « gauche » fran­çaise de sor­tir du cadre du régime. L’a­vè­ne­ment d’un régime auto­ri­taire et d’un par­le­ment « crou­pion » a lais­sé sans armes ceux qui n’en­vi­sa­geaient que le com­bat par la voie par­le­men­taire et réfor­miste. Il est curieux de consta­ter qu’à part quelques excep­tions : Men­dès-France ou Sau­vy par exemple, peu d’hommes de « gauche » se posent la ques­tion des moyens d’ac­tion. Les com­plexes de Fores­tier vis à vis de Maur­ras et son besoin de se jus­ti­fier des « accu­sa­tions » (c’é­tait un bien grand mot!) de Fau­vet ne sont qu’une illus­tra­tion de cette situa­tion. À l’heure où j’é­cris ces lignes, on ne sait ce que don­ne­ra la « Péti­tion Natio­nale ». Ne sera-t-on pas obli­gé tôt ou tard d’employer des moyens d’ac­tion directe ?

Il nous appar­tient de dire que ces ques­tions posées par l’ac­tion « gau­chiste » ne sont pas mau­vaises en soi. La ques­tion laïque aura été un élé­ment déter­mi­nant dans l’é­vo­lu­tion de la prise de conscience popu­laire : On s’en ren­dra compte dans quelques années ; En atten­dant, elle pour­rait bien creu­ser le tom­beau de la Ve République.

C’est un fait que la guerre d’Al­gé­rie n’a pas réus­si à indi­gner les masses de ce pays. Seule l’ac­tion laïque est encore capable de réunir des mil­liers de per­sonnes « des­cen­dues dans la rue ». La pous­sée popu­laire et l’in­té­rêt du public sur cette ques­tion a été si grand. que les diri­geants S.F.I.O. et F.O. ont dû bon gré mal­gré « mar­cher avec les com­mu­nistes ». En ce sens, l’a­po­li­tisme du C.N.A. L. a sem­blé un com­pro­mis utile aux éter­nels com­plexés vis à vis du P.C. L’u­nion a donc été faite et nombre de mili­tants laïques se rendent compte qu’il n’est pas sérieux d’en­vi­sa­ger une action valable sans le concours des masses contrô­lées par le P.C.

Cette « union » for­mée dans les assem­blées locales a fait se côtoyer les mili­tants des diverses orga­ni­sa­tions. Des ques­tions d’ordre éthique ont été évo­quées dans les mee­tings pour la pre­mière fois depuis bien des décades (seule la Libre Pen­sée les abor­dait jus­qu’a­lors). Ain­si les diri­geants du P.C. n’ont pas été plus à l’aise que ceux du Par­ti Socia­liste – (On voit pour­quoi ils tenaient tant à la créa­tion de car­tels qui ne mettent en rap­port que les diri­geants et jamais la « base »). Enfin, le Grand Orient a stop­pé son « coup de barre à droite » et a enga­gé ses adeptes à fond dans la bataille.

Il reste que tous les pro­blèmes se recoupent et que la lutte laïque ne peut être sépa­rée du com­bat social. C’est pré­ci­sé­ment sur cette com­par­ti­men­ta­tion des pro­blèmes que jouent encore les « bonzes » : Il n’est pas de bon ton de par­ler de la guerre d’Al­gé­rie dans les assem­blées laïques, on ne doit pas par­ler de laï­ci­té dans les réunions pour la Paix en Algé­rie et on a vu des diri­geants s’op­po­ser à ce qu’on parle de ces deux ques­tions dans les réunions anti­fas­cistes. On ne pour­ra le faire long­temps : La Ligue des Droits de l’Homme et la Libre Pen­sée ne le font pas et elles groupent sou­vent les mili­tants les plus conscients de la « gauche ».

La lutte laïque enga­gée ne pré­tend pas seule­ment à un but néga­tif. Fores­tier écrit dans la même « École Libé­ra­trice » : «(…) tous les laïques, tous les répu­bli­cains résis­te­ront pour que le pays, la nation et l’É­tat soient repla­cés dans la tra­di­tion de leur his­toire et impo­se­ront alors, en la matière, la seule solu­tion désor­mais pos­sible : la natio­na­li­sa­tion de l’enseignement. »

On pour­rait beau­coup épi­lo­guer sur ce terme de « natio­na­li­sa­tion ». Mais l’é­cole publique, nous le savons, qui était au départ l’é­cole natio­nale, c’est-à-dire l’é­cole de l’É­tat, a vu se déve­lop­per dans son sein, grâce à beau­coup des nôtres, les idées de laï­cisme que nous lui connais­sons de nos jours. Nous l’a­vons déjà écrit et Fer­di­nand Buis­son l’a­vait dit bien avant nous : la véri­table laï­ci­té est aus­si indé­pen­dante de l’É­tat que de l’É­glise. Il ne s’a­git pas de remettre en ques­tion ce prin­cipe et l’É­tat joue un rôle à l’é­cole parce que nous sommes obli­gés de la faire vivre dans le régime. Toutes les ten­dances de la « gauche » sont d’ac­cord sur ces prin­cipes. C’est pour­quoi le pro­jet du Comi­té Natio­nal d’Ac­tion Laïque a bien spé­ci­fié qu’il oppo­sait « natio­na­li­sa­tion » à « éta­ti­sa­tion ». Nous sommes loin ici de la concep­tion com­mune accor­dée au terme et le mot « natio­na­li­sa­tion » est employé dans le sens»propriété de la Nation ». La Nation, pour les laïques c’est le « peuple » dans le sens don­né à ce mot par 1789.

Remar­quons qu’il s’a­git d’un pro­jet de loi. Il ne peut en être autre­ment. Outre qu’il fau­dra savoir si cette loi pos­sé­de­rait les défauts inhé­rents à chaque loi, dont nous par­lions plus haut, il res­te­ra les moyens à employer pour la faire pro­mul­guer Nous y revien­drons après l’a­voir ana­ly­sé. Le pré­am­bule déclare : « Tout enfant vivant sur le ter­ri­toire de la Répu­blique a droit, sans dis­tinc­tion de sexe, de race, de croyance, d’o­pi­nion ou de for­tune, à une édu­ca­tion qui assure le plein déve­lop­pe­ment de ses apti­tudes intel­lec­tuelles, artis­tiques, morales et phy­siques, ain­si que sa for­ma­tion civique et professionnelle. »

Ain­si est recon­nu « de jure » le droit de l’en­fant. On parle ensuite de l’or­ga­ni­sa­tion « du ser­vice public dis­pen­sant cette éducation ».

Il est néces­saire de citer la plus grande par­tie de l’ar­ticle inti­tu­lé « Pre­mier Principe » :

« La fré­quen­ta­tion sco­laire est obli­ga­toire de six à dix-huit ans. L’en­sei­gne­ment obli­ga­toire est don­né EXCLUSIVEMENT par un ser­vice public géré, sous l’au­to­ri­té du ministre de l’É­du­ca­tion Natio­nale, par des conseils com­po­sés par tiers de repré­sen­tants de l’ad­mi­nis­tra­tion de l’É­du­ca­tion Natio­nale, du corps ensei­gnant et des parents d’é­lèves. Ces conseils fonc­tionnent à chaque éche­lon administratif. » (…)

«(…) Avant et après la sco­la­ri­té obli­ga­toire, l’É­tat orga­nise un ser­vice public de l’en­sei­gne­ment géré dans les mêmes condi­tions. Les étu­diants sont asso­ciés à la ges­tion de l’en­sei­gne­ment supérieur (…).»

Le texte envi­sage l’in­té­gra­tion dans l’en­sei­gne­ment public des maîtres « pri­vés » qui pos­sèdent les diplômes néces­saires et qui en feront la demande, Il est pré­vu une prise de pos­ses­sion des locaux de l’en­sei­gne­ment « libre » “dans la mesure des besoins, par­ti­cu­liè­re­ment de l’en­sei­gne­ment tech­nique pri­vé. Les patrons devront payer pour cet ensei­gne­ment. Aucun éta­blis­se­ment pri­vé ne pour­ra rece­voir de sub­ven­tion. Enfin la loi aurait effet sur tout le ter­ri­toire y com­pris l’Al­sace et la Lorraine.

Voi­là l’es­sen­tiel. Le lec­teur remar­que­ra que le pro­jet consacre pra­ti­que­ment la dis­pa­ri­tion à brève échéance de l’en­sei­gne­ment confes­sion­nel et de l’en­sei­gne­ment de « classe » (ensei­gne­ment tech­nique pri­vé). Il reste l’as­pect posi­tif de la loi : Le prin­cipe de la ges­tion de l’é­cole par les ensei­gnants et les parents d’é­lèves. Le pro­jet ayant été rédi­gé par le C.N.A.L, qui com­prend le Syn­di­cat des Ins­ti­tu­teurs, la Fédé­ra­tion de l’É­du­ca­tion Natio­nale et les Parents d’É­lèves, cela signi­fie que les tra­vailleurs de l’en­sei­gne­ment et les usa­gers disent à l’É­tat : Nous sommes capables de gérer nous-mêmes nos écoles, confiez-nous cette gestion !

Dans un article récent, nous esti­mions que les ensei­gnants sont les rares tra­vailleurs capables de prendre immé­dia­te­ment en main leur outil de tra­vail. Une pro­po­si­tion de ges­tion faite à l’É­tat par des orga­ni­sa­tions syn­di­cales est sans pré­cé­dent en France. Elle prouve la grande matu­ri­té des syn­di­cats de l’en­sei­gne­ment en France, de même qu’une prise de conscience des parents. Est sur­tout inté­res­sant, le fait que les idées de ges­tion directe par les tra­vailleurs pro­duc­teurs sont res­tées vivaces au sein du S.N.I. qui n’a pas (comme d’autres syn­di­cats) accep­té de se lais­ser divi­ser par le jeu des poli­ti­ciens. Toutes les orga­ni­sa­tions, par­tis et syn­di­cats qui sou­tiennent le C.N.A.L. ont accep­té le pro­jet. Ain­si, dans l’ac­tion de tous les jours avec les mili­tants de base, il sera pos­sible de dis­cu­ter, de déve­lop­per le prin­cipe de la ges­tion par les pro­duc­teurs et les usa­gers. C’est la pos­si­bi­li­té de vul­ga­ri­ser les prin­cipes du Com­mu­nisme Liber­taire auprès d’une large masse. Nos idées font leur che­min sans nous !

On nous objec­te­ra qu’il s’a­git d’une loi dans le régime, en quelque sorte d’une par­ti­ci­pa­tion. Même si cela apporte la réa­li­sa­tion d’une par­tie de nos concep­tions, il reste que nous avons affaire ici à une sorte de néo-réfor­misme. L’adhé­sion des par­tis poli­tiques fera qu’ils ins­cri­ront la loi largue dans leur pro­chain pro­gramme élec­to­ral nous ferons du par­le­men­ta­risme : Irons-nous voter alors ?

Ce n’est pas un mince pro­blème pour les anar­chistes. Nous avons volon­tai­re­ment don­né un côté sché­ma­tique à ces objec­tions. Expli­quons-nous plus à fond :

Nous ne pen­sons pas et n’a­vons jamais pen­sé que l’A­nar­chisme est un ensemble de théo­ries figées. Tout en pro­cla­mant la jus­tesse de cer­tains prin­cipes anti-auto­ri­taires immuables jus­qu’à ce jour, nous sou­te­nons et défen­dons l’A­nar­chisme parce que l’a­na­lyse des faits et de l’é­vo­lu­tion de la socié­té nous confirme que ses prin­cipes sont « actuels » et sont les seuls capables de répondre aux inquié­tudes de ce temps dans le sens de l’é­vo­lu­tion humaine. C’est-à-dire que loin d’être une foi, notre anar­chisme est basé sur le rai­son­ne­ment matérialiste.

Nous devons donc, en la matière, savoir si la « natio­na­li­sa­tion » pro­po­sée est utile à l’é­vo­lu­tion de l’hu­ma­ni­té, de la classe ouvrière, en un mot, si elle se place OBJECTIVEMENT dans le sens de la Révolution.

Comme le croit un cer­tain « roman­tisme » anar­chiste, le Com­mu­nisme ne sera pas réa­li­sé par un simple coup de baguette magique. Il fau­dra à la Révo­lu­tion un cer­tain nombre de condi­tions objectives.

La natio­na­li­sa­tion de l’en­sei­gne­ment telle qu’elle est défi­nie appor­te­rait au sein du régime actuel la recon­nais­sance d’un prin­cipe éthique qui est pour nous fon­da­men­tal : le droit de l’en­fant. Si l’en­fant ne doit dépendre ni de sa famille, ni de l’ État, ni d’une église, ni d’un par­ti et que cela est recon­nu par tous (peu importe pour quel mobile par­ti­cu­lier), il serait bien illo­gique que l’on en vienne pas à recon­naître un jour le même droit aux hommes et aux femmes adultes parce que les idées lan­cées ne s’ar­rêtent jamais…

Nous assis­tons ici au phé­no­mène tant de fois décrit par nos grands penseurs :

« Exté­rieu­re­ment, rien ne semble chan­gé, la forme sociale est res­tée la même, les vieilles ins­ti­tu­tions sont debout mais il s’est pro­duit dans les régions de l’être col­lec­tif une fer­men­ta­tion, en sorte que la forme exté­rieure n’est plus l’ex­pres­sion vraie de la situa­tion. Au bout d’un cer­tain temps, la contra­dic­tion deve­nant tou­jours plus sen­sible entre les ins­ti­tu­tions sociales qui se sont main­te­nues et les besoins nou­veaux, un conflit est inévi­table. – (James Guillaume : « Idées sur l’Or­ga­ni­sa­tion Sociale », plu­sieurs fois cité).

Parce que le peuple fran­çais y est sen­sible, la Laï­ci­té est propre à sus­ci­ter ce tra­vail sou­ter­rain d’é­vo­lu­tion : pré­lude à la Révolution.

Dans le sein du régime, une ges­tion directe serait pos­sible ! Nous remar­que­rons qu’il y a l’É­tat. Que ses repré­sen­tants auront voix au cha­pitre. Il n’au­ra dans le « conseil » créé que le tiers des voix et sera donc tou­jours mino­ri­taire. C’est un coin sérieux enfon­cé dans le prin­cipe théo­rique de l’é­cole natio­nale. Et puis, l’É­tat en la matière c’est sur­tout la contri­bu­tion finan­cière des contribuables.

Il saute aux yeux une com­pa­rai­son élé­men­taire : Il peut sem­bler étrange de condam­ner « Capi­tal-Tra­vail » et toutes les formes de col­la­bo­ra­tion de classes et approu­ver une mesure qui consa­cre­rait une « col­la­bo­ra­tion » théo­rique entre l’É­tat (force ultime d’ex­ploi­ta­tion selon nous) et un syn­di­cat de tra­vailleurs. Il peut sem­bler étrange qu’a­près l’é­chec des Comi­tés d’En­tre­prise, il soit pos­sible de pré­co­ni­ser une ges­tion en appa­rence basée sur le même principe.

Nous avons dit en appa­rence. Nous y insis­tons. La par­ti­ci­pa­tion des syn­di­cats aux entre­prises pré­co­ni­sée par Capi­tal-Tra­vail ne leur donne que la por­tion congrue des béné­fices dans le but d’empêcher la lutte revendicative .

La par­ti­ci­pa­tion aux Comi­tés d’En­tre­prise est liqué­fiante pour autant qu’elle donne à la classe ouvrière une illu­sion de ges­tion, alors que sa pré­sence n’est qu’une cau­tion à l’exploitation.

L’É­cole n’est pas une entre­prise d’ex­ploi­ta­tion, elle exis­te­rait dans un régime socia­liste. Au reste, quel est le Comi­té d’En­tre­prise où le patron­nât serait en minorité ?

Nous ne serions pas com­plets si nous ne disions pas que le pro­jet du C.N.A.L, nous a paru pré­sen­ter cer­taines ana­lo­gies avec les prin­cipes expo­sés par les syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires sué­dois de la S.A.C. qui pro­po­sèrent à l’É­tat la ges­tion d’un sec­teur natio­na­li­sé : prin­cipes qui sus­ci­tèrent des polé­miques au sein du mou­ve­ment anar­chiste inter­na­tio­nal et qui abou­tirent à l’ex­clu­sion de la S.A.C. du sein de l’As­so­cia­tion Inter­na­tio­nale des Tra­vailleurs. Le sujet n’est pas nou­veau. Il y a bien des années que cer­tains de nos cama­rades et cer­tains sociaux-démo­crates pen­saient conqué­rir la socié­té et faire effon­drer le régime en déve­lop­pant des ini­tia­tives de ges­tion directe. Ils échouèrent tous, parce qu’ils s’at­ta­quaient à des entre­prises obli­gées pour fonc­tion­ner d’être béné­fi­ciaires c’est-à-dire de s’in­té­grer plus ou moins dans le régime éco­no­mique : il aurait fal­lu créer le cir­cuit com­plet : Pro­duc­teur-Consom­ma­teur. Ce fut tou­jours irréa­li­sable, faute de moyens finan­ciers et parce que le Capi­tal se défen­dait. Nos cama­rades de la S.A.C. se sont aus­si atta­qué à des entre­prises dépen­dant du régime du pro­fit. [[Nous rap­pe­lons que nous avions déjà sou­le­vé cette ques­tion, dans un article inti­tu­lé « Vers la ges­tion ouvrière », qui était une réponse à la SAC, paru dans le N°2 de NR.]]

Vou­loir gérer l’É­cole, c’est bien autre chose ! C’est don­ner à la classe ouvrière un contrôle sur l’é­du­ca­tion de ses enfants Sup­pri­mer de l’en­sei­gne­ment les influences de « classe » et les idées de l’É­tat. Rai­son suf­fi­sante pour que les anar­chistes sou­tiennent le projet.

Par­vien­drons-nous au résul­tat par le par­le­men­ta­risme ou par l’ac­tion directe est la seule ques­tion en suspens :

Ce serait du sen­ti­men­ta­lisme mal pla­cé que de com­battre le prin­cipe sous pré­texte que les par­tis le sou­tien­draient pour redo­rer leur bla­son. Dans l’É­tat de la Consti­tu­tion gaul­liste, il semble bien que c’est sur­tout une action reven­di­ca­tive qui obtien­dra un résul­tat. Nous déplo­rons l’in­ca­pa­ci­té de la « gauche » de sor­tir de l’ac­tion « légale » ? En voi­la peut-être l’occasion.

C’est la prise de conscience révo­lu­tion­naire qui y gagnera.

Guy Ger­mi­nal

La Presse Anarchiste