(…) L’article qui ouvre le dossier de la révolution espagnole, voilà qui est bien il est nécessaire, indispensable de repenser ces événements, de les serrer, par une analyse judicieuse afin n’en tirer un certain enseignement pour des actions nouvelles.
Ici cependant, je dois – plus particulièrement sur cet essai de bibliographie critique – faire quelques réserves expresses.
J’ai nettement l’impression que le camarade J. Presly n’a pas à sa disposition tous les éléments bibliographiques, et si, il lui arrive de citer certains ouvrages essentiels, il me semble en omettre beaucoup.
Je sais que par habitude, on mentionne les ouvrages fondamentaux – de même les témoignages. Tout cela est bien, mais tout ce qui a été plus ou moins publié – à l’époque – dans des opuscules à tirage restreint ou dans des publications éphémères qui n’étaient pas dans la ligne dite officielle a été oublié sans plus. Il faut s’en référer cependant si l’on veut ouvrir le dossier de la révolution d’Espagne et écouter ces voix d’en dehors qui prirent part à la mêlée cependant. (…)
Hem Day, Bruxelles, déc.59
[|* * * *|]
(…) Plutôt que de s’attacher à dégager certains aspects spécifiques de l’expérience espagnole, il serait préférable je crois, de tenter de mettre à jour ceux de ses éléments, qui, aujourd’hui encore, conservent une portée universelle : la tendance du prolétariat à réaliser le communisme dès qu’il parvient à se libérer un tant soit peu du carcan de l’exploitation et des conceptions politiques « ouvrières » que cette exploitation suscite.
En d’autres termes, tendre à l’essentiel ici serait d’une part analyser et critiquer le mouvement des conseils ouvriers et de paysans en Espagne, de le confronter avec ce qui s’est fait auparavant et ensuite, dans de tout autres conditions. D’autre part, critiquer et dénoncer les anciennes formes d’organisation et les principes politiques qui ont noyé pans le sang et la bêtise l’élan du prolétariat des ouvriers et paysans. En Espagne, ce visage réactionnaire a pris souvent les traits de l’anarchisme.
Mais, pour procéder à un tel examen, il faudrait avant tout se débarrasser des croyances fétiches. Il me semble significatif que votre bibliographie, fort bien faite tant qu’il s’agit des auteurs anarchistes ou bourgeois, devient agressive dès qu’il s’agit de marxistes, réel ou prétendus, et qu’elle traite par l’oubli les plus représentatifs d’entre eux.
Qu’est-ce donc, en effet, qui justifie cette agressivité contre Marx et Engels sinon du fétichisme, de la manie ! J. Presly, à propos de l’affaire de l’Alliance, renvoie uniquement au libertaire Nettlau. Pourquoi ne pas signaler que, dans la querelle personnelle entre Marx et Bakounine, la plupart des marxistes, indépendants d’esprit, qui ont traité de la question, inclinaient vers Bakounine (Kaminski, Bakounine, Paris, 1938, pp. 305 – 306)? Bakounine lui-même ne contestait aucunement les mérites révolutionnaires de celui qu’il considérait comme un « géant » (cité par Kaminski, pp. 246 – 247), et Bakounine, là, ne manœuvrait certes pas, comme la chose lui arriva, à lui aussi !
Il semble très souhaitable de laisser de côté le différent personnel. Au fond, ce que Bakounine reprochait à Marx, il l’exprima bien souvent, c’était de vouloir organiser une dictature de « savants socialistes » sur le peuple (cité dans Marx et Engels, Contre l’Anarchisme, Paris, 1935, p. 44);tandis que Marx s’opposait carrément même par des menées douteuses, aux méthodes bakouniniennes d’organisation : conspiration selon un plan fixé d’avance et imposé par une société secrète de révolutionnaires professionnels, noyautage, etc.… sans parler d’aspects tout aussi déplaisants de Bakounine comme son antisémitisme virulent. Ne rendait-il pas là des points à cet autre anarchiste antisémite que fut Proudhon : « Des Juifs, encore les Juifs, toujours les Juifs ! Sous la République comme sous Louis-Philippe et sous Louis XIV, nous sommes à la merci des Juifs ! » (œuvres complètes, t. XVII, p. 31).
Il est frappant de constater que les aspects et méthodes réactionnaires que Bakounine dénonçait chez Marx et Marx chez Bakounine ont trouvé leur épanouissement dans la dictature des bolchéviques. Cela devrait porter à réfléchir, nom d’un chien, et à laisser les vieilles barbes chez le barbier ! Il ne sert de rien d’opposer Bakounine à Marx ils furent l’un comme l’autre, des expressions d’une première étape du mouvement ouvrier, d’une conception maintenant révolue du socialisme ; en bien comme en mal, une préfiguration de son avenir. Le mérite de Marx, de sa méthode d’analyse rationnelle, critique et historique, demeure néanmoins en ce qu’elle peut permettre une vue universelle des choses et de se critiquer elle-même. Bakounine en était averti qui, pour le meilleur et aussi pour le pire, a pu être décrit, par quelques uns de ses biographes, bolchéviques hétérodoxes(Y. Steklov et V. Polenski), comme un « précurseur de Lénine », un « disciple de Marx ». Et, du moins en ce qui concerne ces historiens, il serait trop aisé de parler d’annexion arbitraire.
Mais, après tout, il ne s’agit plus de poursuivre des polémiques plus que rassies, cette agressivité n’a donc pas grande importance. C’est un tic anarchiste et voilà tout ! Ce que je trouve choquant est que Presly réduit le marxisme aux staliniens et aux trotskistes. Il est trop facile, dès lors, de parler des « totalitarismes marxistes » et de leur opposer les « bons » anarchistes ! comme Santillan ou Oliver sans doute ! (…)
S. Cousin (Paris, fév. 1960)