Plus qu’un écrit théorique, L’«Histoire de la Révolution russe » peut éclairer la question fondamentale du rôle d’un parti révolutionnaire, et, plus profondément, celle de la nécessité, de l’inutilité ou de la nocivité d’un tel parti. Certes Trotsky ne se contente pas de rapporter des faits ; son récit est souvent interrompu par des réflexions qui constituent, parfois, la matière de tout un chapitre ; mais il y a, semble-t-il, rupture entre le récit et le commentaire.
Afin d’éviter des méprises, nous devons prévenir que nous ne cherchons nullement ici, à critiquer le récit de Trotsky, en tant que livre d’histoire. Notre étude ne comporte donc aucune confrontation du texte de Trotsky avec d’autres récits nous n’avons pas, non plus, à nous référer aux travaux des historiens (professionnels ou non) concernant cette période. Notre recherche se situe sur un autre plan : celui des contradictions entre les événements rapportés par Trotsky et la théorie qu’il en fait.
Trotsky ne met pas en doute l’utilité d’un parti révolutionnaire ; mais il apporte des informations qui mettent en question non seulement le rôle du parti révolutionnaire Trotsky insiste tantôt sur l’inadéquation du parti à sa tache, tantôt sur l’incapacité des masses à se diriger, si bien que l’on peut se demander si la « dialectique » entre parti et masses n’est pas un simple mot qui dissimule mal une confusion essentielle.
Le retard du « parti d’avant-garde »
« Les soviets se laissaient devancer par les comités d’usines. Les comités d’usines par les masses (…). Sur la dynamique révolutionnaire retardait aussi le parti, c’est-à-dire l’organisation qui, moins que tout autre, a le droit de se laisser devancer, surtout en temps de révolution (…). Le parti le plus révolutionnaire qu’ait connu jusqu’à ce jour l’histoire humaine fut néanmoins pris à l’improviste par les événements de la révolution. Il se reconstituait sous le feu et s’alignait sous la poussée des événements. Les masses se trouvèrent, au moment du tournant, « cent fois » plus à gauche que le parti d’extrême gauche. » (« Histoire de la Révolution russe » – Tome I, p.394. Nouvelle édition française, en 2 volumes. Le Seuil.)
Il ne s’agit pas là d’une appréciation personnelle de Trotsky : « Il faut le dire nettement – écrivait, voici quelques. années, Molotov – le parti n’avait pas les vues claires et la décision qu’exigeait le moment révolutionnaire. » (HRR. II, 448)
Certains diront maintenant : Molotov s’est souvent trompé ! Mais le jugement de Lénine que Trotsky ne se lasse pas de rapporter n’est pas différent : « Lénine a répété plus d’une fois que les masses sont infiniment plus à gauche que le parti, de même que le parti est plus à gauche que son Comité central…» (HRR. II,568) « Lénine avait dit plus d’une fois que les masses sont plus à gauche que le parti. Il savait que le parti est plus à gauche que son sommet (…) Lénine ne fait pas confiance au Comité central… sans Lénine. ». (HRR. II, 439)
Sans doute l’important est-il de savoir si les faits corroborent ces appréciations sévères. Qu’on en juge :
« Environ dix mille ouvriers s’assemblèrent devant les locaux de l’administration. Acclamés, les mitrailleurs racontèrent qu’ils avaient reçu l’ordre de partir, le 4 juillet, pour le front mais qu’ils avaient résolu « de marcher non du côté du front allemand, contre le prolétariat allemand, mais bien contre leurs propres ministres capitalistes ». L’état des esprits monta. « En avant ! » crièrent les ouvriers. Le secrétaire du comité d’usine, un bolchévik, faisait des objections, proposant de demander l’avis du parti. Protestations de toutes parts : « À bas ! vous voulez encore traîner l’affaire en longueur ! On ne peut pas continuer à vivre comme ça ! » Vers six heures arrivèrent des représentants du Comité exécutif, mais ils réussirent encore moins à influencer les ouvriers. » (HRR. II,27).
Ainsi, non seulement le parti bolchévik est en retard, mais, par surcroît, son action est inefficace. En effet, Trotsky ajoute :
« C’est ainsi que les bolchéviks étaient saisis et entraînés dans le mouvement tout en cherchant à justifier leurs actes qui allaient à l’encontre de la décision officielle du parti. » (HRR.II,28) « Le Comité exécutif (des bolchéviks) adressa aux ouvriers et aux soldats un manifeste : « Des inconnus… vous appellent à descendre en armes dans la rue, certifiant par là que l’appel ne provenait d’aucun des partis Soviétiques. Mais, – commente Trotsky –, les Comités centraux… proposaient, tandis que les masses disposaient. » (HRR, II,31).
En effet, voici la suite :
« Des bolchéviks populaires, Nevsky, Lachevitch, Podovoisky, essayèrent, du haut du balcon, de déterminer les régiments à rentrer chez eux. On leur répondait d’en dessous : « À bas ! ». Que faire ? Les membres du Comité de Pétrograd… les représentants des régiments et des usines décident ceci : réviser la question, mettre fin à des tiraillements stériles, diriger le mouvement qui s’est déclenché. » (HRR. II, 31)
Enregistrons d’abord l’aveu : le mouvement s’est déclenché. Dans ces conditions, il faut avoir un goût tenace pour le rôle de « dirigeant » pour parler encore de direction. Un mouvement peut-il se déclencher sans avoir de direction ? sans aller nulle part ? En fait, ce jour là, les masses prennent la direction opposée à celle voulue par les « dirigeants» ; les « dirigeants » lancent des appels qui ne sont pas écoutés, alors ces « dirigeants » ont peur, ils emboîtent le pas sans cesser de croire qu’ils sont des dirigeants. La fiction est poussée jusqu’au bout par Trotsky qui ajoute : « Les membres du Comité central qui sont présents sanctionnent la modification de tactique. » (HRR. II,31) comme s’ils avaient eu réellement la possibilité de ne pas « sanctionner » (les choses se passeront autrement, en 1921, quand les dirigeants disposeront de forces capables d’écraser les marins de Kronstadt.) et comme s’il ne s’agissait que d’un petit détail de « tactique ». Kamenev reconnaît plus franchement la réalité : « À la tribune, se lève Kamenev : « Nous n’avons pas appelé à une manifestation, dit-il, mais les masses populaires sont sorties elles-mêmes. » (si on ne veut pas reconnaître la « spontanéité », il faudra avoir recours à des « agitateurs inconnus» ; inconnus de qui?) « Et, – continue Kamenev – du moment que les masses sont sorties, notre place est au milieu d’elles… Notre tâche maintenant, est de donner au mouvement un caractère organisé. » (HRR. II, 34)
Il ne s’agit plus de diriger, les « dirigeants » ne sont plus cause finale ; ils sont réduits au rôle de cause instrumentale. Et ce rôle d’organisateurs, le tiennent-ils, au moins ? Voici comment : « L’appel du Comité central pour arrêter la manifestation est échoppé ; mais il est trop tard pour le remplacer par un nouveau texte. » (HRR. II,39).
La « Pravda » paraît avec une page blanche. Ah ! la belle organisation ! Cette défaillance du parti aura sans doute des conséquences désastreuses ? Trotsky poursuit : « Interdite par le gouvernement (…) la manifestation eut un caractère grandiose ; dans la deuxième journée, elle ne compta pas moins de cinq cent mille personnes. » (HRR. II,68)
Trotsky précise bien qu’à l’époque il n’y avait personne pour contester « que le mouvement ait commencé d’en bas, indépendamment des bolchéviks, dans une certaine mesure contre eux. » (HRR. II, 68) D’ailleurs, en ce temps-là, Trotsky avait déclaré, dans un discours : « On nous accuse de créer l’opinion des masses ; ce n’est pas vrai, nous tendons seulement de la formuler. » (HRR. II, 69) Il n’est plus question de « direction », ni même « d’organisation », mais « d’expression» ; les dirigeants sont devenus des speakers.
Il n’est pas capital – dans l’optique de cette étude – que les journées de juillet aient finalement abouti à un échec. Les « succès » de février et d’octobre – Trotsky le reconnaît – ne sont pas le fait de l’appareil du parti : en février, les dirigeants dormaient et pourtant le Tsar fut renversé. En octobre, Lénine devra court-circuiter le Comité central bolchévik. Il serait donc vain de chercher à invalider notre exposé en prétendant que nous avons amalgamé février, juillet et octobre ; il n’y a « amalgame » que si l’on unit des réalités hétérogènes ; or, du point de vue où nous nous plaçons,
– en février, les masses font seules la révolution et le parti ne sait pas en profiter.
– en juillet, les masses vont seules à la bataille, suivies bon gré mal gré par les « dirigeants » (elles seront battues par la troupe, comme, plus tard, à Kronstadt, à Budapest).
– en octobre, les masses font la révolution guidées par Lénine qui doit lutter contre son parti et par Trotsky qui n’est membre du parti que depuis juillet.
Dans les trois cas, le soi-disant parti d’avant garde révolutionnaire a eu le même rôle, c’est-à-dire, aucun rôle ; tout au plus peut-on lui reconnaître un rôle de frein.
Au demeurant, ce phénomène de retard du parti d’avant garde ne s’observe pas uniquement à Pétrograd :
« La victoire même de l’insurrection, à Pétrograd, fut encore loin de briser partout l’inertie de l’expectative (…) le flottement de la direction faillit amener, par la suite, l’effondrement de l’insurrection à Moscou. À Kiev, le Comité (…) menait une politique purement défensive (…) Le coup d’État, même à Voronèje (…) fut accompli, non par le comité du parti, mais par son active minorité (…) Dans bon nombre de chef-lieux de province, les bolchéviks firent bloc, en octobre, avec les conciliateurs Les bolchéviks de Karkov se trouvèrent, au début de la révolution, dans le camp des menchéviks. »
et Trotsky conclut :
« Si considérable qu’ait été, en ces dernières années, le travail destiné à dissimuler de tels faits (…) il subsiste, dans les journaux de ce temps-là, dans les Mémoires, dans les revues historiques, un bon nombre de témoignages prouvant que l’appareil du parti le plus révolutionnaire opposa, la veille de l’insurrection, une grande force de résistance. » (HRR. II, 458)
Est-il besoin d’insister ?
Nécessité du parti d’avant-garde
Après de telles considérations et de tels faits, ne pourrait-on attendre une mise en question de la nécessité d’un parti révolutionnaire, ou, du moins, quelques remarques critiques, sinon ironiques, sur la prétention d’un tel parti à se dire « l’avant-garde consciente des masses » ? On chercherait en vain une semblable mise en question dans l’«Histoire de la Révolution russe » de Trotsky. Au contraire, après avoir écrit que les masses « se disaient dans leur for intérieur : « même les bolchéviks traînassent et alternoient. » (HRR. II,70). Trotsky explique, 15 pages plus loin, l’échec, à Berlin, de la « semaine spartakiste » qu’il qualifie de « demi-révolution » par ces simples mots : « Ce qui manquait, c’était un parti bolchévik. » (HRR. II, 85) [[Sans nous livrer ici à une discussion approfondie de ce point, il convient au moins de relire l’appréciation de Victor Serge : « La république de Weimar ne survit à la crise d’octobre-novembre 1923 que par la force d’inertie des masses (…). Rien ne peut se faire dans mes masses social-démocrates, et elles se subdivisent en fonctionnaires installés dans le régime qui sombre et ouvriers instruits dominés par la peur de la révolution : celle de Russie, la seule qui ait réussi, a connu trop de famines, établi trop de terreur, étranglé de bonne heure trop de libertés. Trotsky expliquera la défaite de l’Allemagne par la crise de la direction révolutionnaire ; mais cette crise-là, se traduisait celle de la conscience populaire d’une part, et d’autre part celle de l’internationale déjà bureaucratisée. » (Mémoires d’un révolutionnaire, p.171).]] La contradiction est si brutale qu’on pourrait croire d’abord à un lapsus. Hélas!telle est bien la croyance maintes fois exprimée et défendue par Trotsky. Certes Trotsky ne manque pas une occasion de saluer les masses ouvrières et paysannes, il n’a pas l’intention d’agir contre elles ni même sans elles, mais il les croit capables de faire, seules, la révolution.
D’abord l’histoire montre que les révolutions ont toujours été l’œuvre d’une minorité : « Le plus grand des actes démocratiques – en l’espèce, la Révolution russe de 1917 – fut accompli d’une façon non démocratique. Le pays tout entier se trouva placé devant le fait accompli (…) par les forces d’une cité (Pétrograd) qui constituait à peu près la soixante-quinzième partie de la population du pays. » (HRR. I, 138).
Il ne suffit pas de formuler clairement une contradiction pour qu’elle soit dépassée. Comment un « acte démocratique » peut-il être accompli d’une façon « non-démocratique » ?
N’a-t-on pas là un exemple de hégelianisme verbal ? Lénine dénonce, dans « L’État et la Révolution », l’apparence et l’incohérence des conciliations de ce type où l’on feint de tenir compte de tous les aspects ; en réalité, comme il le dit, « l’éclectisme se substitue à la dialectique ». (Éditions sociales, p.24). Ce qu’il faudrait dire, sans se payer de formules, c’est comment et pourquoi une dictature « provisoire », imposée par une minorité, se supprimera et préparera. « l’ère du régime de la liberté réelle ». Il ne suffit pas d’évoquer le mépris des révolutionnaires pour le « fétichisme juridique de la volonté populaire », ni d’admettre que le prolétariat de la capitale est plus conscient que celui de la province et « réalise dynamiquement » la démocratie. Une telle conception diffère-t-elle essentiellement de la doctrine du « philosophe éclairé » ? La seule solution de ce problème est la thèse de Marx sur l’universalité du prolétariat (« Contribution à la Critique de la Philosophie dt Droit », p.105 – 106) (Voir aussi : F. Engels : « M. E. Dühring bouleverse la Science », Costes III 46 – 47, cité par Lénine, « L’État et la Révolution » Ed. Soc. p.20.). Mais Trotsky ne se réfère pas à cette thèse ; comment d’ailleurs pourrait-il-le faire ? L’universalité ne saurait être anticipée par une minorité, fût-elle celle de la capitale. L’universalité du prolétariat – si elle est autre chose qu’un attribut logique et abstrait – doit se réaliser effectivement, et, sans doute, est-ce ce que Marx veut dire, en écrivant dans « L’Idéologie Allemande » que le développement des forces productives est une condition pratique préalable à toute révolution. « Le développement des forces productives est une condition pratique préalable indispensable car sans lui (après la Révolution) c’est la pénurie qui deviendrait générale, et, avec le besoin, c’est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l’on retomberait fatalement dans le même vieux fumier ». (Ed, Sociales p.26). Lénine ne voit peut-être pas l’ampleur de la thèse de Marx lorsqu’il se contente d’écrire : « En raison de son rôle économique dans la grande production, le prolétariat est seul capable d’être le guide de toutes les classes ». (« L’État et la Révolution », Ed. Soc. p.28)
Quoi qu’il en soit de cette question de la réalisation effective de l’universalité du prolétariat, il reste que Trotsky reconnaît – et sans y voir aucun danger – qu’à Petrograd même, les événements ont été déclenchés et dirigés par une infime minorité de ces « forces » qui n’étaient déjà que la soixante-quinzième partie de la Russie. Or Marx écrivait, en 1848 : « Tous les mouvements. historiques ont été jusqu’ici accomplis par des minorités au profit de minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité. » (« Manifeste du Parti Communiste » Ed. Soc. p.9)
Il ne s’agit pas ici d’invoquer l’autorité de Marx (invocation qui serait peut-être recevable du point de vue de Trotsky, peu importe) mais de se demander si cette intuition de Marx n’a pas été vérifiée a contrario par la dégénérescence de la Révolution russe ; tout mouvement suscité ou dirigé par une minorité n’est-il pas condamné à servir exclusivement les intérêts de cette minorité ? En effet, dès qu’il y a oligarchie, se pose le problème de l’adhésion des gouvernés ; cette adhésion doit être, écrit Marx, un « mouvement spontané de l’immense majorité », mais, pour Trotsky, la « spontanéité des masses » est un mythe et le grand révolutionnaire, devenu historien, croit psychanalyser habilement ceux qui soutiennent la thèse de la spontanéité révolutionnaire (malheureusement toute explication psychanalytique doit être elle-même psychanalysée). Trotsky déclare : « Tougan-Barnovsky a raison de dire que la Révolution de février fut l’œuvre des ouvriers et des paysans, ces derniers représentés par les soldats. – cette équivalence, toujours reprise par Trotsky, n’est-elle pas trop commode ? –
« Subsiste cependant une grosse question : qui a mené l’insurrection ? Qui a mis sur pied les ouvriers ? a entraîné dans la rue les soldats ? Après la victoire, ces questions devinrent un objet de lutte des partis. La solution la plus simple consistait en cette formule universelle : personne n’a conduit la révolution, elle s’est faite toute seule. » – Voilà qui est, en effet, simple et net ; on attendrait que Trotsky apporte quelques faits précis à l’encontre de cette thèse « simple » pour ne pas dire « simpliste» ; au lieu de cela, Trotsky commente finement :
« La théorie des « forces élémentaires » étaient mieux que toute autre à la convenance non seulement de tous les messieurs qui, la veille encore, avaient quiètement administré, jugé, accusé, plaidé, commercé ou commandé, et qui se hâtaient, maintenant, de se rallier à la révolution ; mais elle convenait à de nombreux politiciens professionnels et à d’ex-révolutionnaires qui, ayant dormi pendant la révolution, désiraient croire que, dans cette affaire, ils ne s’étaient pas conduits autrement que tous les autres » (HRR. I, 140)
Trotsky reconnaitrait sans doute que cette psychanalyse n’est pas valable à l’encontre des partisans de la « spontanéité » nés après 1917 ». D’autre part, son argumentation est à double tranchant : Trotsky qui n’a pas dormi pendant plusieurs révolutions n’est guère préparé à admettre qu’une action d’avant-garde qui lui a valu la prison, la déportation et l’exil n’était pas utile, ou, du moins, pas indispensable, Trotsky apporte d’ailleurs de l’eau à notre moulin en ajoutant : « La tâche de Milioukov (historien) (était) de ne plus laisser aux révolutionnaires l’honneur de l’initiative. » (HRR. I, 141).
La tâche de Trotsky (historien) n’est-elle pas de revendiquer cet honneur pour Trotsky (révolutionnaire)? De là Trotsky passe facilement à la critique « universelle » de la thèse de la « spontanéité ». Cependant il est difficile, pour février du moins, de donner les noms de ceux qui ont dirigé. Mstislavsky (leader de l’aile gauche des socialistes-révolutionnaires, puis bolchévik) a dit : « La ‘révolution – (de février) – nous a surpris, [[On peut se rappeler ici la remarque de Marx à propos du 2 décembre 1851 : « Il ne suffit pas de dire, comme le font les Français, que leur nation a été surprise. On ne pardonne pas à une nation, pas plus qu’à une femme, le moment de faiblesse où le premier aventurier venu a pu leur faire violence. Le problème n’est pas résolu par une telle façon de présenter les choses (« Le 18 brumaire »)]] nous autres, hommes de parti, en plein sommeil, comme les vierges folles de l’Évangile. »
Et Trotsky souligne assez lourdement : « Peu importe ici que ces hommes aient ressemblé en quelque mesure à des vierges ; mais ils dormaient tous effectivement. » (HRR. I, 142)
L’important, pour nous, est l’aveu : ils dormaient TOUS. Bon prince, Trotsky nous donne, dans le même sens, d’autres précisions : le bureau du Comité central bolchévik qui comprenait alors les « anciens ouvriers » Chliapmikov Zaloutsky et l’ancien étudiant Molotov « n’était pas à la hauteur des événements (…) jusqu’à la toute dernière heure, les leaders s’imaginèrent qu’il ne s’agissait que d’une démonstration révolutionnaire (…) mais nullement d’une insurrection armée (…) (le comité était) dans l’impuissance de donner des directives pour la journée suivante. » (HRR. I, 142).
Peut-être quelques-uns vont-ils supposer que nous tronquons les textes : Trotsky, pensent-ils, ne peut se contredire à ce point ! Mais cette contradiction, Trotsky la voit fort bien ; cependant, selon lui, cette contradiction est « accidentelle » (nous verrons plus loin ce qu’il faut penser d’une telle « explication ») elle provient de la « virginité » des dirigeants de l’époque : les organisations clandestines avaient été décapitées par la police, les vrais, les bons leaders étaient émigrés (Lénine, Zinoviev) – (Par modestie, Trotsky ne se cite pas, en cet endroit) – déportés ou emprisonnés (Kamenev, Staline). Deux remarques s’imposent tout de suite : le parti révolutionnaire bolchévik n’a pu organiser l’action des masses en février puisque les bons leaders étaient absents et que ceux qui étaient présents dormaient comme des eunuques ; pourtant la révolution s’est déclenchée ! En second lieu, même si l’explication de Trotsky était acceptable pour février, elle ne le serait plus, par exemple en juillet : Lénine, Trotsky, Staline étaient là. Que se passa-t-il alors ? La page blanche de la Pravda !
Trotsky voit bien qu’il doit lâcher du lest : si les dirigeants bolchéviks, en maintes occasions, ne pouvant même freiner l’action des masses, se sont contentés de suivre, cela prouve bien que les événements révolutionnaires se sont souvent déroulés sans les dirigeants du parti bolchévik et même « dans une certaine mesure contre eux » (HRR. II, 68)
Dès lors, comment continuer à s’opposer à la thèse de « la spontanéité révolutionnaire des masses » ? – Il suffit de faire observer que cette expression « spontanéité des masses » est maintenant choquante, tant la bureaucratisation universelle a contaminé sournoisement la pensée de tous. Or cette expression est utilisée par Marx (« Manifeste » p. 39) par Engels (« L’Origine de la famille » p. 224) et reprise par Lénine (« L’État de la Révolution » p. 14). Ces références à titre d’exemples. Ces exemples ne sont pas des preuves, mais des signes –.
Trotsky a alors recours à l’explication d’un certain Zavadsky : « La génération spontanée est, en sociologie, encore moins à sa place que dans les sciences naturelles. »
Comme souvent, la comparaison introduit simplement la confusion ; sinon, comparaison pour comparaison, nous demanderons pourquoi la sociologie n’admettrait-elle pas, comme la biologie, les mutations brusques ? Zavadsky poursuit : « Si aucun meneur révolutionnaire renommé n’a attaché au mouvement son étiquette, le mouvement, sans être impersonnel, sera seulement anonyme. » (HRR. I, 146)
Quel est le sens de cette distinction entre « impersonnel » et « anonyme » ? Il reste acquis que l’insurrection n’a pas été déclenchée par des dirigeants connus, officiels, patentés ; Trotsky a raison de nous mettre en garde : il n’en faut pas conclure qu’il n’y eut point de dirigeants. Mais Trotsky ne s’en tient pas à cette constatation : nous ne savons pas s’il y eut des dirigeants. Il raisonne par syllogisme : Pas de révolution sans dirigeants (majeure a priori et pétition de principe) or on ne connaît pas les dirigeants de la révolution de février ; donc il y eut des « dirigeants anonymes » [[Ce « raisonnement » n’est pas exceptionnel, on pourrait même y voir une catégorie de l’imagerie populaire : « Le pays était jonché d’usines saccagées et partout on disait que « Nedd Ludd était passé ».En effet, la rumeur courait qu’un Roi Ludd ou un Général Ludd dirigeait l’activité de la foule. Bien entendu cela était faux. Les « luddistes », comme on les appelait, étaient animés par leur haine spontanée des usines qu’ils considéraient comme des prisons et du travail salarié qu’ils continuaient à mépriser ». Robert L. Heilbroner. « Les Grands Penseurs de la Révolution économique » – Paris 1957. p. 94.]]. Nous essayerons d’expliquer, plus loin, que, par « spontanéité des masses », nous n’entendons pas « chaos » ni « bouillonnement informe» ; tout groupe humain, même momentané, est structuré. Nous l’avons déjà fait remarquer, la révolution étant un mouvement avait nécessairement, une direction, Mais ce n’est pas de cette auto-direction que veut parler Trotsky ; pour lui la direction suppose une séparation entre dirigeants et dirigés, il en reste même, semble-t-il à la conception d’Aristote qui citait la parole d’Homère : « Le gouvernement de plusieurs n’est pas bon, qu’il n’y ait qu’un seul chef ».
En effet, après avoir rapporté que l’Union des officiers du 27 février, constituée après l’insurrection, essaya d’établir par enquête quel était celui qui, le premier, avait entraîné dans la rue le régiment de Volhynie, il poursuit : « Il y eut sept dépositions concernant sept initiatives de cette action décisive », puis il ajoute : « Il est extrêmement probable qu’une parcelle de l’initiative appartient effectivement à quelques soldats. »
Pourquoi simplement « une parcelle » ? sans compter que la notion de « parcelle d’initiative » n’est pas claire. Trotsky n’explique aucunement pourquoi une parcelle et une parcelle seulement de l’initiative appartint à « quelques soldats» ; il passe, car il préfère apparemment une autre hypothèse – Il affirme tranquillement que, même si quelques soldats ont pris l’initiative, cela « n’empêche pas, que le principal dirigeant – notons ce parti-pris pour l’unité – ait pu tomber dans les combats de rues, emportant avec lui son nom dans l’inconnu ».
Et brusquement Trotsky passe du conditionnel à l’indicatif : « Mais cela n’amoindrit pas la valeur historique de son initiative anonyme » (HRR. I, 146).
Si toutefois elle a été prise… On a peine à devoir souligner l’étrange faiblesse de l’explication de notre historien qui invalide les témoignages d’une commission d’enquête, sans preuve, au bénéfice d’une hypothèse absolument invérifiable qui se présente subrepticement comme un fait. Lui présente-t-on un fait il l’interprète de façon à sauver l’utilité du parti : « Le vendredi 24 février, alors que personne ne prévoyait un soulèvement (…) un tramway dans lequel un sénateur avait pris place (…) s’immobilisa. Le conducteur invita tous les occupants à descendre : « La voiture n’ira pas plus loin ». Les voyageurs protestaient, déblatéraient mais descendaient (…) La circulation cessa partout aussi loin que portait la vue ». (HRR. I,147) Commentaire de Trotsky : « Ce conducteur résolu (…) devait avoir une haute conscience du devoir pour oser seul arrêter sa voiture, pleine de fonctionnaires, dans une rue du Pétersbourg impérial, en temps de guerre.(…) Le conducteur de la Perspective Liteïny était un instrument conscient de l’histoire ». Mais cette conscience ne peut être qu’une science apprise ; Trotsky conclut : « Il avait dû être préalablement éduqué » (HRR. I, I47).
À la fin du paragraphe suivant, même refrain : « Ces anonymes, rudes politiques de l’usine et de la rue, n’étaient pas tombés du ciel ; ils devaient avoir été éduqués » (HRR. I,147)
On surprend là un bon exemple de la technique oratoire des plaidoyers de Trotsky ; il croit qu’il suffit, pour que son hypothèse soit acceptée, que nous soyons mis dans l’obligation de choisir entre elle et une autre hypothèse ridicule. Les « rudes politiques », rudes, en effet, puisqu’ils faisaient la révolution, à l’insu voire contre l’avis des chefs, n’étaient pas « tombés du ciel », donc ils avaient été éduqués. Un dilemme n’est contraignant que s’il n’y a pas de troisième voie. Or ces hommes pouvaient s’être formés eux-mêmes, au contact des réalités au milieu desquelles ils vivaient aussi bien que par l’intermédiaire d’enseignements tombés du ciel sinon venus de l’émigration ou de la déportation. Trotsky a été le premier d’ailleurs à ridiculiser la prétention de l’intelligentsia à éduquer les masses. « L’anémique et prétentieuse intelligentsia (…) brûlait du désir d’enseigner les masses populaires (…) mais était absolument incapable de les comprendre et d’apprendre quelque chose d’elles. Or à défaut de cela, écrit le triomphateur des révoltés de Kronstadt, il n’y a pas de politique révolutionnaire ». (HRR. I, 216)
Mais, en ce gros livre, TROTSKY ne manifeste qu’un souci médiocre de la cohérence. Pouvaient-ils avoir été éduqués, d’autre part, par ce parti de « vierges folles » (HRR. I, 142) qui, en juillet, la veille d’une manifestation grandiose, fait paraître son journal en blanc ?
« Une des usines avait sorti cette pancarte : « Le droit de vivre au dessus de la propriété privée ! » Ce mot d’ordre, – ajoute Trotsky, oublieux de sa thèse de l’éducation nécessaire – « n’avait été suggéré par aucun parti » (HRR. I, 409). Certes, il n’est pas dans notre intention de contester que, depuis 1905, « la pensée ouvrière était plus scientifique (…) parce qu’elle avait été fécondée, dans une large mesure, par les méthodes du marxisme » (nous y reviendrons). Mais Trotsky dit plus qu’il ne croit lorsqu’il ajoute : «(et) avant tout parce qu’elle s’était nourrie constamment de la vivante expérience des masses » (HRR. I,149).
En réalité, sur ce plan, Trotsky est kantien : certes, sans les masses (donné sensible) le parti (entendement) est vide, mais sans le parti, les masses sont aveugles. Dés lors, nous trouvons la même difficulté que dans le système kantien : que peut apporter au parti une masse aveugle, informe ? Et si la masse a une structure interne qu’a-t-elle besoin d’un parti séparé ? De plus, Trotsky se livre ici à une sorte d’amalgame : pour soutenir la nécessité d’un parti révolutionnaire, Trotsky fait appel à la nécessité d’une éducation. Or on peut estimer nécessaire une organisation de l’enseignement tout en contestant l’utilité d’un parti d’avant-garde qui a principalement fonction d’autorité.
La dialectique de Trotsky
Ainsi, dans tout le livre, on retrouve la juxtaposition de deux affirmations :
- Le parti bolchévik a été un instrument inadéquat, sinon, parfois, contre-révolutionnaire.
- Le parti bolchévik est responsable du succès de la révolution de 1917.
Trotsky essaie de surmonter cette contradiction, d’abord en tentant de la ramener à un « accident » historique, et, ensuite par le recours à de simples métaphores.
Explication par l’accident historique.
Selon Trotsky, ni le « retard » du parti bolchévik, ni même le rôle de frein qu’il a tenu ne mettent en cause la nécessité d’un parti d’avant-garde.
Trotsky explique les erreurs, à la manière de Kroutchev, par la personnalité des dirigeants : « Combien grand s’était fait, pendant la guerre, le retard du parti sur le processus moléculaire dans les masses, et combien la direction Kamenev – Staline en mars restait éloignée des grandes tâches historiques ! » (HRR. I, 394)
Passons sur l’incidente lénifiante : « en mars» ; Trotsky apporte trop de faits, – à chaque page de son histoire – de l’insuffisance permanente de la direction, tant en février, en juillet qu’en octobre, pour qu’il soit possible de le chicaner. Il écrira d’ailleurs, à propos des événements d’octobre : « Les dirigeants manifestaient encore, en bien des points, « de la magnanimité », en réalité un excès d’assurance optimiste. – pourquoi « encore » ? Sans doute, Trotsky veut-il signaler qu’ils ont fait quelques progrès. Trotsky n’a pas l’air de se souvenir que leur défaut antérieur, loin d’être un « excès d’assurance », était la pusillanimité – « et ne prêtaient pas toujours assez d’attention à la voix raisonnable de la base : l’absence de Lénine fut sensible aussi en ce point. Les conséquences des omissions commises durent être corrigées par les masses (…).» (HRR. II, 513)
L’explication par la « personnalité » des dirigeants reste à la surface des choses ; d’ailleurs Trotsky est le premier à s’en souvenir lorsqu’il réfute la thèse selon laquelle ce furent des « accidents », des « imprévus » qui empêchèrent le succès du coup d’état de Kornilov : « Les fonds destinés à l’organisation furent, d’après Winberg, raflés et dilapidés par les principaux participants. (…) Un des donateurs secrets qui devait remettre aux officiers une somme considérable, se rendit à l’endroit convenu, mais trouva les conspirateurs dans un tel état d’ivresse qu’il ne se décida pas à leur remttre l’argent. Winberg lui-même estime que n’eussent été ces « imprévus » véritablement fâcheux, le plan pouvait être entièrement couronné de succès, Mais, (ajoute justement Trotsky) il reste une question : pourquoi, autour de l’entreprise patriotique, se trouvèrent groupés principalement des ivrognes, des dilapidateurs et des traîtres ? N’est-ce pas que toute tâche historique mobilise ses cadres adéquats ? » (HRR. II, 212).
Parfait ! Trotsky dit bien : « TOUTE tache historique» ; pourquoi y‑aurait-il une exception pour l’entreprise des bolchéviks ? Si Kornilov n’est pas responsable de l’insuccès, Lénine peut-il l’être du succès ? Trotsky, il est vrai, affirme que « l’absence de Lénine se fit sentir » mais ce n’est pas lui, ce sont les masses qui « corrigent les erreurs » (HRR. II, 513). Et Lénine aussi se trompe : « Le plan audacieux de Lénine présentait les avantages incontestables de la rapidité et de l’imprévu. Mais il mettait trop à découvert le parti, risquant,dans certaines limites, de l’opposer aux masses. » (HRR. II, 576).
Et, à supposer que Lénine ne se trompe pas, en quoi le parti révolutionnaire d’avant-garde lui est-il utile ? On en jugera facilement : « Le Comité central (bolchévik) résolut à l’unanimité de brûler la lettre de Lénine. » révèle Boukharine, racontant ses souvenirs, en 1921, et Trotsky croit utile d’atténuer : « L’incinération de plusieurs copies de la lettre dangereuse fut décidée réellement non à l’unanimité mais par six voix contre quatre avec six abstentions. » (HRR. II, 441).
Ainsi, non seulement Lénine écrit une lettre « dangereuse », mais le Comité central ne sait que faire. Il y a plus : la veille de l’insurrection d’octobre, Lénine en vient‑à court-circuiter le Comité central : « Non seulement ses lettres au Comité central sont expédiées par lui aux Comités de Pétrograd et de Moscou, mais il (Lénine) prend des mesures pour que des copies parviennent aux militants les plus sûrs des quartiers. Au début d’octobre, passant déjà par-dessus la tête du Comité central, Lénine écrit directement aux Comités de Pétrograd et de Moscou : les bolchéviks (…) doivent prendre le pouvoir tout de suite (…) Attendre le congrès des soviets, c’est un jeu puéril pour la formalité. » (HRR. II, 444).
Le commentaire de Trotsky est fort décevant : un peu d’humour d’abord : « Du point de vue des rapports hiérarchiques, les actes de Lénine n’étaient pas tout à fait irréprochables. » et, soudain sérieux : « Mais il s’agissait de quelque chose de plus grand que des considérations de discipline formelle. » (HRR. II, 444)
Ainsi les intérêts supérieurs de la révolution commandaient qu’il fût passé « par-dessus la tête » du Comité central bolchévik ! Comment continuer à penser que ce qui a manqué, en 1919, à l’Allemagne, ce fut « un parti bolchévik » qui vient de servir d’écran gênant, d’obstacle à tourner ? Mais Trotsky est inébranlable ; dans les premiers jours d’octobre Lénine invite la conférence du Parti, à Pétrograd, à « prier instamment le Comité central de prendre toutes mesures pour la direction : de l’inévitable soulèvement des ouvriers, des soldats et des paysans. » (HRR. II, 445) Dans cette expression : « inévitable soulèvement », Trotsky – loin de voir quelque reconnaissance de la « spontanéité des masses » – ne veut croire qu’à un camouflage juridique : « au lieu d’une préparation directe de l’insurrection cela – inévitable soulèvement – est dit pour ne point donner trop d’atouts au Parquet. » (HRR. II, 445).
Cette prudence témoignerait, pour le moins, d’une perspective fort pessimiste en ce qui concerne les lendemains de la révolution. La suite du commentaire de Trotsky est plus valable ; dans l’expression « prie le Comité central » il discerne un « camouflage diplomatique » destiné à ménager les susceptibilités « de la plus haute institution du parti ». Il faut savoir, en effet, que Lénine avait rédigé une autre résolution où il est dit : « Aux sommets du parti, on remarque des fluctuations, comme une crainte de lutter pour la prise du pouvoir, un penchant à substituer à cette lutte des résolutions, des protestations et des congrès. »
Trotsky, dans sa glose, ne semble pas saisir la portée des faits qu’il rapporte : « C’est déjà dresser presque ouvertement le parti contre le Comité central. Lénine ne se résolvait pas à la légère à faire de tels pas. Mais, il s’agissait – ajoute-t-il naïvement – du sort de la révolution. » (HRR. II, 445)
Ainsi Trotsky reconnaît que le succès de la révolution commandait de contrecarrer l’action (ou de pallier l’inaction) de la « plus haute institution du parti » ! Cependant, la foi de Trotsky dans le parti d’avant-garde est indéracinable ; la conduite du Comité central bolchévik. n’est qu’un accident : « Pendant la guerre, la vie régulière du parti, en fait, cesse. La cause est double : rupture avec les masses, rupture avec l’émigration, c’est-à-dire, avant tout, avec Lénine (…)» (HRR,II, 447).
Que signifie ce recours à une « double cause » ? Ne pourrait-on croire que la vie régulière d’un parti comporte une liaison avec une émigration ? Ainsi le parti bolchévik non-émigré aurait été trop près des masses russes et en même temps séparé d’elles. En fait Trotsky ne postule pas la nécessité d’un état-major émigré ; ou il ne s’agit, ici, que d’une « nécessité accidentelle qui s’explique par la personnalité » de Lénine. Nous venons de voir ce que vaut une telle « explication » superficielle par « les imprévus » et par « les personnalités ». Trotsky est le premier à l’invalider lorsqu’il ne l’utilise pas lui-même. (HRR. II, 212). Il ne reste donc qu’une « erreur » : la rupture avec les masses. Mais ce que TROTSKY n’explique jamais c’est pourquoi il faut rester en contact avec les masses. Détiennent-elles le secret de la praxis ? En ce cas, ne faudrait-il pas s’intégrer à elles c’est-à-dire dissoudre le parti « d’avant-garde » ? Voilà, semble-t-il, la question. essentielle qui dépasse singulièrement celle du rôle d’un quelconque Lénine, émigré ou revenu. Or, sur ce sujet fondamental, on ne trouve guère, dans l’«Histoire de la Révolution Russe » de Trotsky que deux métaphores dont la première concerne la conduite de la révolution et la seconde la prise de pouvoir.
La dialectique métaphorique.
Les masses (vapeur) et le parti (cylindre à piston).
Dans la préface de son Histoire de la Révolution Russe, c’est-à-dire à la fin de son travail, Trotsky croit surmonter la contradiction permanente de son récit (impéritie du parti – nécessité du parti ; impuissance des masses – nécessité, pour la pensée et pour l’action, d’une liaison continuelle avec les masses) par une image : « Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur. » (HRR. I, II)
Il convient d’analyser ce qu’il y a de raison dans cette comparaison [[Il semblera, peut-être, abusif que nous analysions en détail une métaphore. Certes, nous aurions préféré discuter une thèse bien élaborée, mais, sur ce point capital, la pensée de Trotsky, n’a pas, semble-t-il, dépassé le stade de l’image et ce qui serait, à notre sens, véritablement abusif, ce serait que son imprécision la préservât de la discussion.]]. Si elle traduit une vérité, c’est bien celle du « retard » du parti ; le piston est nécessairement « en retard » sur la vapeur qui le repousse ; le parti se rendrait utile en s’opposant à la volonté des masses et il y aurait là une voie apologétique que les staliniens pourraient utiliser. Resterait, il est vrai, à distinguer cette « opposition » de celle des exploiteurs classiques… Cependant les événements que rapporte Trotsky, dans son « Histoire », ne justifient pas sa métaphore. Sans doute est-il vrai que le parti est mû par les masses, que « le mouvement ne vient pas » du parti ; cet aveu est précieux ; mais c’est parce que l’image n’est pas tout-à-fait inexacte qu’il en faut dénoncer précisément l’inexactitude. Par quels faits Trotsky pense-t-il avoir établi que, sans le parti bolchévik, l’énergie des masses se serait « volatilisée » comme la vapeur à l’air libre ? Nous voyons, au contraire, que Lénine s’efforce de court-circuiter le « cylindre à piston » et surtout que des manifestations et des actions « spontanées » ont eu lieu, non seulement sans l’intervention du parti mais même sans son accord, sinon, parfois, davantage, contre la volonté du parti. De ce fait, le parti bolchévik, en ces journées, et d’après le récit même de Trotsky, ressemble beaucoup moins à un cylindre à piston qu’à un esquif à la dérive, chargé de poltrons obtus, particulièrement soucieux de mettre pied à terre pour se livrer à des exercices préparés et conformes au scénario décrit dans le manuel. Lénine pourrait-on dire, avait plutôt tendance à tomber dans l’excès inverse. Mais un individu n’est pas un parti et surtout la souplesse de Lénine, son « flair » pour discerner ce que veulent les masses et ce dont elles sont capables, loin de l’infirmer, confirment la thèse de la spontanéité. Si le mouvement des masses était pur désordre, informe masse de fumée, à quoi aurait servi le « flair » de Lénine, qu’aurait-il retiré de son « contact » avec un volume sans contour ? On voit tout de suite que, selon nous, la notion de « spontanéité des masses » n’a rien à voir avec le chaos ; le refus d’une direction par un groupe séparé n’est pas un abandon aux caprices de l’irrationalité ; certes, l’exigence de la suppression des chefs séparés, en un sens (étymologique) est an-archique, si, de plus, on prend le mot « chef » au sens traditionnel. Mais « spontanéité des masses » ne signifie pas « désordre », « trouble » et « confusion ». Tout groupe humain est structuré ; les individus ne s’ajoutent pas les uns aux autres comme des fruits dans un cageot : 1+1+1. Certes, quelques uns sont des « isolée », mais la plupart exercent une « attraction » (ou provoquent une répulsion). On pourrait les comparer à des atomes plus ou moins riches en « valences », La microsociologie a, depuis quelque temps, commencé à mettre à jour ces « relations », ces groupements « autour d’étoiles ». Même dans une foule « momentanée », les chefs surgissent spontanément. On a observé souvent ce phénomène, pendant la guerre, lors d’un bombardement par exemple ; ceux qui prenaient l’initiative de la direction, au milieu du désarroi de la plupart, n’étaient pas souvent (ou si l’on préfère, pas toujours) ceux qui avaient des fonctions de dirigeants officielles. Ne sont-ce point là les « dirigeants anonymes » dont parle Trotsky ? Oui et non. Oui, en ce sens, qu’ils ne sont pas connus en tant que dirigeants, non seulement des autres, mais parfois d’eux-mêmes;c’est la situation qui les révèle à eux-mêmes ; ceci inclut que Trotsky ait tort, en un autre sens « l’anonymat » invoqué par Trotsky est purement accidentel ; son « principal dirigeant » est tombé « dans les combats de rues, emportant son nom dans l’inconnu » (HRR. I, 146). Or il arrive souvent que le « dirigeant spontané » surgi au moment du danger, reprenne peu après son rang anonyme ; il s’agit d’un « jeu » vivant, figure-fond : le dirigeant dans une occasion n’est pas nécessairement dirigeant en toute occasion, ni surtout séparé du groupe en tant que dirigeant ; il n’a donc pas besoin de mourir pour rester inconnu. – Est-il besoin de préciser que l’organisation autonome des ouvriers n’est aucunement un phénomène du passé, qui a eu lieu exceptionnellement en 1917. À titre d’exemple, il suffit d’évoquer les grèves les plus récentes, en Belgique (début 1959) et en Italie. La revue Socialisme ou Barbarie (n°27, p.7) rapporte comment des ouvriers appartenant à diverses organisations syndicales « se regroupent spontanément à la base ». Un journaliste. apercevant des hommes qui dépavent une rue demande : « Qui a donné la consigne de dépaver ? ». On lui répond que « les chefs on ne les voit pas », dans chaque quartier on doit s’organiser : « Ce soir nous nous sommes réunis à quelques-uns : la tactique est simple, on travaille par petits groupes, il y a beaucoup de portes amies qui resteront ouvertes toute la nuit… alors les gendarmes peuvent courir ». Celui qui a pris la parole pour répondre au journaliste n’exerce aucune fonction syndicale ou politique. D’ailleurs ces mineurs anticipent l’ordre de grève des syndicats avec cette justification : « une grève comme celle-ci, ça se prépare ». Sur un autre plan, mais dans la même direction, il est utile d’évoquer à ce propos les nombreuses études récentes des sociologues sur les « groupes informels ». –. Il y a loin, on le reconnaîtra peut-être, de cette contexture vivante que nous évoquons à l’image kantienne déjà mentionnée d’une « masse informe » (vapeur) structurée par une « avant-garde » (piston); de ce point de vue, peu importe que cette avant-garde soit connue ou inconnue.
Le fer chauffé à blanc et la main nue.
À celle de la préface, fait écho, vers la fin de l’ouvrage, une seconde métaphore : « De même qu’un forgeron ne peut saisir de sa main nue un fer chauffé à blanc, le prolétariat ne peut, les mains nues, s’emparer du pouvoir : il lui faut une organisation appropriée à cette tache. » (HRR. II,473).
Cette fois, Trotsky commente son image : « Renverser l’ancien pouvoir, c’est une chose. Prendre le pouvoir en main, c’en est une autre. La bourgeoisie, dans une révolution, peut s’emparer du pouvoir non point parce qu’elle est révolutionnaire, mais parce qu’elle est la bourgeoisie : elle a en main la propriété, l’instruction, la presse, un réseau de points d’appui, une hiérarchie d’institutions. Il en est autrement pour le prolétariat : dépourvu de privilèges sociaux (…) le prolétariat insurgé ne peut compter que sur son nombre, sur sa cohésion, sur ses cadres, sur son état-major. » (HRR. II, 473)
Ici Trotsky élève à l’universalité l’expérience russe, comme Freud l’a fait pour les complexes des européens de son temps. Marx avait écrit qu’aucune régime ne disparaît de la scène avant d’avoir épuisé toutes ses possibilités ; et, sans doute, les menchéviks n’avaient pas tellement tort de nier qu’il fût possible de lutter pour la dictature du prolétariat dans la Russie arriérée où le capitalisme était encore loin de s’être dépensé complètement. On a souvent admis que Marx et les menchéviks se soient trompés « puisque la Révolution a réussi en Russie ». Mais justement, elle n’a pas réussi ; elle a avorté. – Réalisant, ainsi, la « prophétie » de Marx. Voir texte cité plus haut – Trotsky a probablement, raison de penser que le prolétariat russe de 1917 n’était pas prêt pour l’autogestion de la Russie ; mais il a tort d’en conclure qu’il avait besoin des tenailles d’un parti et encore moins, universellement, que tout prolétariat sera toujours incapable de s’emparer du pouvoir sans l’intermédiaire d’un parti. Trotsky passe donc abusivement du fait au droit. Un échec dans le temps ne prouve rien pour un autre temps. Trotsky semble bien le savoir : « La révolution ne devient possible que dans le cas où, dans la composition de la société, il se trouve une NOUVELLE CLASSE capable de prendre la tête de la nation pour résoudre les problèmes posés par l’histoire. » (HRR. II, 477)
En Russie, la nouvelle classe c’était le parti bolchévik bureaucratique qui « travaillait pour lui » – objectivement quoique inconsciemment – en se tenant en retrait par rapport à l’action des masses. Trotsky l’a noté : « Dans la bureaucratie s’installe inévitablement l’esprit conservateur. » (HRR. II, 459)
La bureaucratie du parti ne savait pas exactement « jusqu’où il ne fallait pas aller trop loin» ; mais elle savait qu’il ne fallait pas aller jusqu’au bout. Au moment opportun, la nouvelle classe bureaucratique a saisi les marrons que le prolétariat avait sortis du feu « les mains nues ». La nouvelle classe a volé une révolution qu’elle était incapable de faire, en faisant croire qu’elle est au service de tous ; qu’elle n’est pas une nouvelle classe. La duperie dure encore. Pourtant les masses commencent à comprendre qu’elles n’ont fait que changer de maîtres. L’heure viendra où elles n’auront plus besoin d’un parti soi-disant révolutionnaire ni pour conduire la révolution certes, ni pour organiser leur vie en commun. Alors sera réalisée la condition posée par Marx, en 1864 : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».
Yvon Bourdet
N. D. L. R.
Nous avons voulu, une fois n’est pas coutume, réserver pour la fin de cet article… le « chapeau » de présentation.
Nous pouvons maintenant révéler au lecteur que l’auteur de cet article n’est ni un membre des G.A.A.R., ni même un camarade se réclamant de l’anarchisme.
Jusqu’à présent, nous avions suivi cette règle de ne publier dans nos cahiers QUE des articles ou études (en dehors des « classiques » de l’anarchisme, bien entendu) rédigés par des militants de notre organisation.
Il a fallu le contact amical et régulier des lettres pour que Yvon Bourdet nous envoie un jour, à tout hasard, l’étude ci-dessus. L’importance des questions soulevées, le beau travail accompli, nous ont décidés à faire une petite entorse à notre habitude en publiant cet article, qui revient sur un sujet toujours actuel, voire brûlant : celui du Parti (voir Noir et Rouge n°12 nos articles : « Le « Parti ouvrier » et les anarchistes » et « Contre le Parti »).
Nous profitons de l’occasion qui nous est donnée pour souhaiter une collaboration de plus en plus large de nos lecteurs.
N. & R.