La Presse Anarchiste

Violence, Révolution, Organisation

[(L’ar­ticle paru dans notre der­nier numé­ro a pro­vo­qué l’en­voi d’une lettre du cama­rade Pré­vo­tel, de la FAF. Nous publions celle-ci, sui­vie de notre réponse.)]

Notes sur la vio­lence, ou La vie d’un homme prend fin à sa mort

– S’in­ter­ro­ger sur la vio­lence n’est pas poser un faux pro­blème aux anar­chistes. Entre les deux extrêmes que sont la mise à mort d’une part et la non-vio­lence inté­grale d’autre part, il existe une infi­ni­té de voies. Il s’a­git pour nous de déter­mi­ner jus­qu’à quel degré de vio­lence nous pou­vons aller sans ris­quer de nous éloi­gner du but vers lequel nous vou­lons tendre. Enten­dons-nous bien : il n’est pas ques­tion de minu­ter une insur­rec­tion, de pré­voir avec une règle à cal­cul les moda­li­tés d’un sou­lè­ve­ment popu­laire, mais sur­tout de savoir, tout en pre­nant part à la lutte, si nous mar­quons les évé­ne­ments de notre empreinte ou si nous nous lais­sons pous­ser par eux. À par­tir d’un cer­tain degré de vio­lence une révo­lu­tion vic­to­rieuse sera pour nous une bataille per­due, une de plus. Ce n’est tout de même pas une mas­tur­ba­tion intel­lec­tuelle que de se deman­der où nous allons mettre les pieds. Peut-être un peu pour nous, indi­vi­dus, mais sur­tout pour le but que nous pour­sui­vons. C’est en oubliant pour­quoi on com­bat au milieu de l’en­thou­siasme du com­bat qu’on obtient des suc­cès appa­rents qui ne servent à rien, bien qu’ils coûtent la vie de nom­breux militants.

– Le mythe de la des­truc­tion totale pour pou­voir repar­tir à zéro est jus­te­ment une vue d’in­tel­lec­tuel prêt à tout sacri­fier pour faire triom­pher une théo­rie… même la théo­rie du non-sacrifice.

– Prendre conscience de cette lapa­lis­sade : « Quand on est mort pour un idéal, on ne peut plus le défendre ». On peut rétor­quer : « Si on refuse de don­ner sa vie c’est qu’on est pas tel­le­ment sûr de la jus­tesse de son idéal ». Il est exact que devant ce dilemme la seule preuve véri­table de la sin­cé­ri­té soit la plus stu­pide… à moins que cet idéal soit l’a­mour de la vie.

– La révo­lu­tion n’est pas un but, mais un moyen. Le moyen que nous croyons être le meilleur pour atteindre notre but qui est de per­mettre aux humains de jouir de la vie et d’en avoir conscience. C’est pour cela que toutes les méthodes qui ont pour déno­mi­na­teur com­mun : « On ne fait pas d’o­me­lette sans cas­ser des œufs », doivent être maniées avec la plus grande prudence.

– Il s’a­git de refu­ser de com­battre tout à fait sur le ter­rain de l’ad­ver­saire. Notre action doit être un lien entre l’é­tat actuel que nous com­bat­tons et l’é­tat futur pour lequel nous com­bat­tons. Si nous conti­nuons à vou­loir com­battre uni­que­ment avec les armes de nos adver­saires, même si nous sommes vain­queurs maté­riel­le­ment nous res­te­rons enli­sés, pri­son­niers de notre manque de dis­cer­ne­ment. Pour reprendre quelques expres­sions de Jacques, il s’a­git de savoir « tenir en échec le déploie­ment de la force brute », de ne pas se lais­ser prendre « aux sub­ter­fuges du temps et des cir­cons­tances» ; car lors­qu’on pré­tend que « la vio­lence révo­lu­tion­naire est direc­te­ment pro­por­tion­nelle au degré d’au­to­ri­té d’un État » (ce qui a été le plus sou­vent vrai jus­qu’à nos jours) on avoue qu’elle est cir­cons­tan­cielle et non pas théo­ri­que­ment nécessaire.

– Nous ne pou­vons être par­ti­sans que d’une révo­lu­tion parles hommes et pour les hommes et non par des mys­tiques pour construire une socié­té mystique.

Il est exact que la ter­reur jaco­bine de 1794 n’a pas fait plus de vic­times, en plu­sieurs mois, que la répres­sion de la com­mune de Paris par les Ver­saillais, en une semaine.

Il est exact que les règle­ments de compte de l’é­té 1944 ont fait énor­mé­ment moins de vic­times que les camps de concen­tra­tion nazis. Pour­tant le môme de onze ans que j’é­tais à cette époque a gar­dé un très mau­vais sou­ve­nir des femmes ton­dues, trim­bal­lées. sur les places publiques. De tels paral­lèles ne sont-ils pas une déri­sion ? Je n’ai pour­tant pas peur d’a­vouer que si je me trouve un jour dans des cir­cons­tances com­pa­rables, du côté des vain­queurs, mon réflexe sera de prendre une mitraillette et de tirer dans le tas (si la vio­lence me pré­oc­cupes, c’est aus­si un peu parce que je suis violent par tem­pé­ra­ment). Je ne le ferai cer­tai­ne­ment pas parce que je sais déjà, et j’es­père ne jamais l’ou­blier, que lors­qu’on mitraille une foule stu­pide ce sont ensuite des hommes morts indi­vi­duel­le­ment qu’on ramasse.

– Peut-on affir­mer que nous sommes, nous anar­chistes, dans notre grande majo­ri­té, col­lec­ti­vistes au point de vue éco­no­mique et indi­vi­dua­listes au point de vue moral ? Si oui, nous devons nous pré­oc­cu­per de trou­ver des méthodes tac­tiques qui, à tous moments, quelles que soient les cir­cons­tances exté­rieures, tiennent compte de ces deux aspects appa­rem­ment contra­dic­toires et qui font notre originalité.

Même si les anar­chistes chré­tiens ont répan­du par­mi nous des idées de non-vio­lence tirées d’une cer­taine inter­pré­ta­tion du chris­tia­nisme, il n’empêche qu’un athée puisse ne pas envi­sa­ger d’un cœur réjoui la sup­pres­sion d’un vivant. Un croyant sin­cère qui tue peut être per­sua­der de lais­ser une chance à l’être dont il détruit l’en­ve­loppe phy­sique, puis­qu’il croit à l’im­mor­ta­li­té de l’âme. Un athée, au contraire, est per­sua­dé qu’il met un point final à une vie. Se retran­cher der­rière le fait que nos adver­saires (dans ce cas « nos enne­mis ») sont le plus sou­vent des bour­reaux n’est-ce pas un peu refu­ser de voir les choses en face ?

– À pro­pos du fameux slo­gan : « Vivre libre ou mou­rir ! », que vaut-il mieux : vivre esclave consciem­ment, car on conserve l’es­poir de rede­ve­nir libre un jour, ou se faire tuer ce qui sup­prime auto­ma­ti­que­ment tout espoir de liber­té ? Il est à peu près cer­tain que les deux solu­tion extrêmes ne sont pas bonnes. Il nous faut donc cher­cher une ou plu­sieurs voies les moins mau­vaises qui n’a­bou­tissent pas sur un des deux écueils.

– Il est exact que les pro­blèmes posés par la vie en socié­té sont com­plexes et qu’un excès dans l’a­na­lyse peut faire perdre de vue le prin­ci­pal. Mais le prin­ci­pal n’est-il pas que notre pen­sée et notre action rendent compte de cette com­plexi­té sous peine que l’une soit très incom­plète, l’autre spo­ra­dique et que toutes deux ne par­viennent pas à avoir prise sur les événements ?

– Dès qu’on se réfère aux « grands prin­cipes de la nature » une sirène devrait son­ner ou des pan­cartes devraient jaillir por­tant les mots : « Atten­tion ! Dan­ger de péti­tion de prin­cipe ! » Exemple : « le grand prin­cipe » de la lutte pour la vie (Dar­win) oppo­sé au non moins « grand prin­cipe » de l’en­traide (Kro­pot­kine). Et sur­tout ne pas oublier que l’homme a jus­te­ment la facul­té (même s’il n’en pro­fite pas assez) de s’ac­com­mo­der plus ou moins de ces « grands principes ».

Une des dif­fé­rences les plus impor­tantes entre les socia­listes (ou com­mu­nistes) auto­ri­taires et les socia­listes (ou com­mu­nistes) liber­taires n’est-elle pas que les socia­listes auto­ri­taires ont choi­si de fabri­quer l’homme de leurs rêves mal­gré le maté­riel humain actuel alors que les socia­listes liber­taires ne peuvent pas choi­sir autre chose que de fabri­quer l’homme de leurs rêves par le maté­riel humain actuel ?

M. Pré­vo­tel

Réponse

« Entre les deux extrêmes que sont la mise à mort et la non-vio­lence inté­grale, il existe une infi­ni­té de voies. »

Il était pré­fé­rable de situer le pro­blème dans le cadre du titre-pro­gramme ; ceci en oppo­si­tion à une étude de la vio­lence enten­due comme phé­no­mène iso­lé ; sous peine de som­brer dans une forme d’a­na­lyse – par­fois utile – mais où trop sou­vent l’on s’é­gare dans une forme de spé­cu­la­tion byzan­tine « anar », bien connue.

Il est évident qu’il s’a­git, mora­le­ment, de déter­mi­ner jus­qu’à quel degré de vio­lence nous pou­vons aller, sans ris­quer de nous éloi­gner du bût – les moyens annon­çant la fin – et en fait, échap­per à l’en­gre­nage de la force brute déchaî­née et incon­trô­lable. C’est dire qu’il existe des voies, c’est-à-dire des méthodes de lutte à pré­ci­ser et des mises au point à faire.

Bien se péné­trer que tout pro­blème pos­sède une solu­tion. Sinon il est à repo­ser en essayant de résoudre déjà les contra­dic­tions que ses don­nées peuvent contenir.

J’au­rais dû pré­ci­ser davan­tage que la vio­lence n’est pas uni­que­ment la mise à mort.

« Don­ner sa vie à un idéal » n’est pas la sacri­fier mortellement.

La lapa­lis­sade citée est une idio­tie : pour cer­taines gens, il y a des morts qui se portent très bien (héros, mar­tyrs et autres décé­dés sym­bo­liques ; à l’ex­trême, Dieu est mort, paraît-il!).

Je ne pense pas qu’il doive y avoir un dilemme – tout me paraît pou­voir ou devoir se résoudre ici. Dès l’ins­tant où l’on donne sa vie à un idéal, il ne s’a­git pas de lui don­ner sa mort. Pour cela il est néces­saire d’é­tu­dier et de com­battre avec méthode et dis­cer­ne­ment. Là com­mence le sens pré­cis de la vie d’un véri­table militant.

Ce qu’il faut ce sont des hommes réso­lus et lucides, qui ne se laissent enfer­mer ni chez eux, ni dans les pri­sons, ni dans la mort, et qui savent s’or­ga­ni­ser pour la lutte. (On pour­rait ajou­ter : ni dans les dilemmes, ni dans les contra­dic­tions – fausses la plu­part – issues du capi­tal ou de la reli­gion. Réso­lu­tions pos­sibles par le dépas­se­ment cohé­rent ou la des­truc­tion, mais non par l’ac­cou­tu­mance, l’hy­po­cri­sie deve­nue habi­tude, la subli­ma­tion, la trans­cen­dance, etc. – Mise en cause et affron­te­ment, sur ce ter­rain, pour­raient être les termes de cette volonté).

Quel que soit le degré de conscience que notre pro­pa­gande réus­si­ra à don­ner à un peuple, il res­te­ra toujours..une par­tie de ce peuple qui ne vou­dra ou ne pour­ra pas admettre nos perspectives.

Pour ceux-là, il est indé­niable que nous leur ferons vio­lence, c’est-à-dire, pour le moins, que nous leur impo­se­rons pra­ti­que­ment un milieu nou­veau qui ne convien­dra plus à leur entendement.

Cela est une vio­lence, comme de nos jours est une vio­lence la poli­tique, l’é­co­no­mie et la morale que les régimes actuels font subir à cer­tains. Dans la mesure évi­dem­ment où ils ont conscience de leurs alié­na­tions sur ces trois plans.

Et il y a éga­le­ment l’ac­com­mo­de­ment – comme chez les borgnes ; et l’on sait que chez les aveugles, ceux-ci, sont rois…

Mais ces vio­lences paraissent géné­ra­le­ment mineures dans ce genre de débat. On pense plus par­ti­cu­liè­re­ment à la mise à mort de l’ad­ver­saire. Et c’est là la source notable du scru­pule anarchiste.

Certes cha­cun sait par­mi nous, que tout doit tendre à nous rete­nir de tuer. S’il existe un seul sens du sacré (athée), (il en est d’autres), c’est bien celui du res­pect de la vie. Cepen­dant on doit s’en­tendre. Toute ten­dance révo­lu­tion­naire est et sera tou­jours mino­ri­taire. Droite ou Gauche.

Le pro­blème se noie­ra tou­jours dans le cadre étroit d’une lutte de mino­ri­tés contre mino­ri­tés. Le reste, la majo­ri­té, se meut sui­vant son degré de conscience ou d’in­cons­cience, pous­sée par les besoins ou les néces­si­tés. Le pro­blème se réduit donc (mais pas seule­ment : il faut aug­men­ter la prise de conscience) à l’ex­tinc­tion de la mino­ri­té adverse. Le scru­pule doit ces­ser ici.

Notre adver­saire n’est après tout repré­sen­té que par quelques têtes déli­rantes, repo­sant sur un corps plus ou moins vaste. Ces têtes – cou­pées – sont dif­fi­ci­le­ment rem­pla­çables. L’His­toire nous l’ap­prend de même que la psy­cho­lo­gie du chef, la socio­lo­gie de droite, etc…

L’en­ne­mi est en quête d’un homme capable de la diri­ger. Sans cette tête il est inerte – simple moelle épinière.

C’est son point faible – et sa force brute. Et c’est ici qu’il faut apprendre à frap­per – sans réti­cence. Ce qui implique encore une fois un mou­ve­ment d’hommes réso­lus, lucides et orga­ni­sés. On voit mal des indi­vi­dua­li­tés agir sur ce ter­rain au gré de leurs humeurs ou fantaisies.

« Lors­qu’on mitraille une foule stu­pide, ce sont ensuite des hommes morts indi­vi­duel­le­ment qu’on ramasse. »

Il y a donc une lutte à mener contre la stu­pi­di­té – Par l’en­sei­gne­ment et la propagande.

D’ailleurs, il est peu pro­bable qu’on ait un jour à mitrailler une foule. Plu­tôt des hommes en armes qui auront choi­si de défendre leurs inté­rêts de caste, ou des imbé­ciles, héros ou fana­tiques qui auront déjà choi­si la mort ; de ces gens qui ne dis­cutent pas et tirent à bout por­tant contre tout indi­vi­du dont la saine réflexion repré­sente pour eux l’in­tel­lec­tuel à abattre avant de discuter.

Avec ces gens là on ne peut admettre aucune forme de non-vio­lence ou de tolé­rance. Uti­li­ser le seul lan­gage qu’ils comprennent.

Pour ter­mi­ner, en ce qui concerne la vio­lence comme phé­no­mène iso­lé, c’est – il faut le répé­ter – un faux pro­blème anar­chiste. Le véri­table pro­blème ne peut trou­ver de solu­tion utile et morale que s’il est consi­dé­ré dans la pers­pec­tive de l’ac­tion révo­lu­tion­naire – par­ti­cu­liè­re­ment dans sa phase insurrectionnelle.

Dans cette pers­pec­tive il faut sou­li­gner que l’on ne peut assi­mi­ler l’exé­cu­tion révo­lu­tion­naire à l’as­sas­si­nat légal ou non : pas plus d’ailleurs les mesures de défense de la révo­lu­tion avec la coer­ci­tion des­ti­née à impo­ser aux masses une concep­tion qu’elles réprouvent.

Jacques

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