La Presse Anarchiste

Le parti révolutionnaire et la spontanéité des masses ou les contradictions de Trotsky dans l’«histoire de la révolution russe »

Plus qu’un écrit théo­rique, L’«Histoire de la Révo­lu­tion russe » peut éclai­rer la ques­tion fon­da­men­tale du rôle d’un par­ti révo­lu­tion­naire, et, plus pro­fon­dé­ment, celle de la néces­si­té, de l’i­nu­ti­li­té ou de la noci­vi­té d’un tel par­ti. Certes Trots­ky ne se contente pas de rap­por­ter des faits ; son récit est sou­vent inter­rom­pu par des réflexions qui consti­tuent, par­fois, la matière de tout un cha­pitre ; mais il y a, semble-t-il, rup­ture entre le récit et le commentaire.

Afin d’é­vi­ter des méprises, nous devons pré­ve­nir que nous ne cher­chons nul­le­ment ici, à cri­ti­quer le récit de Trots­ky, en tant que livre d’his­toire. Notre étude ne com­porte donc aucune confron­ta­tion du texte de Trots­ky avec d’autres récits nous n’a­vons pas, non plus, à nous réfé­rer aux tra­vaux des his­to­riens (pro­fes­sion­nels ou non) concer­nant cette période. Notre recherche se situe sur un autre plan : celui des contra­dic­tions entre les évé­ne­ments rap­por­tés par Trots­ky et la théo­rie qu’il en fait.

Trots­ky ne met pas en doute l’u­ti­li­té d’un par­ti révo­lu­tion­naire ; mais il apporte des infor­ma­tions qui mettent en ques­tion non seule­ment le rôle du par­ti révo­lu­tion­naire Trots­ky insiste tan­tôt sur l’i­na­dé­qua­tion du par­ti à sa tache, tan­tôt sur l’in­ca­pa­ci­té des masses à se diri­ger, si bien que l’on peut se deman­der si la « dia­lec­tique » entre par­ti et masses n’est pas un simple mot qui dis­si­mule mal une confu­sion essentielle.

Le retard du « parti d’avant-garde »

« Les soviets se lais­saient devan­cer par les comi­tés d’u­sines. Les comi­tés d’u­sines par les masses (…). Sur la dyna­mique révo­lu­tion­naire retar­dait aus­si le par­ti, c’est-à-dire l’or­ga­ni­sa­tion qui, moins que tout autre, a le droit de se lais­ser devan­cer, sur­tout en temps de révo­lu­tion (…). Le par­ti le plus révo­lu­tion­naire qu’ait connu jus­qu’à ce jour l’his­toire humaine fut néan­moins pris à l’im­pro­viste par les évé­ne­ments de la révo­lu­tion. Il se recons­ti­tuait sous le feu et s’a­li­gnait sous la pous­sée des évé­ne­ments. Les masses se trou­vèrent, au moment du tour­nant, « cent fois » plus à gauche que le par­ti d’ex­trême gauche. » (« His­toire de la Révo­lu­tion russe » – Tome I, p.394. Nou­velle édi­tion fran­çaise, en 2 volumes. Le Seuil.)

Il ne s’a­git pas là d’une appré­cia­tion per­son­nelle de Trots­ky : « Il faut le dire net­te­ment – écri­vait, voi­ci quelques. années, Molo­tov – le par­ti n’a­vait pas les vues claires et la déci­sion qu’exi­geait le moment révo­lu­tion­naire. » (HRR. II, 448)

Cer­tains diront main­te­nant : Molo­tov s’est sou­vent trom­pé ! Mais le juge­ment de Lénine que Trots­ky ne se lasse pas de rap­por­ter n’est pas dif­fé­rent : « Lénine a répé­té plus d’une fois que les masses sont infi­ni­ment plus à gauche que le par­ti, de même que le par­ti est plus à gauche que son Comi­té cen­tral…» (HRR. II,568) « Lénine avait dit plus d’une fois que les masses sont plus à gauche que le par­ti. Il savait que le par­ti est plus à gauche que son som­met (…) Lénine ne fait pas confiance au Comi­té cen­tral… sans Lénine. ». (HRR. II, 439)

Sans doute l’im­por­tant est-il de savoir si les faits cor­ro­borent ces appré­cia­tions sévères. Qu’on en juge :

« Envi­ron dix mille ouvriers s’as­sem­blèrent devant les locaux de l’ad­mi­nis­tra­tion. Accla­més, les mitrailleurs racon­tèrent qu’ils avaient reçu l’ordre de par­tir, le 4 juillet, pour le front mais qu’ils avaient réso­lu « de mar­cher non du côté du front alle­mand, contre le pro­lé­ta­riat alle­mand, mais bien contre leurs propres ministres capi­ta­listes ». L’é­tat des esprits mon­ta. « En avant ! » crièrent les ouvriers. Le secré­taire du comi­té d’u­sine, un bol­ché­vik, fai­sait des objec­tions, pro­po­sant de deman­der l’a­vis du par­ti. Pro­tes­ta­tions de toutes parts : « À bas ! vous vou­lez encore traî­ner l’af­faire en lon­gueur ! On ne peut pas conti­nuer à vivre comme ça ! » Vers six heures arri­vèrent des repré­sen­tants du Comi­té exé­cu­tif, mais ils réus­sirent encore moins à influen­cer les ouvriers. » (HRR. II,27).

Ain­si, non seule­ment le par­ti bol­ché­vik est en retard, mais, par sur­croît, son action est inef­fi­cace. En effet, Trots­ky ajoute :

« C’est ain­si que les bol­ché­viks étaient sai­sis et entraî­nés dans le mou­ve­ment tout en cher­chant à jus­ti­fier leurs actes qui allaient à l’en­contre de la déci­sion offi­cielle du par­ti. » (HRR.II,28) « Le Comi­té exé­cu­tif (des bol­ché­viks) adres­sa aux ouvriers et aux sol­dats un mani­feste : « Des incon­nus… vous appellent à des­cendre en armes dans la rue, cer­ti­fiant par là que l’ap­pel ne pro­ve­nait d’au­cun des par­tis Sovié­tiques. Mais, – com­mente Trots­ky –, les Comi­tés cen­traux… pro­po­saient, tan­dis que les masses dis­po­saient. » (HRR, II,31).

En effet, voi­ci la suite :

« Des bol­ché­viks popu­laires, Nevs­ky, Lache­vitch, Podo­vois­ky, essayèrent, du haut du bal­con, de déter­mi­ner les régi­ments à ren­trer chez eux. On leur répon­dait d’en des­sous : « À bas ! ». Que faire ? Les membres du Comi­té de Pétro­grad… les repré­sen­tants des régi­ments et des usines décident ceci : révi­ser la ques­tion, mettre fin à des tiraille­ments sté­riles, diri­ger le mou­ve­ment qui s’est déclen­ché. » (HRR. II, 31)

Enre­gis­trons d’a­bord l’a­veu : le mou­ve­ment s’est déclen­ché. Dans ces condi­tions, il faut avoir un goût tenace pour le rôle de « diri­geant » pour par­ler encore de direc­tion. Un mou­ve­ment peut-il se déclen­cher sans avoir de direc­tion ? sans aller nulle part ? En fait, ce jour là, les masses prennent la direc­tion oppo­sée à celle vou­lue par les « diri­geants» ; les « diri­geants » lancent des appels qui ne sont pas écou­tés, alors ces « diri­geants » ont peur, ils emboîtent le pas sans ces­ser de croire qu’ils sont des diri­geants. La fic­tion est pous­sée jus­qu’au bout par Trots­ky qui ajoute : « Les membres du Comi­té cen­tral qui sont pré­sents sanc­tionnent la modi­fi­ca­tion de tac­tique. » (HRR. II,31) comme s’ils avaient eu réel­le­ment la pos­si­bi­li­té de ne pas « sanc­tion­ner » (les choses se pas­se­ront autre­ment, en 1921, quand les diri­geants dis­po­se­ront de forces capables d’é­cra­ser les marins de Krons­tadt.) et comme s’il ne s’a­gis­sait que d’un petit détail de « tac­tique ». Kame­nev recon­naît plus fran­che­ment la réa­li­té : « À la tri­bune, se lève Kame­nev : « Nous n’a­vons pas appe­lé à une mani­fes­ta­tion, dit-il, mais les masses popu­laires sont sor­ties elles-mêmes. » (si on ne veut pas recon­naître la « spon­ta­néi­té », il fau­dra avoir recours à des « agi­ta­teurs incon­nus» ; incon­nus de qui?) « Et, – conti­nue Kame­nev – du moment que les masses sont sor­ties, notre place est au milieu d’elles… Notre tâche main­te­nant, est de don­ner au mou­ve­ment un carac­tère orga­ni­sé. » (HRR. II, 34)

Il ne s’a­git plus de diri­ger, les « diri­geants » ne sont plus cause finale ; ils sont réduits au rôle de cause ins­tru­men­tale. Et ce rôle d’or­ga­ni­sa­teurs, le tiennent-ils, au moins ? Voi­ci com­ment : « L’ap­pel du Comi­té cen­tral pour arrê­ter la mani­fes­ta­tion est échop­pé ; mais il est trop tard pour le rem­pla­cer par un nou­veau texte. » (HRR. II,39).

La « Prav­da » paraît avec une page blanche. Ah ! la belle orga­ni­sa­tion ! Cette défaillance du par­ti aura sans doute des consé­quences désas­treuses ? Trots­ky pour­suit : « Inter­dite par le gou­ver­ne­ment (…) la mani­fes­ta­tion eut un carac­tère gran­diose ; dans la deuxième jour­née, elle ne comp­ta pas moins de cinq cent mille per­sonnes. » (HRR. II,68)

Trots­ky pré­cise bien qu’à l’é­poque il n’y avait per­sonne pour contes­ter « que le mou­ve­ment ait com­men­cé d’en bas, indé­pen­dam­ment des bol­ché­viks, dans une cer­taine mesure contre eux. » (HRR. II, 68) D’ailleurs, en ce temps-là, Trots­ky avait décla­ré, dans un dis­cours : « On nous accuse de créer l’o­pi­nion des masses ; ce n’est pas vrai, nous ten­dons seule­ment de la for­mu­ler. » (HRR. II, 69) Il n’est plus ques­tion de « direc­tion », ni même « d’or­ga­ni­sa­tion », mais « d’ex­pres­sion» ; les diri­geants sont deve­nus des speakers.

Il n’est pas capi­tal – dans l’op­tique de cette étude – que les jour­nées de juillet aient fina­le­ment abou­ti à un échec. Les « suc­cès » de février et d’oc­tobre – Trots­ky le recon­naît – ne sont pas le fait de l’ap­pa­reil du par­ti : en février, les diri­geants dor­maient et pour­tant le Tsar fut ren­ver­sé. En octobre, Lénine devra court-cir­cui­ter le Comi­té cen­tral bol­ché­vik. Il serait donc vain de cher­cher à inva­li­der notre expo­sé en pré­ten­dant que nous avons amal­ga­mé février, juillet et octobre ; il n’y a « amal­game » que si l’on unit des réa­li­tés hété­ro­gènes ; or, du point de vue où nous nous pla­çons, le même phé­no­mène s’est, pour l’es­sen­tiel, reproduit :

– en février, les masses font seules la révo­lu­tion et le par­ti ne sait pas en profiter.

– en juillet, les masses vont seules à la bataille, sui­vies bon gré mal gré par les « diri­geants » (elles seront bat­tues par la troupe, comme, plus tard, à Krons­tadt, à Budapest).

– en octobre, les masses font la révo­lu­tion gui­dées par Lénine qui doit lut­ter contre son par­ti et par Trots­ky qui n’est membre du par­ti que depuis juillet.

Dans les trois cas, le soi-disant par­ti d’a­vant garde révo­lu­tion­naire a eu le même rôle, c’est-à-dire, aucun rôle ; tout au plus peut-on lui recon­naître un rôle de frein.

Au demeu­rant, ce phé­no­mène de retard du par­ti d’a­vant garde ne s’ob­serve pas uni­que­ment à Pétrograd : 

« La vic­toire même de l’in­sur­rec­tion, à Pétro­grad, fut encore loin de bri­ser par­tout l’i­ner­tie de l’ex­pec­ta­tive (…) le flot­te­ment de la direc­tion faillit ame­ner, par la suite, l’ef­fon­dre­ment de l’in­sur­rec­tion à Mos­cou. À Kiev, le Comi­té (…) menait une poli­tique pure­ment défen­sive (…) Le coup d’É­tat, même à Voro­nèje (…) fut accom­pli, non par le comi­té du par­ti, mais par son active mino­ri­té (…) Dans bon nombre de chef-lieux de pro­vince, les bol­ché­viks firent bloc, en octobre, avec les conci­lia­teurs Les bol­ché­viks de Kar­kov se trou­vèrent, au début de la révo­lu­tion, dans le camp des menchéviks. » 

et Trots­ky conclut : 

« Si consi­dé­rable qu’ait été, en ces der­nières années, le tra­vail des­ti­né à dis­si­mu­ler de tels faits (…) il sub­siste, dans les jour­naux de ce temps-là, dans les Mémoires, dans les revues his­to­riques, un bon nombre de témoi­gnages prou­vant que l’ap­pa­reil du par­ti le plus révo­lu­tion­naire oppo­sa, la veille de l’in­sur­rec­tion, une grande force de résis­tance. » (HRR. II, 458)

Est-il besoin d’insister ?

Nécessité du parti d’avant-garde

Après de telles consi­dé­ra­tions et de tels faits, ne pour­rait-on attendre une mise en ques­tion de la néces­si­té d’un par­ti révo­lu­tion­naire, ou, du moins, quelques remarques cri­tiques, sinon iro­niques, sur la pré­ten­tion d’un tel par­ti à se dire « l’a­vant-garde consciente des masses » ? On cher­che­rait en vain une sem­blable mise en ques­tion dans l’«Histoire de la Révo­lu­tion russe » de Trots­ky. Au contraire, après avoir écrit que les masses « se disaient dans leur for inté­rieur : « même les bol­ché­viks traî­nassent et alter­noient. » (HRR. II,70). Trots­ky explique, 15 pages plus loin, l’é­chec, à Ber­lin, de la « semaine spar­ta­kiste » qu’il qua­li­fie de « demi-révo­lu­tion » par ces simples mots : « Ce qui man­quait, c’é­tait un par­ti bol­ché­vik. » (HRR. II, 85) [[Sans nous livrer ici à une dis­cus­sion appro­fon­die de ce point, il convient au moins de relire l’ap­pré­cia­tion de Vic­tor Serge : « La répu­blique de Wei­mar ne sur­vit à la crise d’oc­tobre-novembre 1923 que par la force d’i­ner­tie des masses (…). Rien ne peut se faire dans mes masses social-démo­crates, et elles se sub­di­visent en fonc­tion­naires ins­tal­lés dans le régime qui sombre et ouvriers ins­truits domi­nés par la peur de la révo­lu­tion : celle de Rus­sie, la seule qui ait réus­si, a connu trop de famines, éta­bli trop de ter­reur, étran­glé de bonne heure trop de liber­tés. Trots­ky expli­que­ra la défaite de l’Al­le­magne par la crise de la direc­tion révo­lu­tion­naire ; mais cette crise-là, se tra­dui­sait celle de la conscience popu­laire d’une part, et d’autre part celle de l’in­ter­na­tio­nale déjà bureau­cra­ti­sée. » (Mémoires d’un révo­lu­tion­naire, p.171).]] La contra­dic­tion est si bru­tale qu’on pour­rait croire d’a­bord à un lap­sus. Hélas!telle est bien la croyance maintes fois expri­mée et défen­due par Trots­ky. Certes Trots­ky ne manque pas une occa­sion de saluer les masses ouvrières et pay­sannes, il n’a pas l’in­ten­tion d’a­gir contre elles ni même sans elles, mais il les croit capables de faire, seules, la révolution.

D’a­bord l’his­toire montre que les révo­lu­tions ont tou­jours été l’œuvre d’une mino­ri­té : « Le plus grand des actes démo­cra­tiques – en l’es­pèce, la Révo­lu­tion russe de 1917 – fut accom­pli d’une façon non démo­cra­tique. Le pays tout entier se trou­va pla­cé devant le fait accom­pli (…) par les forces d’une cité (Pétro­grad) qui consti­tuait à peu près la soixante-quin­zième par­tie de la popu­la­tion du pays. » (HRR. I, 138).

Il ne suf­fit pas de for­mu­ler clai­re­ment une contra­dic­tion pour qu’elle soit dépas­sée. Com­ment un « acte démo­cra­tique » peut-il être accom­pli d’une façon « non-démocratique » ?

N’a-t-on pas là un exemple de hége­lia­nisme ver­bal ? Lénine dénonce, dans « L’É­tat et la Révo­lu­tion », l’ap­pa­rence et l’in­co­hé­rence des conci­lia­tions de ce type où l’on feint de tenir compte de tous les aspects ; en réa­li­té, comme il le dit, « l’é­clec­tisme se sub­sti­tue à la dia­lec­tique ». (Édi­tions sociales, p.24). Ce qu’il fau­drait dire, sans se payer de for­mules, c’est com­ment et pour­quoi une dic­ta­ture « pro­vi­soire », impo­sée par une mino­ri­té, se sup­pri­me­ra et pré­pa­re­ra. « l’ère du régime de la liber­té réelle ». Il ne suf­fit pas d’é­vo­quer le mépris des révo­lu­tion­naires pour le « féti­chisme juri­dique de la volon­té popu­laire », ni d’ad­mettre que le pro­lé­ta­riat de la capi­tale est plus conscient que celui de la pro­vince et « réa­lise dyna­mi­que­ment » la démo­cra­tie. Une telle concep­tion dif­fère-t-elle essen­tiel­le­ment de la doc­trine du « phi­lo­sophe éclai­ré » ? La seule solu­tion de ce pro­blème est la thèse de Marx sur l’u­ni­ver­sa­li­té du pro­lé­ta­riat (« Contri­bu­tion à la Cri­tique de la Phi­lo­so­phie dt Droit », p.105 – 106) (Voir aus­si : F. Engels : « M. E. Düh­ring bou­le­verse la Science », Costes III 46 – 47, cité par Lénine, « L’É­tat et la Révo­lu­tion » Ed. Soc. p.20.). Mais Trots­ky ne se réfère pas à cette thèse ; com­ment d’ailleurs pour­rait-il-le faire ? L’u­ni­ver­sa­li­té ne sau­rait être anti­ci­pée par une mino­ri­té, fût-elle celle de la capi­tale. L’u­ni­ver­sa­li­té du pro­lé­ta­riat – si elle est autre chose qu’un attri­but logique et abs­trait – doit se réa­li­ser effec­ti­ve­ment, et, sans doute, est-ce ce que Marx veut dire, en écri­vant dans « L’I­déo­lo­gie Alle­mande » que le déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives est une condi­tion pra­tique préa­lable à toute révo­lu­tion. « Le déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives est une condi­tion pra­tique préa­lable indis­pen­sable car sans lui (après la Révo­lu­tion) c’est la pénu­rie qui devien­drait géné­rale, et, avec le besoin, c’est aus­si la lutte pour le néces­saire qui recom­men­ce­rait et l’on retom­be­rait fata­le­ment dans le même vieux fumier ». (Ed, Sociales p.26). Lénine ne voit peut-être pas l’am­pleur de la thèse de Marx lors­qu’il se contente d’é­crire : « En rai­son de son rôle éco­no­mique dans la grande pro­duc­tion, le pro­lé­ta­riat est seul capable d’être le guide de toutes les classes ». (« L’É­tat et la Révo­lu­tion », Ed. Soc. p.28)

Quoi qu’il en soit de cette ques­tion de la réa­li­sa­tion effec­tive de l’u­ni­ver­sa­li­té du pro­lé­ta­riat, il reste que Trots­ky recon­naît – et sans y voir aucun dan­ger – qu’à Petro­grad même, les évé­ne­ments ont été déclen­chés et diri­gés par une infime mino­ri­té de ces « forces » qui n’é­taient déjà que la soixante-quin­zième par­tie de la Rus­sie. Or Marx écri­vait, en 1848 : « Tous les mou­ve­ments. his­to­riques ont été jus­qu’i­ci accom­plis par des mino­ri­tés au pro­fit de mino­ri­tés. Le mou­ve­ment pro­lé­ta­rien est le mou­ve­ment spon­ta­né de l’im­mense majo­ri­té au pro­fit de l’im­mense majo­ri­té. » (« Mani­feste du Par­ti Com­mu­niste » Ed. Soc. p.9)

Il ne s’a­git pas ici d’in­vo­quer l’au­to­ri­té de Marx (invo­ca­tion qui serait peut-être rece­vable du point de vue de Trots­ky, peu importe) mais de se deman­der si cette intui­tion de Marx n’a pas été véri­fiée a contra­rio par la dégé­né­res­cence de la Révo­lu­tion russe ; tout mou­ve­ment sus­ci­té ou diri­gé par une mino­ri­té n’est-il pas condam­né à ser­vir exclu­si­ve­ment les inté­rêts de cette mino­ri­té ? En effet, dès qu’il y a oli­gar­chie, se pose le pro­blème de l’adhé­sion des gou­ver­nés ; cette adhé­sion doit être, écrit Marx, un « mou­ve­ment spon­ta­né de l’im­mense majo­ri­té », mais, pour Trots­ky, la « spon­ta­néi­té des masses » est un mythe et le grand révo­lu­tion­naire, deve­nu his­to­rien, croit psy­cha­na­ly­ser habi­le­ment ceux qui sou­tiennent la thèse de la spon­ta­néi­té révo­lu­tion­naire (mal­heu­reu­se­ment toute expli­ca­tion psy­cha­na­ly­tique doit être elle-même psy­cha­na­ly­sée). Trots­ky déclare : « Tou­gan-Bar­novs­ky a rai­son de dire que la Révo­lu­tion de février fut l’œuvre des ouvriers et des pay­sans, ces der­niers repré­sen­tés par les sol­dats. – cette équi­va­lence, tou­jours reprise par Trots­ky, n’est-elle pas trop commode ? – 

« Sub­siste cepen­dant une grosse ques­tion : qui a mené l’in­sur­rec­tion ? Qui a mis sur pied les ouvriers ? a entraî­né dans la rue les sol­dats ? Après la vic­toire, ces ques­tions devinrent un objet de lutte des par­tis. La solu­tion la plus simple consis­tait en cette for­mule uni­ver­selle : per­sonne n’a conduit la révo­lu­tion, elle s’est faite toute seule. » – Voi­là qui est, en effet, simple et net ; on atten­drait que Trots­ky apporte quelques faits pré­cis à l’en­contre de cette thèse « simple » pour ne pas dire « sim­pliste» ; au lieu de cela, Trots­ky com­mente finement :

« La théo­rie des « forces élé­men­taires » étaient mieux que toute autre à la conve­nance non seule­ment de tous les mes­sieurs qui, la veille encore, avaient quiè­te­ment admi­nis­tré, jugé, accu­sé, plai­dé, com­mer­cé ou com­man­dé, et qui se hâtaient, main­te­nant, de se ral­lier à la révo­lu­tion ; mais elle conve­nait à de nom­breux poli­ti­ciens pro­fes­sion­nels et à d’ex-révo­lu­tion­naires qui, ayant dor­mi pen­dant la révo­lu­tion, dési­raient croire que, dans cette affaire, ils ne s’é­taient pas conduits autre­ment que tous les autres » (HRR. I, 140)

Trots­ky recon­nai­trait sans doute que cette psy­cha­na­lyse n’est pas valable à l’en­contre des par­ti­sans de la « spon­ta­néi­té » nés après 1917 ». D’autre part, son argu­men­ta­tion est à double tran­chant : Trots­ky qui n’a pas dor­mi pen­dant plu­sieurs révo­lu­tions n’est guère pré­pa­ré à admettre qu’une action d’a­vant-garde qui lui a valu la pri­son, la dépor­ta­tion et l’exil n’é­tait pas utile, ou, du moins, pas indis­pen­sable, Trots­ky apporte d’ailleurs de l’eau à notre mou­lin en ajou­tant : « La tâche de Miliou­kov (his­to­rien) (était) de ne plus lais­ser aux révo­lu­tion­naires l’hon­neur de l’i­ni­tia­tive. » (HRR. I, 141).

La tâche de Trots­ky (his­to­rien) n’est-elle pas de reven­di­quer cet hon­neur pour Trots­ky (révo­lu­tion­naire)? De là Trots­ky passe faci­le­ment à la cri­tique « uni­ver­selle » de la thèse de la « spon­ta­néi­té ». Cepen­dant il est dif­fi­cile, pour février du moins, de don­ner les noms de ceux qui ont diri­gé. Msti­slavs­ky (lea­der de l’aile gauche des socia­listes-révo­lu­tion­naires, puis bol­ché­vik) a dit : « La ‘révo­lu­tion – (de février) – nous a sur­pris, [[On peut se rap­pe­ler ici la remarque de Marx à pro­pos du 2 décembre 1851 : « Il ne suf­fit pas de dire, comme le font les Fran­çais, que leur nation a été sur­prise. On ne par­donne pas à une nation, pas plus qu’à une femme, le moment de fai­blesse où le pre­mier aven­tu­rier venu a pu leur faire vio­lence. Le pro­blème n’est pas réso­lu par une telle façon de pré­sen­ter les choses (« Le 18 bru­maire »)]] nous autres, hommes de par­ti, en plein som­meil, comme les vierges folles de l’Évangile. »

Et Trots­ky sou­ligne assez lour­de­ment : « Peu importe ici que ces hommes aient res­sem­blé en quelque mesure à des vierges ; mais ils dor­maient tous effec­ti­ve­ment. » (HRR. I, 142)

L’im­por­tant, pour nous, est l’a­veu : ils dor­maient TOUS. Bon prince, Trots­ky nous donne, dans le même sens, d’autres pré­ci­sions : le bureau du Comi­té cen­tral bol­ché­vik qui com­pre­nait alors les « anciens ouvriers » Chliap­mi­kov Zalouts­ky et l’an­cien étu­diant Molo­tov « n’é­tait pas à la hau­teur des évé­ne­ments (…) jus­qu’à la toute der­nière heure, les lea­ders s’i­ma­gi­nèrent qu’il ne s’a­gis­sait que d’une démons­tra­tion révo­lu­tion­naire (…) mais nul­le­ment d’une insur­rec­tion armée (…) (le comi­té était) dans l’im­puis­sance de don­ner des direc­tives pour la jour­née sui­vante. » (HRR. I, 142).

Peut-être quelques-uns vont-ils sup­po­ser que nous tron­quons les textes : Trots­ky, pensent-ils, ne peut se contre­dire à ce point ! Mais cette contra­dic­tion, Trots­ky la voit fort bien ; cepen­dant, selon lui, cette contra­dic­tion est « acci­den­telle » (nous ver­rons plus loin ce qu’il faut pen­ser d’une telle « expli­ca­tion ») elle pro­vient de la « vir­gi­ni­té » des diri­geants de l’é­poque : les orga­ni­sa­tions clan­des­tines avaient été déca­pi­tées par la police, les vrais, les bons lea­ders étaient émi­grés (Lénine, Zino­viev) – (Par modes­tie, Trots­ky ne se cite pas, en cet endroit) – dépor­tés ou empri­son­nés (Kame­nev, Sta­line). Deux remarques s’im­posent tout de suite : le par­ti révo­lu­tion­naire bol­ché­vik n’a pu orga­ni­ser l’ac­tion des masses en février puisque les bons lea­ders étaient absents et que ceux qui étaient pré­sents dor­maient comme des eunuques ; pour­tant la révo­lu­tion s’est déclen­chée ! En second lieu, même si l’ex­pli­ca­tion de Trots­ky était accep­table pour février, elle ne le serait plus, par exemple en juillet : Lénine, Trots­ky, Sta­line étaient là. Que se pas­sa-t-il alors ? La page blanche de la Pravda !

Trots­ky voit bien qu’il doit lâcher du lest : si les diri­geants bol­ché­viks, en maintes occa­sions, ne pou­vant même frei­ner l’ac­tion des masses, se sont conten­tés de suivre, cela prouve bien que les évé­ne­ments révo­lu­tion­naires se sont sou­vent dérou­lés sans les diri­geants du par­ti bol­ché­vik et même « dans une cer­taine mesure contre eux » (HRR. II, 68)

Dès lors, com­ment conti­nuer à s’op­po­ser à la thèse de « la spon­ta­néi­té révo­lu­tion­naire des masses » ? – Il suf­fit de faire obser­ver que cette expres­sion « spon­ta­néi­té des masses » est main­te­nant cho­quante, tant la bureau­cra­ti­sa­tion uni­ver­selle a conta­mi­né sour­noi­se­ment la pen­sée de tous. Or cette expres­sion est uti­li­sée par Marx (« Mani­feste » p. 39) par Engels (« L’O­ri­gine de la famille » p. 224) et reprise par Lénine (« L’É­tat de la Révo­lu­tion » p. 14). Ces réfé­rences à titre d’exemples. Ces exemples ne sont pas des preuves, mais des signes –.

Trots­ky a alors recours à l’ex­pli­ca­tion d’un cer­tain Zavad­sky : « La géné­ra­tion spon­ta­née est, en socio­lo­gie, encore moins à sa place que dans les sciences naturelles. »

Comme sou­vent, la com­pa­rai­son intro­duit sim­ple­ment la confu­sion ; sinon, com­pa­rai­son pour com­pa­rai­son, nous deman­de­rons pour­quoi la socio­lo­gie n’ad­met­trait-elle pas, comme la bio­lo­gie, les muta­tions brusques ? Zavad­sky pour­suit : « Si aucun meneur révo­lu­tion­naire renom­mé n’a atta­ché au mou­ve­ment son éti­quette, le mou­ve­ment, sans être imper­son­nel, sera seule­ment ano­nyme. » (HRR. I, 146)

Quel est le sens de cette dis­tinc­tion entre « imper­son­nel » et « ano­nyme » ? Il reste acquis que l’in­sur­rec­tion n’a pas été déclen­chée par des diri­geants connus, offi­ciels, paten­tés ; Trots­ky a rai­son de nous mettre en garde : il n’en faut pas conclure qu’il n’y eut point de diri­geants. Mais Trots­ky ne s’en tient pas à cette consta­ta­tion : nous ne savons pas s’il y eut des diri­geants. Il rai­sonne par syl­lo­gisme : Pas de révo­lu­tion sans diri­geants (majeure a prio­ri et péti­tion de prin­cipe) or on ne connaît pas les diri­geants de la révo­lu­tion de février ; donc il y eut des « diri­geants ano­nymes » [[Ce « rai­son­ne­ment » n’est pas excep­tion­nel, on pour­rait même y voir une caté­go­rie de l’i­ma­ge­rie popu­laire : « Le pays était jon­ché d’u­sines sac­ca­gées et par­tout on disait que « Nedd Ludd était pas­sé ».En effet, la rumeur cou­rait qu’un Roi Ludd ou un Géné­ral Ludd diri­geait l’ac­ti­vi­té de la foule. Bien enten­du cela était faux. Les « lud­distes », comme on les appe­lait, étaient ani­més par leur haine spon­ta­née des usines qu’ils consi­dé­raient comme des pri­sons et du tra­vail sala­rié qu’ils conti­nuaient à mépri­ser ». Robert L. Heil­bro­ner. « Les Grands Pen­seurs de la Révo­lu­tion éco­no­mique » – Paris 1957. p. 94.]]. Nous essaye­rons d’ex­pli­quer, plus loin, que, par « spon­ta­néi­té des masses », nous n’en­ten­dons pas « chaos » ni « bouillon­ne­ment informe» ; tout groupe humain, même momen­ta­né, est struc­tu­ré. Nous l’a­vons déjà fait remar­quer, la révo­lu­tion étant un mou­ve­ment avait néces­sai­re­ment, une direc­tion, Mais ce n’est pas de cette auto-direc­tion que veut par­ler Trots­ky ; pour lui la direc­tion sup­pose une sépa­ra­tion entre diri­geants et diri­gés, il en reste même, semble-t-il à la concep­tion d’A­ris­tote qui citait la parole d’Ho­mère : « Le gou­ver­ne­ment de plu­sieurs n’est pas bon, qu’il n’y ait qu’un seul chef ».

En effet, après avoir rap­por­té que l’U­nion des offi­ciers du 27 février, consti­tuée après l’in­sur­rec­tion, essaya d’é­ta­blir par enquête quel était celui qui, le pre­mier, avait entraî­né dans la rue le régi­ment de Vol­hy­nie, il pour­suit : « Il y eut sept dépo­si­tions concer­nant sept ini­tia­tives de cette action déci­sive », puis il ajoute : « Il est extrê­me­ment pro­bable qu’une par­celle de l’i­ni­tia­tive appar­tient effec­ti­ve­ment à quelques soldats. »

Pour­quoi sim­ple­ment « une par­celle » ? sans comp­ter que la notion de « par­celle d’i­ni­tia­tive » n’est pas claire. Trots­ky n’ex­plique aucu­ne­ment pour­quoi une par­celle et une par­celle seule­ment de l’i­ni­tia­tive appar­tint à « quelques sol­dats» ; il passe, car il pré­fère appa­rem­ment une autre hypo­thèse – Il affirme tran­quille­ment que, même si quelques sol­dats ont pris l’i­ni­tia­tive, cela « n’empêche pas, que le prin­ci­pal diri­geant – notons ce par­ti-pris pour l’u­ni­té – ait pu tom­ber dans les com­bats de rues, empor­tant avec lui son nom dans l’inconnu ».

Et brus­que­ment Trots­ky passe du condi­tion­nel à l’in­di­ca­tif : « Mais cela n’a­moin­drit pas la valeur his­to­rique de son ini­tia­tive ano­nyme » (HRR. I, 146).

Si tou­te­fois elle a été prise… On a peine à devoir sou­li­gner l’é­trange fai­blesse de l’ex­pli­ca­tion de notre his­to­rien qui inva­lide les témoi­gnages d’une com­mis­sion d’en­quête, sans preuve, au béné­fice d’une hypo­thèse abso­lu­ment invé­ri­fiable qui se pré­sente subrep­ti­ce­ment comme un fait. Lui pré­sente-t-on un fait il l’in­ter­prète de façon à sau­ver l’u­ti­li­té du par­ti : « Le ven­dre­di 24 février, alors que per­sonne ne pré­voyait un sou­lè­ve­ment (…) un tram­way dans lequel un séna­teur avait pris place (…) s’im­mo­bi­li­sa. Le conduc­teur invi­ta tous les occu­pants à des­cendre : « La voi­ture n’i­ra pas plus loin ». Les voya­geurs pro­tes­taient, débla­té­raient mais des­cen­daient (…) La cir­cu­la­tion ces­sa par­tout aus­si loin que por­tait la vue ». (HRR. I,147) Com­men­taire de Trots­ky : « Ce conduc­teur réso­lu (…) devait avoir une haute conscience du devoir pour oser seul arrê­ter sa voi­ture, pleine de fonc­tion­naires, dans une rue du Péters­bourg impé­rial, en temps de guerre.(…) Le conduc­teur de la Pers­pec­tive Liteï­ny était un ins­tru­ment conscient de l’his­toire ». Mais cette conscience ne peut être qu’une science apprise ; Trots­ky conclut : « Il avait dû être préa­la­ble­ment édu­qué » (HRR. I, I47).

À la fin du para­graphe sui­vant, même refrain : « Ces ano­nymes, rudes poli­tiques de l’u­sine et de la rue, n’é­taient pas tom­bés du ciel ; ils devaient avoir été édu­qués » (HRR. I,147)

On sur­prend là un bon exemple de la tech­nique ora­toire des plai­doyers de Trots­ky ; il croit qu’il suf­fit, pour que son hypo­thèse soit accep­tée, que nous soyons mis dans l’o­bli­ga­tion de choi­sir entre elle et une autre hypo­thèse ridi­cule. Les « rudes poli­tiques », rudes, en effet, puis­qu’ils fai­saient la révo­lu­tion, à l’in­su voire contre l’a­vis des chefs, n’é­taient pas « tom­bés du ciel », donc ils avaient été édu­qués. Un dilemme n’est contrai­gnant que s’il n’y a pas de troi­sième voie. Or ces hommes pou­vaient s’être for­més eux-mêmes, au contact des réa­li­tés au milieu des­quelles ils vivaient aus­si bien que par l’in­ter­mé­diaire d’en­sei­gne­ments tom­bés du ciel sinon venus de l’é­mi­gra­tion ou de la dépor­ta­tion. Trots­ky a été le pre­mier d’ailleurs à ridi­cu­li­ser la pré­ten­tion de l’in­tel­li­gent­sia à édu­quer les masses. « L’a­né­mique et pré­ten­tieuse intel­li­gent­sia (…) brû­lait du désir d’en­sei­gner les masses popu­laires (…) mais était abso­lu­ment inca­pable de les com­prendre et d’ap­prendre quelque chose d’elles. Or à défaut de cela, écrit le triom­pha­teur des révol­tés de Krons­tadt, il n’y a pas de poli­tique révo­lu­tion­naire ». (HRR. I, 216)

Mais, en ce gros livre, TROTSKY ne mani­feste qu’un sou­ci médiocre de la cohé­rence. Pou­vaient-ils avoir été édu­qués, d’autre part, par ce par­ti de « vierges folles » (HRR. I, 142) qui, en juillet, la veille d’une mani­fes­ta­tion gran­diose, fait paraître son jour­nal en blanc ?

« Une des usines avait sor­ti cette pan­carte : « Le droit de vivre au des­sus de la pro­prié­té pri­vée ! » Ce mot d’ordre, – ajoute Trots­ky, oublieux de sa thèse de l’é­du­ca­tion néces­saire – « n’a­vait été sug­gé­ré par aucun par­ti » (HRR. I, 409). Certes, il n’est pas dans notre inten­tion de contes­ter que, depuis 1905, « la pen­sée ouvrière était plus scien­ti­fique (…) parce qu’elle avait été fécon­dée, dans une large mesure, par les méthodes du mar­xisme » (nous y revien­drons). Mais Trots­ky dit plus qu’il ne croit lors­qu’il ajoute : «(et) avant tout parce qu’elle s’é­tait nour­rie constam­ment de la vivante expé­rience des masses » (HRR. I,149).

En réa­li­té, sur ce plan, Trots­ky est kan­tien : certes, sans les masses (don­né sen­sible) le par­ti (enten­de­ment) est vide, mais sans le par­ti, les masses sont aveugles. Dés lors, nous trou­vons la même dif­fi­cul­té que dans le sys­tème kan­tien : que peut appor­ter au par­ti une masse aveugle, informe ? Et si la masse a une struc­ture interne qu’a-t-elle besoin d’un par­ti sépa­ré ? De plus, Trots­ky se livre ici à une sorte d’a­mal­game : pour sou­te­nir la néces­si­té d’un par­ti révo­lu­tion­naire, Trots­ky fait appel à la néces­si­té d’une édu­ca­tion. Or on peut esti­mer néces­saire une orga­ni­sa­tion de l’en­sei­gne­ment tout en contes­tant l’u­ti­li­té d’un par­ti d’a­vant-garde qui a prin­ci­pa­le­ment fonc­tion d’autorité.

La dialectique de Trotsky

Ain­si, dans tout le livre, on retrouve la jux­ta­po­si­tion de deux affirmations :

  1. Le par­ti bol­ché­vik a été un ins­tru­ment inadé­quat, sinon, par­fois, contre-révolutionnaire.
  2. Le par­ti bol­ché­vik est res­pon­sable du suc­cès de la révo­lu­tion de 1917.

Trots­ky essaie de sur­mon­ter cette contra­dic­tion, d’a­bord en ten­tant de la rame­ner à un « acci­dent » his­to­rique, et, ensuite par le recours à de simples métaphores.

Explication par l’accident historique.

Selon Trots­ky, ni le « retard » du par­ti bol­ché­vik, ni même le rôle de frein qu’il a tenu ne mettent en cause la néces­si­té d’un par­ti d’avant-garde.

Trots­ky explique les erreurs, à la manière de Krout­chev, par la per­son­na­li­té des diri­geants : « Com­bien grand s’é­tait fait, pen­dant la guerre, le retard du par­ti sur le pro­ces­sus molé­cu­laire dans les masses, et com­bien la direc­tion Kame­nev – Sta­line en mars res­tait éloi­gnée des grandes tâches his­to­riques ! » (HRR. I, 394)

Pas­sons sur l’in­ci­dente léni­fiante : « en mars» ; Trots­ky apporte trop de faits, – à chaque page de son his­toire – de l’in­suf­fi­sance per­ma­nente de la direc­tion, tant en février, en juillet qu’en octobre, pour qu’il soit pos­sible de le chi­ca­ner. Il écri­ra d’ailleurs, à pro­pos des évé­ne­ments d’oc­tobre : « Les diri­geants mani­fes­taient encore, en bien des points, « de la magna­ni­mi­té », en réa­li­té un excès d’as­su­rance opti­miste. – pour­quoi « encore » ? Sans doute, Trots­ky veut-il signa­ler qu’ils ont fait quelques pro­grès. Trots­ky n’a pas l’air de se sou­ve­nir que leur défaut anté­rieur, loin d’être un « excès d’as­su­rance », était la pusil­la­ni­mi­té – « et ne prê­taient pas tou­jours assez d’at­ten­tion à la voix rai­son­nable de la base : l’ab­sence de Lénine fut sen­sible aus­si en ce point. Les consé­quences des omis­sions com­mises durent être cor­ri­gées par les masses (…).» (HRR. II, 513)

L’ex­pli­ca­tion par la « per­son­na­li­té » des diri­geants reste à la sur­face des choses ; d’ailleurs Trots­ky est le pre­mier à s’en sou­ve­nir lors­qu’il réfute la thèse selon laquelle ce furent des « acci­dents », des « impré­vus » qui empê­chèrent le suc­cès du coup d’é­tat de Kor­ni­lov : « Les fonds des­ti­nés à l’or­ga­ni­sa­tion furent, d’a­près Win­berg, raflés et dila­pi­dés par les prin­ci­paux par­ti­ci­pants. (…) Un des dona­teurs secrets qui devait remettre aux offi­ciers une somme consi­dé­rable, se ren­dit à l’en­droit conve­nu, mais trou­va les conspi­ra­teurs dans un tel état d’i­vresse qu’il ne se déci­da pas à leur remttre l’argent. Win­berg lui-même estime que n’eussent été ces « impré­vus » véri­ta­ble­ment fâcheux, le plan pou­vait être entiè­re­ment cou­ron­né de suc­cès, Mais, (ajoute jus­te­ment Trots­ky) il reste une ques­tion : pour­quoi, autour de l’en­tre­prise patrio­tique, se trou­vèrent grou­pés prin­ci­pa­le­ment des ivrognes, des dila­pi­da­teurs et des traîtres ? N’est-ce pas que toute tâche his­to­rique mobi­lise ses cadres adé­quats ? » (HRR. II, 212).

Par­fait ! Trots­ky dit bien : « TOUTE tache his­to­rique» ; pour­quoi y‑au­rait-il une excep­tion pour l’en­tre­prise des bol­ché­viks ? Si Kor­ni­lov n’est pas res­pon­sable de l’in­suc­cès, Lénine peut-il l’être du suc­cès ? Trots­ky, il est vrai, affirme que « l’ab­sence de Lénine se fit sen­tir » mais ce n’est pas lui, ce sont les masses qui « cor­rigent les erreurs » (HRR. II, 513). Et Lénine aus­si se trompe : « Le plan auda­cieux de Lénine pré­sen­tait les avan­tages incon­tes­tables de la rapi­di­té et de l’im­pré­vu. Mais il met­tait trop à décou­vert le par­ti, risquant,dans cer­taines limites, de l’op­po­ser aux masses. » (HRR. II, 576).

Et, à sup­po­ser que Lénine ne se trompe pas, en quoi le par­ti révo­lu­tion­naire d’a­vant-garde lui est-il utile ? On en juge­ra faci­le­ment : « Le Comi­té cen­tral (bol­ché­vik) réso­lut à l’u­na­ni­mi­té de brû­ler la lettre de Lénine. » révèle Bou­kha­rine, racon­tant ses sou­ve­nirs, en 1921, et Trots­ky croit utile d’at­té­nuer : « L’in­ci­né­ra­tion de plu­sieurs copies de la lettre dan­ge­reuse fut déci­dée réel­le­ment non à l’u­na­ni­mi­té mais par six voix contre quatre avec six abs­ten­tions. » (HRR. II, 441).

Ain­si, non seule­ment Lénine écrit une lettre « dan­ge­reuse », mais le Comi­té cen­tral ne sait que faire. Il y a plus : la veille de l’in­sur­rec­tion d’oc­tobre, Lénine en vient‑à court-cir­cui­ter le Comi­té cen­tral : « Non seule­ment ses lettres au Comi­té cen­tral sont expé­diées par lui aux Comi­tés de Pétro­grad et de Mos­cou, mais il (Lénine) prend des mesures pour que des copies par­viennent aux mili­tants les plus sûrs des quar­tiers. Au début d’oc­tobre, pas­sant déjà par-des­sus la tête du Comi­té cen­tral, Lénine écrit direc­te­ment aux Comi­tés de Pétro­grad et de Mos­cou : les bol­ché­viks (…) doivent prendre le pou­voir tout de suite (…) Attendre le congrès des soviets, c’est un jeu pué­ril pour la for­ma­li­té. » (HRR. II, 444).

Le com­men­taire de Trots­ky est fort déce­vant : un peu d’hu­mour d’a­bord : « Du point de vue des rap­ports hié­rar­chiques, les actes de Lénine n’é­taient pas tout à fait irré­pro­chables. » et, sou­dain sérieux : « Mais il s’a­gis­sait de quelque chose de plus grand que des consi­dé­ra­tions de dis­ci­pline for­melle. » (HRR. II, 444)

Ain­si les inté­rêts supé­rieurs de la révo­lu­tion com­man­daient qu’il fût pas­sé « par-des­sus la tête » du Comi­té cen­tral bol­ché­vik ! Com­ment conti­nuer à pen­ser que ce qui a man­qué, en 1919, à l’Al­le­magne, ce fut « un par­ti bol­ché­vik » qui vient de ser­vir d’é­cran gênant, d’obs­tacle à tour­ner ? Mais Trots­ky est inébran­lable ; dans les pre­miers jours d’oc­tobre Lénine invite la confé­rence du Par­ti, à Pétro­grad, à « prier ins­tam­ment le Comi­té cen­tral de prendre toutes mesures pour la direc­tion : de l’i­né­vi­table sou­lè­ve­ment des ouvriers, des sol­dats et des pay­sans. » (HRR. II, 445) Dans cette expres­sion : « inévi­table sou­lè­ve­ment », Trots­ky – loin de voir quelque recon­nais­sance de la « spon­ta­néi­té des masses » – ne veut croire qu’à un camou­flage juri­dique : « au lieu d’une pré­pa­ra­tion directe de l’in­sur­rec­tion cela – inévi­table sou­lè­ve­ment – est dit pour ne point don­ner trop d’a­touts au Par­quet. » (HRR. II, 445).

Cette pru­dence témoi­gne­rait, pour le moins, d’une pers­pec­tive fort pes­si­miste en ce qui concerne les len­de­mains de la révo­lu­tion. La suite du com­men­taire de Trots­ky est plus valable ; dans l’ex­pres­sion « prie le Comi­té cen­tral » il dis­cerne un « camou­flage diplo­ma­tique » des­ti­né à ména­ger les sus­cep­ti­bi­li­tés « de la plus haute ins­ti­tu­tion du par­ti ». Il faut savoir, en effet, que Lénine avait rédi­gé une autre réso­lu­tion où il est dit : « Aux som­mets du par­ti, on remarque des fluc­tua­tions, comme une crainte de lut­ter pour la prise du pou­voir, un pen­chant à sub­sti­tuer à cette lutte des réso­lu­tions, des pro­tes­ta­tions et des congrès. »

Trots­ky, dans sa glose, ne semble pas sai­sir la por­tée des faits qu’il rap­porte : « C’est déjà dres­ser presque ouver­te­ment le par­ti contre le Comi­té cen­tral. Lénine ne se résol­vait pas à la légère à faire de tels pas. Mais, il s’a­gis­sait – ajoute-t-il naï­ve­ment – du sort de la révo­lu­tion. » (HRR. II, 445)

Ain­si Trots­ky recon­naît que le suc­cès de la révo­lu­tion com­man­dait de contre­car­rer l’ac­tion (ou de pal­lier l’i­nac­tion) de la « plus haute ins­ti­tu­tion du par­ti » ! Cepen­dant, la foi de Trots­ky dans le par­ti d’a­vant-garde est indé­ra­ci­nable ; la conduite du Comi­té cen­tral bol­ché­vik. n’est qu’un acci­dent : « Pen­dant la guerre, la vie régu­lière du par­ti, en fait, cesse. La cause est double : rup­ture avec les masses, rup­ture avec l’é­mi­gra­tion, c’est-à-dire, avant tout, avec Lénine (…)» (HRR,II, 447).

Que signi­fie ce recours à une « double cause » ? Ne pour­rait-on croire que la vie régu­lière d’un par­ti com­porte une liai­son avec une émi­gra­tion ? Ain­si le par­ti bol­ché­vik non-émi­gré aurait été trop près des masses russes et en même temps sépa­ré d’elles. En fait Trots­ky ne pos­tule pas la néces­si­té d’un état-major émi­gré ; ou il ne s’a­git, ici, que d’une « néces­si­té acci­den­telle qui s’ex­plique par la per­son­na­li­té » de Lénine. Nous venons de voir ce que vaut une telle « expli­ca­tion » super­fi­cielle par « les impré­vus » et par « les per­son­na­li­tés ». Trots­ky est le pre­mier à l’in­va­li­der lors­qu’il ne l’u­ti­lise pas lui-même. (HRR. II, 212). Il ne reste donc qu’une « erreur » : la rup­ture avec les masses. Mais ce que TROTSKY n’ex­plique jamais c’est pour­quoi il faut res­ter en contact avec les masses. Détiennent-elles le secret de la praxis ? En ce cas, ne fau­drait-il pas s’in­té­grer à elles c’est-à-dire dis­soudre le par­ti « d’a­vant-garde » ? Voi­là, semble-t-il, la ques­tion. essen­tielle qui dépasse sin­gu­liè­re­ment celle du rôle d’un quel­conque Lénine, émi­gré ou reve­nu. Or, sur ce sujet fon­da­men­tal, on ne trouve guère, dans l’«Histoire de la Révo­lu­tion Russe » de Trots­ky que deux méta­phores dont la pre­mière concerne la conduite de la révo­lu­tion et la seconde la prise de pouvoir.

La dialectique métaphorique.

Les masses (vapeur) et le par­ti (cylindre à piston).

Dans la pré­face de son His­toire de la Révo­lu­tion Russe, c’est-à-dire à la fin de son tra­vail, Trots­ky croit sur­mon­ter la contra­dic­tion per­ma­nente de son récit (impé­ri­tie du par­ti – néces­si­té du par­ti ; impuis­sance des masses – néces­si­té, pour la pen­sée et pour l’ac­tion, d’une liai­son conti­nuelle avec les masses) par une image : « Sans orga­ni­sa­tion diri­geante, l’éner­gie des masses se vola­ti­li­se­rait comme de la vapeur non enfer­mée dans un cylindre à pis­ton. Cepen­dant le mou­ve­ment ne vient ni du cylindre ni du pis­ton, mais de la vapeur. » (HRR. I, II)

Il convient d’a­na­ly­ser ce qu’il y a de rai­son dans cette com­pa­rai­son [[Il sem­ble­ra, peut-être, abu­sif que nous ana­ly­sions en détail une méta­phore. Certes, nous aurions pré­fé­ré dis­cu­ter une thèse bien éla­bo­rée, mais, sur ce point capi­tal, la pen­sée de Trots­ky, n’a pas, semble-t-il, dépas­sé le stade de l’i­mage et ce qui serait, à notre sens, véri­ta­ble­ment abu­sif, ce serait que son impré­ci­sion la pré­ser­vât de la dis­cus­sion.]]. Si elle tra­duit une véri­té, c’est bien celle du « retard » du par­ti ; le pis­ton est néces­sai­re­ment « en retard » sur la vapeur qui le repousse ; le par­ti se ren­drait utile en s’op­po­sant à la volon­té des masses et il y aurait là une voie apo­lo­gé­tique que les sta­li­niens pour­raient uti­li­ser. Res­te­rait, il est vrai, à dis­tin­guer cette « oppo­si­tion » de celle des exploi­teurs clas­siques… Cepen­dant les évé­ne­ments que rap­porte Trots­ky, dans son « His­toire », ne jus­ti­fient pas sa méta­phore. Sans doute est-il vrai que le par­ti est mû par les masses, que « le mou­ve­ment ne vient pas » du par­ti ; cet aveu est pré­cieux ; mais c’est parce que l’i­mage n’est pas tout-à-fait inexacte qu’il en faut dénon­cer pré­ci­sé­ment l’i­nexac­ti­tude. Par quels faits Trots­ky pense-t-il avoir éta­bli que, sans le par­ti bol­ché­vik, l’éner­gie des masses se serait « vola­ti­li­sée » comme la vapeur à l’air libre ? Nous voyons, au contraire, que Lénine s’ef­force de court-cir­cui­ter le « cylindre à pis­ton » et sur­tout que des mani­fes­ta­tions et des actions « spon­ta­nées » ont eu lieu, non seule­ment sans l’in­ter­ven­tion du par­ti mais même sans son accord, sinon, par­fois, davan­tage, contre la volon­té du par­ti. De ce fait, le par­ti bol­ché­vik, en ces jour­nées, et d’a­près le récit même de Trots­ky, res­semble beau­coup moins à un cylindre à pis­ton qu’à un esquif à la dérive, char­gé de pol­trons obtus, par­ti­cu­liè­re­ment sou­cieux de mettre pied à terre pour se livrer à des exer­cices pré­pa­rés et conformes au scé­na­rio décrit dans le manuel. Lénine pour­rait-on dire, avait plu­tôt ten­dance à tom­ber dans l’ex­cès inverse. Mais un indi­vi­du n’est pas un par­ti et sur­tout la sou­plesse de Lénine, son « flair » pour dis­cer­ner ce que veulent les masses et ce dont elles sont capables, loin de l’in­fir­mer, confirment la thèse de la spon­ta­néi­té. Si le mou­ve­ment des masses était pur désordre, informe masse de fumée, à quoi aurait ser­vi le « flair » de Lénine, qu’au­rait-il reti­ré de son « contact » avec un volume sans contour ? On voit tout de suite que, selon nous, la notion de « spon­ta­néi­té des masses » n’a rien à voir avec le chaos ; le refus d’une direc­tion par un groupe sépa­ré n’est pas un aban­don aux caprices de l’ir­ra­tio­na­li­té ; certes, l’exi­gence de la sup­pres­sion des chefs sépa­rés, en un sens (éty­mo­lo­gique) est an-archique, si, de plus, on prend le mot « chef » au sens tra­di­tion­nel. Mais « spon­ta­néi­té des masses » ne signi­fie pas « désordre », « trouble » et « confu­sion ». Tout groupe humain est struc­tu­ré ; les indi­vi­dus ne s’a­joutent pas les uns aux autres comme des fruits dans un cageot : 1+1+1. Certes, quelques uns sont des « iso­lée », mais la plu­part exercent une « attrac­tion » (ou pro­voquent une répul­sion). On pour­rait les com­pa­rer à des atomes plus ou moins riches en « valences », La micro­so­cio­lo­gie a, depuis quelque temps, com­men­cé à mettre à jour ces « rela­tions », ces grou­pe­ments « autour d’é­toiles ». Même dans une foule « momen­ta­née », les chefs sur­gissent spon­ta­né­ment. On a obser­vé sou­vent ce phé­no­mène, pen­dant la guerre, lors d’un bom­bar­de­ment par exemple ; ceux qui pre­naient l’i­ni­tia­tive de la direc­tion, au milieu du désar­roi de la plu­part, n’é­taient pas sou­vent (ou si l’on pré­fère, pas tou­jours) ceux qui avaient des fonc­tions de diri­geants offi­cielles. Ne sont-ce point là les « diri­geants ano­nymes » dont parle Trots­ky ? Oui et non. Oui, en ce sens, qu’ils ne sont pas connus en tant que diri­geants, non seule­ment des autres, mais par­fois d’eux-mêmes;c’est la situa­tion qui les révèle à eux-mêmes ; ceci inclut que Trots­ky ait tort, en un autre sens « l’a­no­ny­mat » invo­qué par Trots­ky est pure­ment acci­den­tel ; son « prin­ci­pal diri­geant » est tom­bé « dans les com­bats de rues, empor­tant son nom dans l’in­con­nu » (HRR. I, 146). Or il arrive sou­vent que le « diri­geant spon­ta­né » sur­gi au moment du dan­ger, reprenne peu après son rang ano­nyme ; il s’a­git d’un « jeu » vivant, figure-fond : le diri­geant dans une occa­sion n’est pas néces­sai­re­ment diri­geant en toute occa­sion, ni sur­tout sépa­ré du groupe en tant que diri­geant ; il n’a donc pas besoin de mou­rir pour res­ter incon­nu. – Est-il besoin de pré­ci­ser que l’or­ga­ni­sa­tion auto­nome des ouvriers n’est aucu­ne­ment un phé­no­mène du pas­sé, qui a eu lieu excep­tion­nel­le­ment en 1917. À titre d’exemple, il suf­fit d’é­vo­quer les grèves les plus récentes, en Bel­gique (début 1959) et en Ita­lie. La revue Socia­lisme ou Bar­ba­rie (n°27, p.7) rap­porte com­ment des ouvriers appar­te­nant à diverses orga­ni­sa­tions syn­di­cales « se regroupent spon­ta­né­ment à la base ». Un jour­na­liste. aper­ce­vant des hommes qui dépavent une rue demande : « Qui a don­né la consigne de dépa­ver ? ». On lui répond que « les chefs on ne les voit pas », dans chaque quar­tier on doit s’or­ga­ni­ser : « Ce soir nous nous sommes réunis à quelques-uns : la tac­tique est simple, on tra­vaille par petits groupes, il y a beau­coup de portes amies qui res­te­ront ouvertes toute la nuit… alors les gen­darmes peuvent cou­rir ». Celui qui a pris la parole pour répondre au jour­na­liste n’exerce aucune fonc­tion syn­di­cale ou poli­tique. D’ailleurs ces mineurs anti­cipent l’ordre de grève des syn­di­cats avec cette jus­ti­fi­ca­tion : « une grève comme celle-ci, ça se pré­pare ». Sur un autre plan, mais dans la même direc­tion, il est utile d’é­vo­quer à ce pro­pos les nom­breuses études récentes des socio­logues sur les « groupes infor­mels ». –. Il y a loin, on le recon­naî­tra peut-être, de cette contex­ture vivante que nous évo­quons à l’i­mage kan­tienne déjà men­tion­née d’une « masse informe » (vapeur) struc­tu­rée par une « avant-garde » (pis­ton); de ce point de vue, peu importe que cette avant-garde soit connue ou inconnue.

Le fer chauf­fé à blanc et la main nue.

À celle de la pré­face, fait écho, vers la fin de l’ou­vrage, une seconde méta­phore : « De même qu’un for­ge­ron ne peut sai­sir de sa main nue un fer chauf­fé à blanc, le pro­lé­ta­riat ne peut, les mains nues, s’emparer du pou­voir : il lui faut une orga­ni­sa­tion appro­priée à cette tache. » (HRR. II,473).

Cette fois, Trots­ky com­mente son image : « Ren­ver­ser l’an­cien pou­voir, c’est une chose. Prendre le pou­voir en main, c’en est une autre. La bour­geoi­sie, dans une révo­lu­tion, peut s’emparer du pou­voir non point parce qu’elle est révo­lu­tion­naire, mais parce qu’elle est la bour­geoi­sie : elle a en main la pro­prié­té, l’ins­truc­tion, la presse, un réseau de points d’ap­pui, une hié­rar­chie d’ins­ti­tu­tions. Il en est autre­ment pour le pro­lé­ta­riat : dépour­vu de pri­vi­lèges sociaux (…) le pro­lé­ta­riat insur­gé ne peut comp­ter que sur son nombre, sur sa cohé­sion, sur ses cadres, sur son état-major. » (HRR. II, 473)

Ici Trots­ky élève à l’u­ni­ver­sa­li­té l’ex­pé­rience russe, comme Freud l’a fait pour les com­plexes des euro­péens de son temps. Marx avait écrit qu’au­cune régime ne dis­pa­raît de la scène avant d’a­voir épui­sé toutes ses pos­si­bi­li­tés ; et, sans doute, les men­ché­viks n’a­vaient pas tel­le­ment tort de nier qu’il fût pos­sible de lut­ter pour la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat dans la Rus­sie arrié­rée où le capi­ta­lisme était encore loin de s’être dépen­sé com­plè­te­ment. On a sou­vent admis que Marx et les men­ché­viks se soient trom­pés « puisque la Révo­lu­tion a réus­si en Rus­sie ». Mais jus­te­ment, elle n’a pas réus­si ; elle a avor­té. – Réa­li­sant, ain­si, la « pro­phé­tie » de Marx. Voir texte cité plus haut – Trots­ky a pro­ba­ble­ment, rai­son de pen­ser que le pro­lé­ta­riat russe de 1917 n’é­tait pas prêt pour l’au­to­ges­tion de la Rus­sie ; mais il a tort d’en conclure qu’il avait besoin des tenailles d’un par­ti et encore moins, uni­ver­sel­le­ment, que tout pro­lé­ta­riat sera tou­jours inca­pable de s’emparer du pou­voir sans l’in­ter­mé­diaire d’un par­ti. Trots­ky passe donc abu­si­ve­ment du fait au droit. Un échec dans le temps ne prouve rien pour un autre temps. Trots­ky semble bien le savoir : « La révo­lu­tion ne devient pos­sible que dans le cas où, dans la com­po­si­tion de la socié­té, il se trouve une NOUVELLE CLASSE capable de prendre la tête de la nation pour résoudre les pro­blèmes posés par l’his­toire. » (HRR. II, 477)

En Rus­sie, la nou­velle classe c’é­tait le par­ti bol­ché­vik bureau­cra­tique qui « tra­vaillait pour lui » – objec­ti­ve­ment quoique incons­ciem­ment – en se tenant en retrait par rap­port à l’ac­tion des masses. Trots­ky l’a noté : « Dans la bureau­cra­tie s’ins­talle inévi­ta­ble­ment l’es­prit conser­va­teur. » (HRR. II, 459) 

La bureau­cra­tie du par­ti ne savait pas exac­te­ment « jus­qu’où il ne fal­lait pas aller trop loin» ; mais elle savait qu’il ne fal­lait pas aller jus­qu’au bout. Au moment oppor­tun, la nou­velle classe bureau­cra­tique a sai­si les mar­rons que le pro­lé­ta­riat avait sor­tis du feu « les mains nues ». La nou­velle classe a volé une révo­lu­tion qu’elle était inca­pable de faire, en fai­sant croire qu’elle est au ser­vice de tous ; qu’elle n’est pas une nou­velle classe. La dupe­rie dure encore. Pour­tant les masses com­mencent à com­prendre qu’elles n’ont fait que chan­ger de maîtres. L’heure vien­dra où elles n’au­ront plus besoin d’un par­ti soi-disant révo­lu­tion­naire ni pour conduire la révo­lu­tion certes, ni pour orga­ni­ser leur vie en com­mun. Alors sera réa­li­sée la condi­tion posée par Marx, en 1864 : « L’é­man­ci­pa­tion des tra­vailleurs sera l’œuvre des tra­vailleurs eux-mêmes ».

Yvon Bour­det

N. D. L. R.

Nous avons vou­lu, une fois n’est pas cou­tume, réser­ver pour la fin de cet article… le « cha­peau » de présentation.

Nous pou­vons main­te­nant révé­ler au lec­teur que l’au­teur de cet article n’est ni un membre des G.A.A.R., ni même un cama­rade se récla­mant de l’anarchisme.

Jus­qu’à pré­sent, nous avions sui­vi cette règle de ne publier dans nos cahiers QUE des articles ou études (en dehors des « clas­siques » de l’a­nar­chisme, bien enten­du) rédi­gés par des mili­tants de notre organisation.

Il a fal­lu le contact ami­cal et régu­lier des lettres pour que Yvon Bour­det nous envoie un jour, à tout hasard, l’é­tude ci-des­sus. L’im­por­tance des ques­tions sou­le­vées, le beau tra­vail accom­pli, nous ont déci­dés à faire une petite entorse à notre habi­tude en publiant cet article, qui revient sur un sujet tou­jours actuel, voire brû­lant : celui du Par­ti (voir Noir et Rouge n°12 nos articles : « Le « Par­ti ouvrier » et les anar­chistes » et « Contre le Parti »).

Nous pro­fi­tons de l’oc­ca­sion qui nous est don­née pour sou­hai­ter une col­la­bo­ra­tion de plus en plus large de nos lecteurs.

N. & R.

La Presse Anarchiste