La Presse Anarchiste

Michel Bakounine et le mouvement révolutionnaire bulgare

« La Russie est, comme on le sait, opprimée par les Alle­mands ; mais le jour où le vieux cri ger­manique se fit enten­dre : « Qui veut mourir avec nous pour la lib­erté de l’Alle­magne ? » un Russe se présen­ta, se jeta aux pre­miers rangs, et pas un patri­ote alle­mand n’y fut avant lui. Quand l’Alle­magne sera l’Alle­magne, ce Russe y aura un autel. »

Michelet

Ces mots du grand his­to­rien Michelet sont applic­a­bles à presque tous les pays d’Eu­rope. Si la puis­sante fig­ure de Michel Bak­ou­nine reste à jamais liée à tant de bar­ri­cades, tant de tri­bunes, tant de pris­ons, est-ce égale­ment vrai pour le peu­ple bul­gare – sinon pour la Bul­gar­ie qui, au milieu du XIXe siè­cle, n’ex­is­tait pas encore ? Ce « petit peu­ple-frère » de Bak­ou­nine ne fig­ure pas à pre­mière vue dans ses grandes préoc­cu­pa­tions révo­lu­tion­naires et inter­na­tionales ; et la Bul­gar­ie est un des rares pays d’Eu­rope où il n’a pas séjourné.

Max Net­lau dans sa biogra­phie de Bak­ou­nine (qui est encore man­u­scrite!) a dû retrou­ver les traces de celui-ci dans le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire bul­gare de l’époque. Ne dis­posant pas de ce texte, nous avons fait notre pro­pre enquête his­torique, cer­taine­ment incom­plète, mais nous espérons qu’un jour le tra­vail immense de Net­lau sor­ti­ra de l’om­bre et fera pleine lumière sur tant d’aspects très peu con­nus de l’ac­tiv­ité de Bakounine.

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Présen­tons briève­ment le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire bul­gare des pre­mières décen­nies de la deux­ième moitié du XIXe siè­cle. Le Peu­ple bul­gare se trou­vait depuis cinq siè­cles sous la dom­i­na­tion turque ; après l’ex­péri­ence des luttes indi­vidu­elles et en petits groupes des Haï­douks, après les efforts pour obtenir une aide de l’ex­térieur, surtout de la Ser­bie et de la Russie, après l’ac­tion héroïque mais sans résul­tat des « tch­eta » (détache­ments d’in­surgés armés le plus sou­vent venant de la Roumanie) et les soulève­ments isolés – l’émi­gra­tion bul­gare cher­chait à cette époque une voie plus effi­cace amenant à la libéra­tion de la Bulgarie.

Dans le même temps Bak­ou­nine, après de longues années passées en prison et en Sibérie (1848–1861), est de nou­veau en Europe, à Genève. Il a lui aus­si enrichi son expéri­ence, mûrit ses idées ; il est devenu une des fig­ures les plus mar­quantes non seule­ment des milieux révo­lu­tion­naires, mais aus­si des organ­i­sa­tions social­istes, pro­lé­tari­ennes, matéri­al­istes, en un mot de l’In­ter­na­tionale et de l’Alliance.

Il n’y a donc rien d’é­ton­nant à ce que les révo­lu­tion­naires bul­gares aient cher­ché à le rencontrer.

Et cette ren­con­tre a effec­tive­ment eu lieu, en juil­let 1869 à Genève, où 3 mem­bres du Comité Cen­tral Révo­lu­tion­naire Bul­gare, Théophile Raïnov, Marko Bal­anov et R St. (que je n’ai pas réus­si à iden­ti­fi­er) arrivent chez Michel Bak­ou­nine, restent chez lui pen­dant 5–6 jours, dis­cu­tent, éla­borent ensem­ble le pro­gramme du B.R.C. (Comité Révo­lu­tion­naire Bul­gare). R. St. part ensuite pour Bucarest avec Ser­gueï Netchaev ; les deux autres vont chez Mazz­i­ni puis par­tent aus­si à Bucarest.

Les liaisons entre Bucarest et Genève ne datent pas, en réal­ité, de l’été 1869. Luben Kar­avelov, le chef de file du Comité bul­gare, est depuis des années en liai­son avec Hertzen, Bak­ou­nine, et Oga­ref, surtout avec le pre­mier, et ce n’est pas par hasard que la délé­ga­tion com­mence sa vis­ite aux révo­lu­tion­naires russ­es par Hertzen – mais ce dernier moins engagé dans la lutte révo­lu­tion­naire ; les dirige directe­ment vers Bak­ou­nine. Plus tard, en 1870, Kar­avelov est en Ital­ie et rend vis­ite à Bak­ou­nine, à Locarno ; leur cor­re­spon­dance se pour­suiv­ra jusqu’en 1872, année où Kar­avelov s’éloigne de l’ac­tiv­ité révo­lu­tion­naire directe ; les dernières années de Bak­ou­nine s’en éloigneront égale­ment un peu.

Le tra­vail de recherche sur tous ces rap­ports, en dehors des dif­fi­cultés de tout tra­vail de ce genre (les révo­lu­tion­naires et les émi­grés ne tien­nent pas beau­coup d’archives), est ren­du plus dif­fi­cile encore par un obsta­cle par­ti­c­uli­er : la Bul­gar­ie enfin libérée (1878) ne suit pas la voie qui cor­re­spondait aux rêves et aux activ­ités des révo­lu­tion­naires, et elle essaye d’ef­fac­er ou de cacher cer­taines de ces activ­ités. Un exem­ple : Zahari Stoïanov, ancien mem­bre du comité de Bucarest, devient prési­dent de la Ière Assem­blée nationale ; en ces deux qual­ités, il exige, « pour des travaux de pub­li­ca­tion » des doc­u­ments de Veliko Popov (ami de Chris­to Botev) et ces doc­u­ments ne voient jamais le jour. Les archives de Kar­avelov, mort quelques années après la libéra­tion en pleine mis­ère à Roussé, vont entière­ment à la Bib­lio­thèque Nationale, mais les régimes tsariste ; fas­ciste, etc… font leur choix et pub­lient ce qui leur plait. Actuelle­ment, sous le régime com­mu­niste, le choix n’est pas le même, mais il est égale­ment loin d’être impartial.

Néan­moins, il existe un cer­tain nom­bre de pub­li­ca­tions qui con­fir­ment cette ren­con­tre de juil­let 1869.

Dans la note n°146 p. 463 de l’édi­tion com­plète des œuvres de Chris­to Botev pub­liées en Bul­gar­ie en 1907, Ivan Klintcharov men­tionne la ren­con­tre des délégués bul­gares et de Bak­ou­nine, ain­si que celle de Mazz­i­ni (i1 par­le, en plus, d’une ren­con­tre avec Garibal­di et Kos­suth). L’a­cadémi­cien sovié­tique Nico­laï Der­javine dans sa pub­li­ca­tion « Chris­to Botev, poète et révo­lu­tion­naire », édi­tion russe, Moscou, 1948, écrit : « Le 1er acte de ce comité (le B.R.C.) a été d’en­voy­er une délé­ga­tion spé­ciale chez Hertzen, Bak­ou­nine, Mazz­i­ni, Garibal­di et Kos­suth pour con­naître leurs opin­ions sur le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire bul­gare (…)» (p.31). Non seule­ment Der­javine répète l’er­reur de Klintcharov en ce qui con­cerne les 2 derniers mais il se trompe aus­si de date : il par­le de mars 1870.

L’his­to­rien russe Evgueni Volkov tra­vail­lant en Bul­gar­ie, donne, dans son « Chris­to Botev », édi­tion de l’A­cadémie de Sofia, en russe, 1930, le réc­it de cette ren­con­tre, réc­it fait par Théophile Raïnov, l’un des mem­bres de la délé­ga­tion, habi­tant Var­na après la libéra­tion, au Dr Parachkev Stoïanov médecin-chirurgien ; pro­fesseur à la Fac­ulté de Sofia (ces recherch­es ont prob­a­ble­ment été faites à la demande de Max Net­lau lui-même, car il est prou­vé qu’il était en rela­tion avec le pro­fesseur – ce réc­it doit donc fig­ur­er dans la biogra­phie de Bakounine).

Voici ce que Volkov rap­porte : « Pen­dant ce temps-là, Kar­avelov se trou­ve à Odessa. Raïnov et R. St. (qui d’après Volkov est un com­merçant de Svichtev) éxé­cu­tent les réso­lu­tions du comité révo­lu­tion­naire de Bucarest, se dirigeant vers l’Eu­rope occi­den­tale pour y ren­con­tr­er Hertzen, Bak­ou­nine, Mazz­i­ni. D’après les indi­ca­tions de Kar­avelov, ils se présen­tent d’abord chez Hertzen à Genève, mais celui-ci leur dit qu’il n’est pas au courant des affaires bul­gares et qu’il sera mieux de s’adress­er à Bak­ou­nine, qui habitait à l’époque rue Mont-Cril­lon à Genève. D’ailleurs son adresse était déjà con­nue d’un cer­tain nom­bre de Bul­gares de Genève, surtout d’un com­merçant de tabac (Bak­ou­nine fumait beau­coup). Michel Bak­ou­nine reçoit la délé­ga­tion bul­gare à bras ouverts : « Chers frères, excusez-moi de ne pas avoir beau­coup pen­sé à vous jusqu’i­ci, mais je vous aime bien ». À cette ‘époque la demeure de Bak­ou­nine à Genève est un « foy­er d’où naît la révo­lu­tion ». Des émi­grés de nom­breux pays la rem­plis­sent, des dis­cus­sions presque inter­minables se pour­suiv­ent, sou­vent très enflam­mées. De temps en temps, la voix pro­fonde de Bak­ou­nine éclate et cou­vre celle des autres. Ser­gueï : Netchaev et Nico­laï Joukovs­ki se trou­vaient en même temps chez Bak­ou­nine. » (Volkov, p.97 et suivantes)

D’après les sou­venirs de Netchaev que Arboré-Ral­li a rap­portés plus tard, le pro­gramme du B.R.C. a presque entière­ment été l’œu­vre de Bak­ou­nine. Il l’écriv­it lui-même, mais comme les Bul­gares ne com­pre­naient pas facile­ment son écri­t­ure, Nico­laï Joukovs­ki le leur avait lu.

Dès le début de la dis­cus­sion, les Bul­gares avaient déclaré que leur peu­ple ne pen­sait pas telle­ment pour l’in­stant au social­isme, car son aspi­ra­tion et son but était surtout d’en finir avec les mas­sacres turcs, et d’ac­quérir la lib­erté ; et aus­si parce que tou­jours d’après Raïnov, une fois la Bul­gar­ie libérée, la sit­u­a­tion économique ne serait pas trop mau­vaise. Bak­ou­nine avait accep­té ce préal­able, et c’est pourquoi la dis­cus­sion fut tout de suite ori­en­tée vers l’or­gan­i­sa­tion de l’in­sur­rec­tion. « Il vous faut d’abord de l’ar­gent, des armes et l’e­sprit de révolte » insis­tait Bak­ou­nine. Pour l’ar­gent, il leur con­seille d’es­say­er de le trou­ver sous forme de fonds cul­turels pour les écoles,les bib­lio­thèques, les jour­naux, etc… Les armes il faut les con­cen­tr­er dans des endroits sûrs à l’in­térieur, dans des posi­tions stratégiques choisies à l’a­vance. Pour l’in­sur­rec­tion il leur con­seille de ne pas dis­pers­er les efforts, de les con­cen­tr­er dans les endroits choi­sis par les insurgés eux-mêmes ; il leur con­seille en pre­mier lieu les for­ti­fi­ca­tions naturelles des Balka­ns, qu’il faut pré­par­er pour qu’elles puis­sent tenir un siège d’au moins six mois ; Bak­ou­nine con­sid­ère ce délai néces­saire pour qu’une aide extérieure puisse leur par­venir et que la con­science de l’Eu­rope impose aus­si une inter­ven­tion. Il leur promet s’ils le deman­dent d’en­voy­er un révo­lu­tion­naire expéri­men­té qui pour­rait les aider du côté technique.

Mais le rôle de Bak­ou­nine ne peut se lim­iter à des con­seils tech­niques : Il est telle­ment pas­sion­né de la révolte que son esprit embrasse entière­ment le prob­lème : « En com­para­nt les sou­venirs de Raïnov et d’Ar­boré-Ral­li, nous pou­vons con­clure que Bak­ou­nine n’a pas su se borner aux détails pra­tiques de l’or­gan­i­sa­tion de l’in­sur­rec­tion. Il a passé en revue, avec les Bul­gares, les ten­dances sociales de cette révo­lu­tion, et il est évi­dent que cha­cun d’eux a indiqué ses préférences ; mais étant don­né que la demande de ren­dez-vous avait été faite par les Bul­gares, Bak­ou­nine n’a pas voulu aller jusqu’au bout de sa pen­sée, du moins dans le sens qu’il avait l’habi­tude d’en­vis­ager chaque révo­lu­tion. » (C’est la con­clu­sion de Volkov, p.105)

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Une copie du texte con­cer­nant le pro­gramme exact du B.R.C. élaboré dans ces entre­tiens reste chez Bak­ou­nine, une autre est emportée par les Bul­gares. Essayons de suiv­re la trace de ces deux documents.

À cette époque Bak­ou­nine a tou­jours fait con­fi­ance en Netchaev (dont il a fait con­nais­sance en mars 1869) et ce dernier gardera l’o­rig­i­nal de ce doc­u­ment pen­dant son séjour en Suisse – plus tard devant la con­duite de Netchaev, surtout après son dernier voy­age en Russie, la rup­ture entre les deux hommes est évi­dente. Après quelques péripéties, le reste des amis de Netchaev se voit obligé de l’ex­pédi­er à Lon­dres mais sans avoir l’idée de retenir la valise qu’il emporte avec lui. À Lon­dres, Netchaev essaie de sor­tir un jour­nal où, entre autres, il attaque vio­lem­ment Bak­ou­nine. Mais très rapi­de­ment il quitte Lon­dres pour Paris. Là, il assiste à la Com­mune de Paris, les doc­u­ments nous man­quent pour savoir com­ment. Puis il se retrou­ve de nou­veau en Suisse, cette fois sans sa valise qui est restée dans un hôtel à Paris en gage de se dettes. C’est son avant-dernier voy­age, peu après les polices suisse et russe l’embarquent pour les pris­ons de St. Péters­bourg. Mais pen­dant ce temps très court, des amis com­muns réus­sis­sent à pren­dre l’adresse de l’hô­tel parisien et la clé de la valise. L’un, Ross, ami de Bak­ou­nine, va à Paris et la récupère. Bak­ou­nine lui-même brûle une cer­taine quan­tité de papiers, le reste est déposé à la fédéra­tion jurassi­enne, prob­a­ble­ment entre les mains de James Guil­laume. Il serait intéres­sant de pou­voir con­tin­uer cette enquête car le texte qui nous intéresse ici pour­rait prob­a­ble­ment être retrouvé.

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Essayons main­tenant de retrou­ver les traces de ce même pro­gramme dans la presse révo­lu­tion­naire de l’époque.

Le jour­nal « Svo­bo­da » (Lib­erté) du 14/10/1870, n°46 pub­lie que « ce texte a été pris dans l’or­gane de la Sec­tion Russe de l’In­ter­na­tionale, Nar­o­d­noe Dielo (œuvre du Peu­ple) d’août 1870 ». Mais dans le n°d’août/septembre 1870 de ce dernier, édité à Genève en russe, le texte de ce pro­gramme est présen­té avec l’ex­pli­ca­tion : « il s’ag­it du pro­gramme du B.R.C. d’août 1870, tra­duc­tion russe, pour une fédéra­tion des slaves du sud ou des peu­ples libres du Danube ». Il s’ag­it évidem­ment tou­jours du même pro­gramme, les deux jour­naux ayant adop­té pour le présen­ter une tac­tique indirecte.

Il est évi­dent que le jour­nal « Nar­o­d­noe Dielo » était en liai­son avec. la presse bul­gare. À cette époque, Bak­ou­nine ne pos­sède pas de jour­nal pro­pre en russe, et bien qu’of­fi­cielle­ment la direc­tion de « Nar­o­d­noe Dielo » soit entre les mains de l’émi­gré russe Out­ine, c’est tou­jours l’opin­ion de Bak­ou­nine et de ses amis qui y est repro­duite pour les ques­tions slaves. Out­ine lui-même appar­tient à l’aile marx­iste de l’In­ter­na­tionale, très fidèle à Marx, ce qui ne l’empêcha pas quelques années plus tard de deman­der la grâce du tsar et de ren­tr­er en Russie.

Nous avons déjà pub­lié (N. & R. n°7/8) l’opin­ion de Marx lui-même sur la libéra­tion des Slaves du sud.

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Nous avons plus haut expliqué l’e­sprit de la dis­cus­sion entre les délégués bul­gares et le groupe de Bak­ou­nine, à Genève, dis­cus­sion où fut élaboré le pro­jet de pro­gramme du B.R.C. Nous avons aus­si souligné que Bak­ou­nine avait accep­té loyale­ment cer­taines con­sid­éra­tions des délégués bul­gares ; mais ce n’é­tait pas le cas de Netchaev qui voulait tou­jours pouss­er à l’ex­trémisme. À la réu­nion du B.R.C. qui eut lieu à Bucarest entre le 10 et le 25 décem­bre 1869 dans un hôtel, ce pro­jet de pro­gramme fut l’ob­jet d’une vio­lente dis­cus­sion. Il n’est pas sans intérêt de soulign­er que pen­dant la même péri­ode, dans le même pays, séjour­nait Netchaev, qui fréquen­tait un cer­tains nom­bre de révo­lu­tion­naires. Pour illus­tr­er l’e­sprit de cette réu­nion, nous don­nerons un extrait de l’é­tude de Volkov :

« Il sem­ble qu’eut lieu dans cette réu­nion la bataille déci­sive entre les par­ti­sans d’un pro­jet pour la con­sti­tu­tion d’un gou­verne­ment bul­gare pro­vi­soire muni de pou­voirs dic­ta­to­ri­aux, ce que Netchaev con­sid­érait comme essen­tiel et les par­ti­sans du pro­jet de Kar­avelov-Bak­ou­nine où étaient exigées des élec­tions et les respon­s­abil­ités directes des élus devant les électeurs y com­pris dans le Comité cen­tral, avec décen­tral­i­sa­tion et démoc­ra­ti­sa­tion. Après de longues dis­cus­sions, les mem­bres de la réu­nion se mirent d’ac­cord pour une solu­tion de com­pro­mis : un comité cen­tral en émi­gra­tion élu et un gou­verne­ment pro­vi­soire mais seule­ment pour l’in­térieur. En ce qui con­cerne les statuts et le texte défini­tif du B.R.C., on avait accep­té qu’ils soient aus­si pro­vi­soires, jusqu’à une nou­velle réu­nion, avec la par­tic­i­pa­tion des délégués des organ­i­sa­tions révo­lu­tion­naires de l’in­térieur, avec si pos­si­ble de larges dis­cus­sions et plébiscites dans les organ­i­sa­tions de base. » (Volkov, p. 127).

D. Stra­chimirov, his­to­rien bul­gare, fait état, dans son tra­vail « Archives de la Renais­sance », tome Ier, p. 84–94, d’un autre pro­jet qui date du 25 mars 1889 ; Vas­sil Lev­s­ki St. Zaï­mov, etc… en sont, d’après lui, les insti­ga­teurs. Il s’ag­it prob­a­ble­ment d’un pro­jet de 1871, plus con­nu sous le nom de « Troïan­s­ka Nared­ba » (direc­tives venues de la ville de Troïan, Bul­gar­ie) adressé « aux hommes qui œuvrent pour la libéra­tion du peu­ple bul­gare » dans lequel on pré­conise ouverte­ment la république démoc­ra­tique comme forme du futur État bulgare.

Ain­si, non seule­ment le pro­jet élaboré à Genève a été cri­tiqué dans un sens ou dans l’autre, mais il est fort prob­a­ble, et logique, qu’il y ait eu plusieurs pro­jets ou du moins plusieurs con­cep­tions pour « après la libéra­tion », car l’émi­gra­tion révo­lu­tion­naire elle-même expri­mait plusieurs tendances.

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Voici main­tenant quelques extraits de ce pro­jet de pro­gramme, pub­lié comme nous l’avons dit dans le jour­nal « Svo­bo­den » n°46 du 14/10/1870 (Luben Kar­avelov en était alors le directeur):

« Il faut net­toy­er notre terre des saletés gou­verne­men­tales et bureau­cra­tiques et garan­tir à notre peu­ple sa lib­erté poli­tique et sociale. Nous voulons voir dans notre patrie un gou­verne­ment élu n’exé­cu­tant que la volon­té du peu­ple lui-même.

Nous utilis­erons con­tre le gou­verne­ment turc les mêmes moyens paci­fiques qui ont été employés. con­tre le clergé grec – nous utilis­erons seule­ment dans les cas extrêmes les armes à feu et le couteau.

Nous désirons for­mer une fédéra­tion des Slaves du sud ou des pays libres du Danube mais en même temps nous voulons avoir entre nous et avec les peu­ples voisins frères les mêmes rap­ports, la même unité qui exis­tent dans la fédéra­tion suisse.

Nous comp­tons nos « tchor­bad­jis » (richards) au nom­bre de nos enne­mis et nous les pour­chas­serons tou­jours et partout. Nous ne voulons pas tra­vailler pour un gou­verne­ment despo­tique même si un tel gou­verne­ment est con­sti­tué de nos pro­pres frères.

Nos alliés naturels devront être seule­ment les peu­ples opprimés et exploités, parce que notre peu­ple est l’un d’en­tre eux. »

Evg. Volkov fait ain­si son pro­pre com­men­taire de ce pro­gramme : « Dans ce texte, surtout en ce qui con­cerne la lutte poli­tique et la lutte religieuse, il existe une nette dif­férence entre Kar­avelov d’un côté et les inter­na­tion­al­istes russ­es, marx­istes et bak­ounin­istes, de l’autre. Mais ce fait ne dimin­ue en rien le fait pri­mor­dial : que ce pro­gramme, tout en exp­ri­mant les con­di­tions spé­ci­fique­ment bul­gares, est en même temps large­ment imprégné des idées fon­da­men­tales de Bak­ou­nine. Il dépasse ain­si dans sa ligne générale la ten­dance Kar­avelov qui, il ne faut pas l’ou­bli­er, était avant tout l’élève de Tch­er­nichevs­ki (démoc­rate et « nar­o­d­ni­ak » russe), et prend la forme d’une procla­ma­tion de révoltés. » (Volkov, p.106)

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Pour com­pléter notre étude sur les rap­ports de Bak­ou­nine avec les révo­lu­tion­naires bul­gares, nous ajouterons encore quelques brefs extraits, cette fois-ci de la cor­re­spon­dance de Bakounine :

« Mon cher Jouk, tu sais par­faite­ment bien com­ment Out­ine a util­isé notre pro­gramme et mon arti­cle dans l’or­gane de la sec­tion russe. En out­re, il faut lui ren­dre cette jus­tice qu’il mar­que ain­si l’ex­is­tence des Russ­es dans l’or­gan­i­sa­tion inter­na­tionale des tra­vailleurs (La Ière Inter­na­tionale) (…) K. Marx a pleine rai­son quand il affirme que la réac­tion ger­manique et les junkers prussiens ne seront élim­inés que quand sera élim­iné en même temps le despo­tisme russe. Il a rai­son aus­si en ce qui con­cerne le panslav­isme qui n’est rien d’autre qu’un despo­tisme masqué, les tsars russ­es ont tou­jours promis la libéra­tion des peu­ples slaves des occu­pants étrangers (…) seule­ment pour les met­tre sous leur pro­pre dom­i­na­tion. Mais il faut soulign­er aus­si que nos frères slaves dans leur nation­al­isme étroit ont pas mal aidé cette pro­pa­gande tsariste.

Con­tre ce mal, il faut men­er une lutte âpre, con­duite bien sûr par les social­istes russ­es, mais aus­si et ce sera beau­coup mieux par la con­sti­tu­tion de sec­tions social­istes non seule­ment russ­es, mais tchèques, polon­ais­es, serbes, bulgares.

Il y avait chez moi un Bul­gare que je con­nais bien, K [[Arboré-Ral­li pré­tend qu’il s’ag­it de Kar­avelov.]], et j’ai par­lé avec lui de ce sujet, mais il est par­ti et depuis je ne sais pas très bien com­ment ça va. J’ai par­lé aus­si au « petit » [[Arboré-Ral­li pense qu’il s’ag­it de Netchaev.]] que tu con­nais bien de ce même sujet. Il faut trou­ver le temps et l’oc­ca­sion de réalis­er cette idée.»”

Let­tre de Bak­ou­nine à N. Joukovs­ki, Locarno, le 17/7/1870. citée par Arboré-Ral­li dans « Michel Bak­ou­nine dans mes sou­venirs » paru dans la revue « Minou­vchi Godi » (Les années passées), Tome 1er, pp. 154–56, oct. 1908.

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« Mon cher Aga, j’ai-lu hier dans « Lib­erté » qu’il y avait des Bul­gares arrêtés à Con­stan­tino­ple. Par­mi eux, il y a Raïs­eff, ce jeune homme sym­pa­thique qui était chez moi à Ner… et qui nous a fourni cer­taines de nos rela­tions avec les Bul­gares. Sais-tu quelque chose de plus sur cette arresta­tion ? Bien à toi. »

Let­tre de Bak­ou­nine à Oga­ref, Locarno, le17/12/1869, Casa del­la Vedonnà Pedrassini.

Cette let­tre a été pub­liée dans ses « Let­tres de Bak­ou­nine à Hertzen et Oga­ref », Genève 1890 L’in­for­ma­tion de « Lib­erté » était en réal­ité incom­plète, il y avait bien des révo­lu­tion­naires bul­gares arrêtés à Con­stan­tino­ple, par exem­ple le Dr Mirkovitch, mais Raïs­eff, prob­a­ble­ment Raïnof, et G. Jivkov ont réus­si à quit­ter la ville avant leur arresta­tion, le 1er pour la Suisse, le 2ème pour Vienne.

Dans le même recueil de let­tres pub­liées par Drago­manov, se trou­ve une autre let­tre, adresse cette fois à Hertzen et datée de 1862, beau­coup plus anci­enne, dans laque­lle Bak­ou­nine insiste pour envoy­er Joukovs­ki, et Keletev à Con­stan­tino­ple pour qu’ils organ­isent par l’in­ter­mé­di­aire d’Odessa et de Galatz la liai­son avec la Russie pour le trans­fert des révo­lu­tion­naires et de la lit­téra­ture révo­lu­tion­naire. Dans cette tâche, Bak­ou­nine leur con­seille d’u­tilis­er l’aide des amis Bul­gares par exem­ple pour se pro­cur­er des passe­ports : « Il faut un mois pour se pro­cur­er les passe­ports turcs indis­pens­ables. Moi je peux le faire par l’in­ter­mé­di­aire de mes cama­rades Bul­gares. » (Let­tre du 10/11/1862, Citée par Drago­manov, p. 91)

L’hiv­er 1862, quand il a écrit cette let­tre, Bak­ou­nine se trou­vait encore à Lon­dres après sa fuite de Sibérie en 1861. Hertzen note que Bak­ou­nine était alors entouré d’émi­grés balka­niques par­mi lesquels il y avait un jeune Bul­gare médecin dans l’ar­mée turque mais ensuite déser­teur et émi­gré (voir la pré­face du tome Ier de l’œu­vre Com­plète de Bak­ou­nine, en russe).

Ces quelques pages sont extraites d’une étude non pub­liée sur Chris­to Botev. Nous pen­sons qu’elles ont un cer­tain intérêt his­torique, et aus­si un intérêt d’ac­tu­al­ité : la lutte des peu­ples oprimés et colonisés pour leur indépen­dance, les recherch­es de voies pour cette lutte et des formes de cette indépendance.

Nous envis­ageons, si nous en avons la pos­si­bil­ité, de com­pléter ces page par l’é­tude des rap­ports que Netchaev eut avec les révo­lu­tion­naires bul­gares, au début par l’in­ter­mé­di­aire de Bak­ou­nine et ensuite directe­ment. Il fau­dra prob­a­ble­ment y ajouter un aperçu sur Netchaev lui-même et sa place dans le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire du siè­cle passé.

Théo Lecon­te