La Presse Anarchiste

Dans notre courrier

[(Voi­ci un large extrait d’une lettre d’un cama­rade mar­ti­ni­quais rela­tant les évé­ne­ments qui eurent lieu en Mar­ti­nique en décembre 59.)]

(…) Oui ! « émeute » il y a eu un coup de sang, et comme on n’en avait pas vu depuis la grande révolte du Sud de 1870. L’af­faire est par­tie de là : un C.R.S. en civil et en voi­ture ren­verse la Ves­pa d’un sol­dat éga­le­ment en civil et au lieu de s’ex­cu­ser se montre arro­gant d’où bagarre. La foule s’a­masse, conspue le blanc mais les choses s’ar­rangent. Les deux adver­saires pre­naient même – à ce qu’on dit – un coup ensemble à l’hô­tel de l’Eu­rope (sur la Savane) quand, comme un vol de stu­kas, moteurs vom­bris­sants, le bâton haut, une nuée de C.R.S. fond sur la foule et la fait « déga­ger » avec une bru­ta­li­té rare. Alors la foule de se défendre et pierres de voler et bouts de bois, tes­sons de bou­teille, barres de fer, etc. et quelques C.R.S. à l’hô­pi­tal. Sur ce la nuit tom­ba mais la colère de la foule, elle, ne tom­ba pas pour autant et vers les 7 heures du soir (il fait noir ici à 7 H. 14) l’hô­tel de l’Eu­rope est assié­gé et bom­bar­dé de pro­jec­tiles. Il faut vous dire que c’é­tait le siège de la très offi­cielle « Asso­cia­tion des Pieds-Noirs » [[Euro­péens nés en Afrique du Nord.]] et les pieds-noirs (qui débarquent ici de plus en plus nom­breux) sont bien connus pour leur racisme. Puis la mani­fes­ta­tion dès ce moment prend un sens nou­veau ou du moins son vrai sens, celui qui a fait des­cendre des mornes envi­ron­nants des groupes com­pacts les bras alour­dis de pro­jec­tiles. Quand on eut fini de cas­ser tout ce qu’on pou­vait cas­ser de l’ex­té­rieur à ce fameux hôtel, on par­tit pour faire un sort à tous les grands maga­sins, les grands hôtels, à tout ce qui mani­feste la puis­sance et le fric. Les rues com­mer­çantes et les abords de la Savane étaient le len­de­main matin. par­se­mées de vitres bri­sées et d’a­mon­cel­le­ments de pro­jec­tiles de toutes sortes. Puis la jour­née fut calme mais le bruit cou­rait par toute la ville que pas un C.R.S. ne sor­ti­rait vivant s’il tom­bait entre les mains des mani­fes­tants. En ville una­ni­mi­té com­plète. Les C.R.S. sont una­ni­me­ment détes­tés et ils donnent l’im­pres­sion car leurs agis­se­ments d’être beau­coup plus au ser­vice des békés [[Euro­péens nés en Mar­ti­nique.]] qu’à celui de la pré­fec­ture. or ce soir là la pré­fec­ture fit consi­gner tout ce qu’il y a ici comme forces de répres­sion blanches C.R.S., gen­darmes, et envoya pour faire face aux mani­fes­tants des agents locaux qui en règle géné­rale se bornent à orga­ni­ser la cir­cu­la­tion. Il faut vous dire aus­si que cette même nuit le Pré­fet fit consi­gner toutes les casernes parce que la veille les sol­dats avaient été en tête de la mani­fes­ta­tion aux côtés des Mar­ti­ni­quais et qu’ils avaient juré de reve­nir avec leurs fusils et des gre­nades. Inutile de dire que quand en dif­fé­rents points de la ville on s’a­per­çut que c’é­taient des noirs, des frères, qui venaient revol­vers au poing pour dis­per­ser les gens, on s’en prit à eux et c’est là un nou­vel aspect de la mani­fes­ta­tion. On les mit à mal, on en assom­ma plu­sieurs. Ils reçurent l’ordre de tirer et en deux endroits il y eut mort d’homme (des gamins de 16 ans), la colère devint de la fureur et on décide de mettre le feu à tous les postes de police de la ville. Il fal­lait voir les pom­piers allant d’Est en Ouest et du Nord au Sud. Deux com­mis­sa­riats ont quand même brû­lé entiè­re­ment, deux autres ont été vidés du sous-sol au gre­nier de leurs conte­nu, les voi­tures de police furent aus­si incen­diées et lors­qu’on ne put pas les brû­ler on les jeta dans la rivière. Cette nuit là aus­si, des groupes com­pacts s’as­su­rèrent le contrô­lé de toutes les routes menant en ville, on arrê­tait les voi­tures, si le conduc­teur et les occu­pants étaient noirs il avaient blanc-seing, s’ils étaient blancs on les bat­tait, on ren­ver­sait les voi­tures bref ! on les met­tait à mal Ce fut le 4e aspect du mou­ve­ment : anti­blanc. Le len­de­main matin, atmo­sphère lourde. Arri­vée de gen­darmes de Gua­de­loupe, conci­lia­bules, chu­cho­te­ments, décla­ra­tions du pré­fet à la radio toutes les demi-heures : « Mes chers amis… Mar­ti­ni­quais mes amis… mon affec­tion par ci, ma bonne volon­té par là…», mais le soir venu les groupes se reforment pour incen­dier comme pré­vu ce qui res­tait de postes de police avec cok­tails Molo­tov bien connus… Un poste d’es­sence et une per­cep­tion ont flam­bé mais un troi­sième jeune gars tom­ba. Le len­de­main couvre-feu et la fièvre tom­ba. Les maires et conseillers géné­raux mirent le Pré­fet en demeure de venir tenir séance à l’Hô­tel du Conseil géné­ral. Il essaya de don­ner des faits une ver­sion tru­quée, la foule le conspua. Un texte fut fina­le­ment adop­té et envoyé en haut lieu du côté de Sa Gran­deur. Réponse vint : il se trouve que ce coup de sang aura eu des résul­tats infi­ni­ment déri­soires par rap­port à ce qui aurait pu en sor­tir notam­ment si les com­munes avaient eu le temps de bou­ger, mais tout de même : l’im­por­tant pro­blème des allo­ca­tions fami­liales trouve une solu­tion, les ouvriers agri­coles ne seront pas intro­duits dans ce pays où le chô­mage est endé­mique, un navire de guerre char­gé de troupes qui était en route a fait demi-tour, etc… et quelques autres points notam­ment la prise en consi­dé­ra­tion dans l’im­mé­diat d’un plan d’industrialisation. 

Mou­ve­ment com­plexe donc où l’on peut dis­cer­ner 4 direc­tions : anti‑C.R.S., anti­blanc, anti­po­lice locale autre­ment dit anti « gad’­ca­ca » enfin anti-riche, mais comme fon­de­ment à tout cela une ligne unique : la misère, l’in­cer­ti­tude du len­de­main.

Ce fut un coup de ton­nerre – excellent, néces­saire – qui a don­né confiance en eux-mêmes à des gars sécu­lai­re­ment igno­rés. Compte tenu de l’é­tat de dépen­dance où nous sommes, (dépar­te­men­ta­li­sa­tion, de notre exi­guï­té, je ne sais s’il pou­vait sor­tir beau­coup plus que ce qui est sor­ti de cette explo­sion. L’ex­trême pointe des reven­di­ca­tions ici consiste en la ges­tion par les Mar­ti­ni­quais de leurs propres affaires en liai­son bien sûr avec la France. Ce n’est pas l’in­dé­pen­dance, impen­sable dans l’é­tat actuel des choses, or même cette auto­no­mie interne qui semble ras­sem­bler de plus en plus de suf­frages dans tous les milieux (sauf bien enten­du celui des gros com­mer­çants) ne peut être qu’oc­troyée car la prendre de vive force revient à l’indépendance.

Mais en voi­là assez sur un sujet que nous repren­drons car si le gou­ver­ne­ment ne tient pas ses pro­messes une étin­celle suf­fi­ra pour ral­lu­mer la colère et cette fois en face des mitraillettes et des fusils des gen­darmes. il y aura sans doute autre chose que des poi­trines nues et des cailloux, L’o­pi­nion est sen­si­bi­li­sée à l’ex­trême et ici tra­di­tion­nel­le­ment les sol­dats sont avec le peuple (…)

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Du cama­rade J.F. De Strasbourg

(…) Le pre­mier cha­pitre de Prat-Cot­ter ne tient pas (N. & R. n°14) (…),Je pense aus­si qu’il valait mieux, sur les ori­gines de la socié­té, se repor­ter à des études eth­no­lo­giques et anthro­po­lo­giques récentes qu’aux textes dis­cu­tables de Mala­tes­ta. Il est en par­ti­cu­lier com­plè­te­ment erro­né d’ad­mettre que l’homme ait pu vivre seul au point de départ et s’u­nir après avec d’autres indi­vi­dus parce qu’il voit par expé­rience que là est son inté­rêt. Cette genèse de « l’ins­tinct social » est com­plè­te­ment fan­tai­siste. L’in­di­vi­du ne s’est dis­tin­gué que très tar­di­ve­ment du groupe, c’est le groupe qui est au point de départ, et non l’individu (…)

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Nous avons reçu du cama­rade B. (région pari­sienne) une lettre qui revient sur un n° déjà ancien de N. & R. L’in­té­rêt et la per­ma­nence du sujet sou­le­vé nous font publier les extraits suivants :

(…) La libre asso­cia­tion des peuples exige évi­dem­ment que ces peuples soient libres avant de s’as­so­cier. Si les peuples colo­ni­sés se trompent en vou­lant éta­blir un nou­vel État nous ne pou­vons cepen­dant qu’être favo­rables à leurs luttes contre la sur­ex­ploi­ta­tion éhon­tée que consti­tue le colo­nia­lisme. Si l’é­tape du natio­na­lisme n’est pas théo­ri­que­ment indis­pen­sable, il faut recon­naître, d’une part pra­ti­que­ment, que le sta­tut colo­nial bouche toute évo­lu­tion ; d’autre part, psy­cho­lo­gi­que­ment, que l’as­pi­ra­tion à l’in­dé­pen­dance masque pour les peuples colo­ni­sés la plu­part des autres pro­blèmes. L’in­dé­pen­dance des peuples colo­niaux est donc en tout état de cause un pas en avant. Les peuples colo­niaux recherchent avant tout la digni­té de l’homme que leur refuse le sta­tut colo­nial. Ils ne veulent plus être, chez eux, l’ob­jet du mépris de ceux qui leur ont volé leurs terres et les main­tiennent dans l’ex­ploi­ta­tion la plus féroce. Même si nous ne sommes pas d’ac­cord avec eux sur leur but immé­diat : l’é­ta­blis­se­ment d’un nou­vel État, leurs luttes ne peuvent que nous être sym­pa­thiques et c’est dans la mesure où nous leur mani­fes­te­rons notre soli­da­ri­té qu’ils écou­te­ront nos argu­ments et qu’ils se ren­dront compte le jour où ils auront éta­bli leur État, que ces argu­ments étaient justes. (…)

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Du cama­rade P. (Amé­rique latine):

(…) Je trouve qu’il y a des élé­ments uti­li­sables dans le mar­xisme mais, quoique cela semble para­doxal, ce n’est que l’a­nar­chisme qui peut les mettre en valeur. Une syn­thèse est impos­sible, les prin­cipes poli­tiques res­pec­tifs étant incon­ci­liables. Le mar­xisme s’ap­pau­vrit de plus en plus et ce n’est que sous la forme du com­mu­nisme des conseils qu’il pré­sente encore quelque inté­rêt. J’ai du res­pect pour la science et l’hon­nê­te­té d’un Pan­ne­koek, d’un Korsch, d’un Mat­tick, mais ils se sont trop iso­lés des masses. S’ils ne sont pas venus vers nous c’est qu’il y a aus­si du sec­ta­risme dans notre mou­ve­ment et qu’on leur fait constam­ment un grief d’être encore par cer­tains aspects phi­lo­so­phiques et de la théo­rie éco­no­mique, mar­xistes. Pour com­bien de nos cama­rades le mar­xisme n’est avant tout que la per­sonne de Marx et l’a­nar­chisme la per­sonne de Bakou­nine ? (l’op­po­si­tion clas­sique de Dieu et du Diable pour les mar­xistes et à l’in­verse pour les anarchistes.(…)

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